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Mameha revint en ville le lendemain. Je l’informai que Mère avait décidé de m’adopter. Elle se contenta de hocher la tête, satisfaite. Je m’attendais à plus de joie. Je lui demandai si tout s’était passé comme elle l’espérait.

— Les enchères se sont conclues sur un prix faramineux. Dès que je l’ai appris, j’ai su que Mme Nitta allait t’adopter. Je ne pouvais espérer mieux !

C’est du moins ce qu’elle dit. Mais la vérité, que j’allais découvrir au fil des années, était tout autre. D’une part, les enchères n’avaient pas eu lieu entre Crab et Nobu, mais entre Nobu et le Baron. Mameha dut encaisser le choc. Cela explique sans doute sa froideur à mon égard dans les semaines qui suivirent et le fait qu’elle eût gardé la vérité pour elle.

Nobu participa un certain temps aux enchères. Les premiers jours, il enchérit même avec une certaine agressivité pour mon mizuage. Il renonça quand les enchères atteignirent huit mille yen. Et sans doute pas à cause du prix. Nobu pouvait enchérir contre n’importe qui, s’il le voulait. Le problème, c’était l’intérêt limité qu’il portait à mon mizuage. Certains Japonais, fous de mizuage, consacrent leur temps et leur argent à cette passion. Nobu n’était pas de ces hommes-là. Mameha m’avait dit : un homme ne cultiverait pas une relation avec une fille de quinze ans s’il ne visait pas son mizuage. Ce n’était pas ma conversation qui le retenait, d’après elle. Peut-être. Mais ce n’était pas non plus mon mizuage qui l’attirait.

Quant à Crab, sans doute eût-il préféré se faire seppuku plutôt que de laisser un homme comme Nobu obtenir mon mizuage. Après quelques jours, et à son insu, il enchérit contre un autre que Nobu. La maîtresse de l’Ichiriki s’était bien gardée de le prévenir : elle voulait faire monter les enchères. Aussi lui disait-elle, au téléphone : « J’ai eu des nouvelles d’Osaka, docteur. On vient de faire une offre de cinq mille yen. » Sans doute avait-elle eu des nouvelles d’Osaka, mais pas de l’enchérisseur – la maîtresse de l’Ichiriki n’aimait pas mentir. Crab pensait aussitôt à Nobu, même s’il s’agissait du Baron.

Quant au Baron, il n’ignorait pas l’identité de son adversaire. Mais cela lui importait peu. Il voulait ce mizuage. Quand il réalisa qu’il risquait de ne pas l’emporter, il bouda, comme un petit garçon. Quelques semaines plus tard, une geisha me rapporta une conversation qu’elle avait eue avec lui, à ce moment-là. « Vous savez ce qui m’arrive ? lui avait-il dit. J’essaie d’avoir un mizuage, mais certain docteur me met des bâtons dans les roues. Un homme, un seul, peut explorer cette région intouchée : moi ! Mais comment y arriver ? On dirait que ce docteur ne voit pas que c’est du vrai argent qui est en jeu ! »

Les enchères montèrent, le Baron laissa entendre qu’il allait se retirer. Le chiffre n’était pas loin de pulvériser le record historique. La maîtresse de l’Ichiriki décida de tirer parti de la situation en dupant le Baron, comme elle avait dupé le docteur. Au téléphone, elle l’avertit que « l’autre monsieur » avait fait une offre très élevée. Puis elle ajouta : « Ce n’est pas le genre d’homme à aller au-delà. » D’aucuns pouvaient penser cela, mais pas la maîtresse de l’Ichiriki. Elle savait qu’après l’offre du Baron, si importante fût-elle, le docteur surenchérirait.

Crab paya mon mizuage onze mille cinq cents yen. Record battu à Gion. Et probablement dans tous les autres quartiers de geishas du Japon. À cette époque, une heure du temps d’une geisha coûtait en moyenne quatre yen. Le plus cher des kimonos se vendait mille cinq cents yen. Une telle somme dépassait largement les revenus annuels d’un paysan.

