19

En l’espace d’un mois, j’avais revu le président, j’avais rencontré Nobu, le docteur Crab, et Uchida Kosaburo. Je me sentais comme le criquet qui avait réussi à sortir de sa cage d’osier. Pour la première fois depuis des années, je me couchais le soir sans me dire : dans l’histoire de Gion, tu ne seras qu’une goutte de thé tombée sur un tatami. Je ne devinais toujours pas la stratégie de Mameha. Je ne voyais pas comment ses manœuvres feraient de moi une geisha recherchée, ni en quoi le succès me remettrait en contact avec le président. Mais, chaque soir, je m’endormais avec son mouchoir pressé contre ma joue, revivant encore et encore ma rencontre avec lui. J’étais comme la cloche d’un temple dont le son résonne longtemps après qu’on l’eut frappée.

Plusieurs semaines s’écoulèrent sans nouvelles d’aucun de ces hommes. Mameha et moi commencions à nous interroger. Puis un matin, une secrétaire d’Iwamura Electric téléphona pour m’inviter à une réception le soir même. Cette nouvelle ravit Mameha : elle pensait que l’invitation venait de Nobu. J’étais ravie pour une autre raison : je souhaitais ardemment que l’invitation vînt du président. Plus tard ce jour-là, en présence d’Hatsumomo, je prévins Tatie que j’allais passer la soirée avec Nobu. Je lui demandai de m’aider à choisir un kimono. À mon grand étonnement, Hatsumomo vint choisir le kimono avec nous. Un étranger aurait pu nous prendre pour les membres d’une famille unie. Pas un instant, Hatsumomo n’eut une attitude méprisante, ni ne fit de commentaires sarcastiques. Elle se révéla être de bon conseil. Tatie fut aussi surprise que moi. Nous arrêtâmes notre choix sur un kimono d’un vert poudreux, avec un motif de feuilles vermillon et argentées, et un obi gris, veiné de fils dorés. Hatsumomo promit de passer nous saluer, Nobu et moi.

Ce soir-là, je m’agenouillai devant la porte de ce salon, à l’Ichiriki, en songeant que ma vie entière m’avait conduite vers cet instant. J’entendais des rires assourdis, je me demandai si le président se trouvait parmi ces gens. J’ouvris la porte et je le vis, en bout de table. Nobu me tournait le dos. Le président souriait. Un si beau sourire ! Je dus me retenir pour ne pas lui sourire à mon tour. Je saluai Mameha, les autres geishas, et enfin les six hommes présents. Je me relevai et j’allai m’asseoir à côté de Nobu. Je dus m’installer trop près de lui, car il frappa sa tasse de saké sur la table, agacé, et s’éloigna de moi. Je m’excusai. Il m’ignora. Mameha fronça les sourcils. Je fus mal à l’aise toute la soirée. Après coup, Mameha me dit :

— Nobu s’irrite facilement. Fais plus attention à l’avenir. Évite de l’agacer.

— Pardonnez-moi, madame. Apparemment, je ne lui plais pas autant que vous le pensiez…

— Oh, tu lui plais ! S’il n’appréciait pas ta compagnie, tu aurais quitté cette soirée en pleurs. Il a parfois l’air aussi aimable qu’une porte de prison, mais c’est un homme gentil, à sa façon. Tu auras l’occasion de t’en apercevoir.

 

*

*   *

 

Iwamura Electric m’invita à nouveau à l’Ichiriki cette semaine-là. Puis de nombreuses fois dans les semaines qui suivirent – et pas toujours avec Mameha. Elle me conseilla de ne pas m’attarder, de ne pas lasser. Aussi saluai-je et me retirai-je au bout d’une heure, comme si l’on m’attendait dans une autre fête. Souvent, quand je me préparais pour ces soirées, Hatsumomo laissait entendre qu’elle pourrait passer, mais elle ne se montrait jamais. Puis un après-midi, alors que je n’y songeais plus, elle m’informa qu’elle avait du temps libre ce soir-là, et qu’elle allait venir.

Cela me rendit un peu nerveuse, vous l’imaginez. Mais la situation fut encore plus pénible quand j’arrivai à l’Ichiriki pour m’apercevoir que Nobu était absent. Je n’avais jamais assisté à une fête avec si peu d’invités – deux geishas et quatre hommes. Et si Hatsumomo survenait et me trouvait parlant au président en l’absence de Nobu ? J’hésitais toujours sur l’attitude à adopter, quand la porte s’ouvrit. Hatsumomo était agenouillée à l’entrée.