J’avoue ne pas savoir grand-chose de la valeur de l’argent. La plupart des geishas s’enorgueillissent de n’avoir jamais de liquide sur elles et de faire des notes partout. Je vis ainsi, à New York. Je fais mes courses dans des magasins où l’on me connaît. Les vendeuses sont assez aimables pour noter ce que j’achète. On m’envoie les factures à la fin du mois. Mon assistante passe les régler. Je ne pourrais vous dire combien je dépense, ni le prix d’un flacon de parfum. Je ne suis pas très bien placée pour parler d’argent. Cela dit, je vais vous rapporter les propos d’un ami – il sait de quoi il parle : il fut ministre des Finances dans les années soixante, au Japon. L’argent, dit-il, perd souvent de sa valeur d’une année sur l’autre. Aussi le mizuage de Mameha, en 1929, coûta-t-il plus cher que le mien, en 1935, même si on paya mon mizuage onze mille cinq cents yen, et le sien sept ou huit mille.

Toutefois, personne ne se préoccupa de ces nuances quand mon mizuage atteignit ce prix. Pour tout le monde, j’avais battu un nouveau record. Dont je restai détentrice jusqu’en 1951, année du mizuage de Katsumiyo – l’une des plus grandes geishas du siècle. Cependant, pour mon ami le ministre des Finances, ce fut Mameha qui détint le record, et ce jusque dans les années soixante. Quelle que fût la vraie détentrice de ce record – Mameha, Katsumiyo, Mamemitsu, en 1890, ou moi –, Mère ne se tint plus de joie quand elle apprit le montant de la somme.

C’est la raison pour laquelle elle m’adopta, cela va sans dire. L’argent gagné avec mon mizuage fut plus que suffisant pour rembourser mes dettes. Si Mère ne m’avait pas adoptée, une part de cet argent me serait revenue – perspective inenvisageable pour Mère. Quand je devins la fille de l’okiya, ma dette s’annula. En revanche, tous mes profits, présents et à venir, devenaient propriété de l’okiya.

L’adoption eut lieu la semaine suivante. J’avais déjà changé de prénom. Maintenant je changeais de nom. La petite Sakamoto Chiyo, qui vivait dans une maison ivre, sur la falaise, s’appelait désormais Nitta Sayuri.

 

*

*   *

 

Le mizuage compte parmi les moments clefs de la vie d’une geisha. Le mien eut lieu en 1935, début juillet. J’avais quinze ans. La chose commença dans l’après-midi. Le docteur Crab et moi bûmes du saké ensemble, lors d’une cérémonie. Pourquoi une cérémonie ? Parce que Crab resterait un homme important, dans ma vie : celui qui avait procédé à mon mizuage – bien que cela ne lui conférât aucun privilège, entendons-nous. La cérémonie eut lieu à la maison de thé Ichiriki, en présence de Mère, Mameha et Tatie. La maîtresse de l’Ichiriki y assista aussi, ainsi que M. Bekku, mon habilleur – l’habilleur participe toujours aux cérémonies ayant trait aux intérêts de la geisha. J’étais vêtue de la parure classique des apprenties : un kimono noir aux armes de l’okiya, une combinaison rouge, la couleur des débuts en tout genre. Mameha me conseilla d’avoir l’air sévère, ce qui ne fut pas très difficile. J’étais si angoissée, en remontant l’allée de l’Ichiriki !

Après la cérémonie, nous allâmes dîner tous ensemble dans un restaurant, le Kitcho. C’était là aussi un événement solennel. Je parlai peu, et mangeai encore moins. Le docteur Crab devait déjà penser à la suite des événements. Cependant, j’avais rarement vu un homme s’ennuyer autant. Je gardai les yeux baissés durant tout le dîner, pour avoir l’air innocent, mais chaque fois que je lançai un regard à Crab, je voyais qu’il fixait la table à travers ses lunettes, tel un homme en réunion d’affaires.

Le dîner achevé, je pris un rickshaw avec M. Bekku, jusqu’à une très belle auberge, dans le parc du temple Nanzen-ji. M. Bekku était déjà venu, le matin, préparer mes affaires dans une chambre adjacente. Il m’aida à ôter mon kimono et m’en mit un plus simple. Le nœud de l’obi ne nécessitait aucun rembourrage – un rembourrage eût déconcerté le docteur. M. Bekku noua l’obi de façon qu’on puisse le dénouer sans effort. Une fois prête, je tremblai de peur. M. Bekku dut me raccompagner jusque dans ma chambre. Il me dit de m’agenouiller devant la porte, à l’intérieur, où j’attendrais le docteur. Puis il partit. Je fus épouvantée, comme si j’allais subir l’ablation d’un organe vital.

Le docteur Crab ne tarda pas à arriver. Il me demanda de lui commander du saké. Puis il m’annonça son intention de prendre un bain – il y avait une salle de bains dans la chambre. Il dut s’attendre à ce que je l’aide à se déshabiller, car il me lança un drôle de regard. Mais j’avais les mains si froides, je me sentais si maladroite, que j’en aurais sans doute été incapable. Il revint quelques minutes plus tard, vêtu d’un peignoir. Il ouvrit les portes coulissantes qui donnaient sur le jardin. Nous nous assîmes sur notre petit balcon en bois. Nous sirotâmes du saké, écoutâmes les stridulations des criquets, et le ruisseau gargouiller, en contrebas. Je renversai du saké sur mon kimono, mais le docteur ne le remarqua pas. Il ne sembla pas remarquer grand-chose, hormis ce poisson, qui bondit au-dessus de l’étang, et qu’il me montra du doigt, comme s’il n’avait jamais rien vu de tel.

Pendant que nous étions sur le balcon, une servante vint disposer nos futons sur le sol, côte à côte.

Le docteur retourna dans la chambre, me laissant sur le balcon. Je m’assis de façon à pouvoir l’espionner du coin de l’œil. Il sortit deux serviettes blanches de sa valise, les posa sur la table. Il les poussa d’un côté, puis de l’autre, jusqu’à ce qu’elles soient parfaitement alignées. Il répéta l’opération avec les oreillers, sur l’un des futons. Après quoi il se planta devant la fenêtre. Il attendait que je me lève, et que je le suive.

Il défit mon obi et me demanda de m’allonger confortablement sur l’un des futons. J’éprouvai un tel effroi, un tel sentiment d’étrangeté ! Comment aurais-je pu me sentir confortablement installée ? Je m’allongeai sur le dos, glissai un oreiller sous mon cou. Le docteur ouvrit mon kimono. Il prit tout son temps pour défaire les multiples cordonnets des autres vêtements que je portais. Ce faisant il passait ses mains sur mes jambes – pour m’aider à me détendre, sans doute. Ce rituel dura un certain temps. Il finit par prendre les deux serviettes qu’il avait posées sur la table. Il me dit de soulever le bassin. Il les plaça sous mes fesses.

— Ça va absorber le sang, me dit-il.

Il y a toujours du sang, lors d’un mizuage, mais personne ne m’avait expliqué pourquoi. Sans doute aurais-je dû rester tranquille, voire remercier le docteur d’avoir pensé à apporter des serviettes, mais je m’écriai, d’une voix un peu grinçante, car j’avais la gorge sèche : « Quel sang ? » Le docteur Crab m’expliqua que l’hymen – je n’avais aucune idée de ce que cela pouvait être – saignait au moment où il se déchirait. Il me donna quelques autres explications. Tout cela dut m’inquiéter : je me redressai légèrement sur mon futon. Crab appuya doucement sur mon épaule pour me remettre en position allongée.

Une conversation de ce genre devrait suffire à tuer le désir d’un homme. Mais Crab n’en fut pas affecté. Il finit son explication, puis il me déclara :

— C’est la deuxième fois que je vais recueillir ton sang. Tu veux que je te montre ?

Le docteur était arrivé avec un sac de voyage en cuir et une petite mallette en bois. Il se dirigea vers la penderie, plongea la main dans la poche de son pantalon, rangé dans la penderie. Il en sortit un anneau, avec une clé. Il tourna cette clé dans la serrure de la mallette. Il posa la mallette sur le futon, et l’ouvrit, tel un démarcheur présentant ses produits. À l’intérieur, de chaque côté, de petites étagères avec des fioles en verre. Ces flacons étaient fermés par des bouchons en liège et fixés avec des lanières. Sur l’étagère du bas, de petits instruments : ciseaux et pinces fines. Ces fioles – il y en avait une cinquantaine – contenaient toutes quelque chose. Je n’aurais su dire quoi. Sur l’étagère du haut, à droite, deux flacons vides. Le docteur alla chercher la lampe, sur la table. Les fioles portaient des étiquettes. Sur chaque étiquette figurait le nom d’une geisha. Je vis le nom de Mameha, et celui de la grande Mamekichi. D’autres noms m’étaient familiers – parmi eux, celui de Korin, l’amie d’Hatsumomo.

— Celle-là est pour toi, dit le docteur, en enlevant l’une des fioles.

Il avait mal calligraphié mon nom – il n’avait pas utilisé le caractère correct pour le « ri » de Sayuri. À l’intérieur de l’éprouvette, une chose toute ratatinée, telle une prune salée, de couleur marron. Le docteur ôta le bouchon et utilisa une pince pour la retirer.

— C’est un morceau de coton imprégné de ton sang, dit-il. Ça date du jour où tu t’es coupé la cuisse. Habituellement, je ne garde pas le sang de mes patients, mais tu m’as… tu m’as beaucoup plu. Après avoir recueilli ce sang, j’ai décidé d’avoir ton mizuage. Tu seras pour moi un spécimen rare, dont j’aurai recueilli le sang une première fois, suite à une blessure, puis une seconde fois, lors de ton mizuage.

Je cachai mon dégoût, comme le docteur me montrait plusieurs autres fioles, dont celle de Mameha. Elle contenait un morceau de tissu blanc rigidifié, maculé d’une tache rouille. Le docteur Crab semblait trouver tous ces échantillons fascinants, quant à moi… Je les observais par politesse, mais dès que le docteur ne regardait pas, je détournais les yeux.

Crab referma sa mallette, l’éloigna du futon. Il enleva ses lunettes, plia les branches, posa les lunettes sur la table. Je craignis que le moment ne fût venu. Crab écarta mes cuisses, s’agenouilla entre elles. Mon cœur battait à une vitesse folle. Le docteur dénoua la ceinture de son peignoir. Je fermai les yeux. Je faillis me mettre une main sur la bouche, mais je me ravisai, craignant de faire mauvaise impression. Je reposai doucement ma main près de ma tête.

Les mains de Crab s’insinuèrent en moi. Ce fut aussi déplaisant qu’avec le jeune docteur à cheveux gris, quelques semaines plus tôt. Crab se pencha sur moi. Je m’efforçai de créer une barrière mentale entre nous, mais cela ne m’empêcha pas de sentir son « anguille » buter contre ma cuisse. La lampe était restée allumée. Je fixai les ombres, au plafond, cherchai une forme évocatrice qui me permît de m’évader en pensée. Le docteur poussa si fort ! Ma tête recula sur l’oreiller ! Ne sachant quoi faire de mes mains, je saisis l’oreiller et serrai les paupières. Je sentis qu’on s’agitait au-dessus de moi, et en moi. Je dus beaucoup saigner : il y avait une odeur de fer dans l’air. Le docteur avait payé très cher ce privilège, me rappelai-je. J’espérai qu’il appréciait la chose davantage que moi. J’avais l’impression qu’on avait frotté une lime sur l’entrée de ma caverne jusqu’à ce que je saigne.

L’anguille solitaire dut finalement marquer son territoire : le docteur retomba sur moi, en sueur. Cette promiscuité me déplut. Je feignis d’avoir du mal à respirer, dans l’espoir qu’il se dégagerait. Il resta un long moment sur moi. Puis il se releva, s’agenouilla, et fut à nouveau d’une efficacité remarquable. Il s’essuya avec une serviette. Il noua la ceinture de son peignoir, mit ses lunettes, sans remarquer une petite tache de sang, sur l’un des verres. Il épongea l’intérieur de mes cuisses avec une serviette et des morceaux de coton, comme à l’hôpital. Pour moi, le pire était passé. J’étais allongée là, les jambes écartées. Malgré tout, j’éprouvai une espèce de fascination à regarder le docteur ouvrir sa mallette et sortir ses ciseaux. Il coupa un morceau de serviette tachée de sang, sous mes cuisses, le fourra dans la fiole portant mon nom, avec un morceau de coton encore humide et rouge. Puis il s’inclina vers moi et dit : « Merci beaucoup. » Je pouvais difficilement lui rendre son salut, allongée sur le futon. Mais cela importa peu : le docteur se leva d’un bond et fonça dans la salle de bains.

L’anxiété avait accéléré mon rythme cardiaque. C’était fini, je respirais à nouveau normalement. Je devais ressembler à une malade qu’on vient d’opérer, mais j’éprouvais un tel soulagement ! Je souris. Cette entreprise avait quelque chose de ridicule. Plus j’y pensais, plus je trouvais ça drôle. Je ris – en sourdine –, le docteur étant dans la pièce d’à côté. Penser qu’un avenir différent s’ouvrait à moi, uniquement à cause de ça ! J’imaginai la maîtresse de l’Ichiriki téléphonant à Nobu, au Baron, comme les enchères montaient, je pensai à l’argent dépensé, au mal qu’on s’était donné. Avec Nobu, la chose m’eût paru étrange : je commençais à le considérer comme un ami. Je ne voulais même pas imaginer comment ça aurait pu se passer avec le Baron.

Pendant que le docteur était dans son bain, je frappai à la porte de M. Bekku. Une servante vint changer les draps. M. Bekku m’aida à mettre une chemise de nuit. Plus tard, quand Crab se fut endormi, je me levai et pris un bain, en catimini. Mameha m’avait conseillé de rester éveillée toute la nuit, au cas où le docteur se réveillerait et aurait besoin de quelque chose. Je m’efforçai de ne pas m’endormir, mais je ne pus m’empêcher de m’assoupir de temps à autre. Je réussis à me réveiller tôt et à avoir l’air présentable avant que le docteur ne me voie.

Après le petit déjeuner, j’accompagnai Crab à la porte de l’auberge, je l’aidai à mettre ses chaussures. Juste avant de sortir, il me remercia pour cette soirée et me donna un petit paquet. Était-ce un joyau, ou un morceau de la serviette sanglante ? Je retournai dans la chambre, rassemblai tout mon courage pour l’ouvrir. C’était un paquet de plantes médicinales chinoises. Je n’en vis pas l’utilité. J’en parlai à M. Bekku. Il me dit de préparer une tisane avec, tous les jours, pour éviter d’être enceinte. « Fais attention de ne pas gâcher ces plantes, dit-il, elles coûtent très cher. Mais ne fais pas trop attention. Elles coûtent tout de même moins cher qu’un avortement. »

 

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C’est étrange, et difficile à expliquer, mais je ne vis plus les choses de la même façon, après mon mizuage. Pumpkin, qui n’était pas encore passée par là, me parut soudain inexpérimentée, infantile, bien qu’elle fût plus âgée que moi. Mère, Tatie, Hatsumomo et Mameha, avaient toutes connu la chose. J’eus soudain une conscience très vive d’avoir cela en commun avec elles. Après le mizuage, une apprentie est coiffée différemment. Elle porte un ruban rouge à la base de son chignon bilobé, et non plus un tissu imprimé entre les deux lobes. Pendant plusieurs semaines, une chose m’obséda : la couleur des rubans, dans les cheveux des apprenties. Je ne m’intéressais plus qu’à ça – j’observais les filles dans la rue, dans les couloirs de l’école. J’éprouvai un respect tout neuf pour celles qui avaient connu l’expérience du mizuage. Je me sentis affranchie, par rapport aux apprenties toujours vierges.

Toutes les apprenties se sentent différentes, après leur mizuage, j’en suis certaine. Pour moi, les choses allèrent au-delà. Ma vie quotidienne changea. En effet, Mère me vit avec d’autres yeux. Elle était de ces gens qui ne s’intéressent aux choses qu’en fonction de leur prix. Dans la rue, son esprit devait se transformer en boulier : « Voilà la petite Yukiyo ! Ses sottises ont coûté cent yen à sa grande sœur, l’année dernière ! Et voilà Ichimitsu. Elle doit être contente, son danna la paie des sommes folles. » Si Mère marchait au bord de la rivière Shirakawa par une belle journée de printemps, remarquait-elle les branches des arbres effleurant la surface de l’eau ? Non. À moins qu’elle n’ait l’intention de vendre du bois de cerisier !

Avant mon mizuage, Mère ne se souciait pas qu’Hatsumomo gênât mes progrès de geisha. Voyant que je pouvais désormais lui rapporter beaucoup d’argent, elle mit un terme aux intrigues d’Hatsumomo sans que j’aie besoin d’intervenir. J’ignore comment elle procéda. Sans doute lui dit-elle : « Hatsumomo, si tes agissements mettent Sayuri dans l’embarras, ou se soldent par un manque à gagner pour l’okiya, c’est toi qui paieras ! »

Depuis que ma mère était tombée malade, ma vie avait été difficile. Mais à présent, et pour un temps, les choses s’arrangèrent. J’étais souvent fatiguée, j’éprouvais des déceptions. En fait, j’étais presque constamment fatiguée. Les femmes qui gagnent leur vie à Gion ont rarement l’occasion de se détendre. Cependant, quel soulagement de ne plus avoir à craindre Hatsumomo ! À l’okiya, la vie était presque plaisante. En tant que fille adoptive, je mangeais quand je voulais. Je choisissais mon kimono la première – je n’attendais plus que Pumpkin ait choisi le sien. Dès que j’avais décidé du kimono que l’allais porter, Tatie le cousait à la bonne largeur, puis faufilait le col sur la combinaison – et cela avant même de s’occuper d’Hatsumomo. Les regards de haine et de ressentiment que me lançait mon ennemie m’indifféraient. Mais chaque fois que Pumpkin semblait préoccupée, ou détournait les yeux en me croisant, dans l’okiya, cela me blessait. J’avais toujours pensé que dans d’autres circonstances notre amitié se fût soudée. Je ne le pensais plus.

 

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Après mon mizuage, le docteur Crab sortit quasiment de ma vie. Je dis quasiment, car il m’arrivait de tomber sur lui dans une fête, même si nous ne fréquentions plus le Shirae, Mameha et moi. En revanche, je ne revis jamais le Baron. Je ne savais toujours pas le rôle exact qu’il avait joué dans l’affaire de mon mizuage, mais je comprenais pourquoi Mameha préférait ne pas nous remettre en présence. Ma gêne à l’égard du Baron n’aurait sans doute d’égale que celle de Mameha à mon endroit. Ni Crab, ni le Baron ne me manquèrent.

Cela dit, il y avait un homme que j’avais très envie de revoir – le président, vous l’avez deviné. Il était resté en dehors des visées de Mameha. Il n’y avait donc aucune raison pour que ma relation avec lui ne change, ou ne s’achève après mon mizuage. Je fus tout de même soulagée d’apprendre, trois semaines plus tard, qu’Iwamura Electric avait téléphoné et requis ma présence lors d’une soirée. En arrivant, ce soir-là, je trouvai le président et Nobu. Dans le passé, je me serais sans doute assise à côté de Nobu. Mais puisque Mère m’avait adoptée, je n’étais plus obligée de considérer cet homme comme mon sauveur. Il se trouva qu’il y avait une place de libre à côté du président. Je m’y assis, le cœur battant. Le président se montra très cordial. Je lui servis du saké. Avant de boire, il leva sa tasse pour me remercier. Cependant, il ne m’accorda pas un seul regard de la soirée. Nobu, en revanche, me toisait d’un air mauvais chaque fois que je tournais la tête vers lui. Je connaissais cette sensation de manque. Aussi allai-je bientôt m’asseoir à côté de lui. Je veillai à ne plus l’ignorer par la suite.

Un mois plus tard, je dis à Nobu, dans une réception, que j’allais faire une apparition dans un festival, à Hiroshima, cela grâce à Mameha. Je n’étais pas certaine qu’il m’eût écoutée, mais le lendemain, en rentrant de l’école, je trouvai dans ma chambre une nouvelle malle de voyage en bois – cadeau de Nobu. Cette malle était bien plus belle que celle que j’avais empruntée à Tatie pour me rendre à la réception du Baron, à Hakone. Et j’avais pensé évincer Nobu parce qu’il ne jouait plus aucun rôle dans la stratégie de Mameha ! Je me sentis honteuse, et lui écrivis une lettre de remerciement. J’étais impatiente de lui dire ma gratitude, lui assurai-je, ce que je ferai dès la semaine suivante, lors de la réception organisée par Iwamura Electric.

Mais il se passa une chose des plus étranges. Quelques heures avant la fête, je reçus un message m’informant que l’on n’aurait pas besoin de moi, finalement. Yoko, qui répondait au téléphone, dans notre okiya, pensa que la fête avait été annulée. Quoi qu’il en soit, je devais aller à l’Ichiriki, ce soir-là, ma présence ayant été requise lors d’une autre réception. Juste au moment où je m’agenouillais devant la porte, la porte d’un salon s’ouvrit, un peu plus loin. Parut une jeune geisha nommée Katsue. Avant qu’elle ne referme la porte, il me sembla entendre le rire du président. Cela me déconcerta. Je me relevai et rattrapai Katsue avant qu’elle ne quitte la maison de thé.

— Excusez-moi de vous importuner, dis-je, mais ne sortez-vous pas de la fête donnée par Iwamura Electric ?

— Oui, et on s’amuse bien ! Il y a au moins vingt-cinq geishas et près de cinquante hommes…

— Le… président Iwamura et Nobu-san sont là ? m’enquis-je.

— Pas Nobu, non. Il est malade depuis ce matin. Il va regretter de n’avoir pu venir. Mais le président est là ; pourquoi me demandez-vous ça ?

Je trouvai une réponse – je ne sais plus quoi. Katsue s’en fut.

Jusqu’à présent, j’avais cru que le président appréciait ma compagnie autant que Nobu. Subitement je me demandai si tout cela n’avait été qu’une illusion. Et si Nobu était le seul qui s’intéressât à moi ?