Ma seule parade, pensai-je, était de feindre l’ennui. Cela m’aurait peut-être sauvée, ce soir-là, mais par chance, Nobu surgit quelques minutes plus tard. Le sourire d’Hatsumomo se fit plus franc quand Nobu entra dans la pièce. Ses lèvres évoquèrent pour moi deux grosses gouttes de sang se gonflant à l’orée d’une blessure. Nobu s’installa à table. Aussitôt Hatsumomo suggéra, sur un ton presque maternel, que je lui serve du saké. J’allai m’installer près de lui, m’efforçai de paraître enchantée. Chaque fois qu’il riait, par exemple, je tournais la tête vers lui, comme si je ne pouvais m’en empêcher. Hatsumomo jubilait. Elle n’avait même plus conscience de tous ces regards d’hommes fixés sur elle. Sans doute avait-elle trop l’habitude d’être admirée. Elle était d’une beauté envoûtante ce soir-là, comme toujours. Le jeune homme, au bout de la table, ne faisait que fumer des cigarettes et la regarder. Même le président lui jetait un coup d’œil de temps à autre. Je finis par m’interroger. La beauté aveuglait-elle les hommes au point qu’ils puissent se sentir bénis par le sort de partager la vie d’un démon, pourvu que ce fût un beau démon ? J’imaginai le président arrivant dans notre okiya, un soir, très tard, pour retrouver Hatsumomo. Il aurait un feutre à la main et il me sourirait, comme je déboutonnerais son manteau. Je ne pouvais croire qu’il serait fasciné par la beauté d’Hatsumomo au point d’en oublier sa cruauté. Mais une chose était sûre : si Hatsumomo devinait mes sentiments pour lui, elle pourrait tenter de le séduire, uniquement pour me faire souffrir.

Il me parut soudain urgent qu’Hatsumomo quitte cette soirée. Je savais qu’elle était venue pour observer « l’évolution de la situation », comme elle disait. Aussi décidai-je de lui donner satisfaction. J’effleurai mon cou, mes cheveux, comme si je m’inquiétais de mon apparence. Mes doigts passèrent sur l’un de mes ornements par inadvertance. Cela me donna une idée. J’attendis qu’on fasse une plaisanterie. Je ris, j’arrangeai mes cheveux. Ce faisant, je me penchai vers Nobu. Arranger mes cheveux pouvait paraître curieux, vu qu’ils étaient collés par la cire. Toutefois, j’avais un plan : déloger l’un de mes ornements – des fleurs en soie jaune et orange – et le laisser tomber sur les genoux de Nobu. Le support en bois de l’ornement était fiché plus profondément que je ne pensais dans mon chignon. Je finis par l’en extirper. Les fleurs en soie rebondirent contre la poitrine de Nobu, elles tombèrent sur le tatami, entre ses jambes. Les invités s’en aperçurent. Personne ne sut quoi faire. J’avais pensé ramasser mon ornement, telle une petite fille rougissante, mais je ne pus me résoudre à plonger la main entre les cuisses de Nobu.

Il ramassa l’ornement, le fit lentement tourner sur lui-même, en le tenant par son support en bois.

— Trouvez la servante qui m’a accompagné ici, me déclara-t-il. Dites-lui que je veux le paquet que j’ai apporté.

Je fis ce que Nobu me demandait. À mon retour, ils étaient tous dans l’expectative. Nobu avait toujours ma barrette à la main, les fleurs en soie pendaient au-dessus de la table. Je lui tendis le paquet. Il ne le prit pas.

— Je voulais vous le donner plus tard, au moment où vous partiriez, expliqua-t-il. Mais il semble que je doive vous le donner maintenant.

Il désigna le paquet d’un hochement de tête, me signifiant de l’ouvrir.

C’était très gênant – tout le monde me regardait. Je défis le papier. À l’intérieur, une petite boîte en bois, dans laquelle je trouvai un joli peigne, sur un lit de satin. Cet ornement en demi-lune était rouge vif, avec des fleurs peintes de plusieurs couleurs.

— C’est un peigne ancien, dit Nobu. Je l’ai acheté avant-hier.

Le président regardait, mélancolique, le peigne posé sur la table, dans sa boîte. Il finit par s’éclaircir la voix et par dire, d’un ton étrangement triste :

— Je ne vous savais pas si sentimental, Nobu-san.

Hatsumomo se leva de table. Je me crus enfin débarrassée d’elle, mais à ma grande surprise, elle vint s’agenouiller à côté de moi. Je ne savais trop que penser de cette attitude, jusqu’à ce qu’elle retire le peigne de la boîte et le pique dans ma coiffure, à la base de mon gros chignon bilobé. Elle tendit la main. Nobu lui donna l’ornement avec les fleurs de soie, qu’elle remit dans ma coiffure, telle une mère s’occupant de son bébé.

Je la remerciai d’une légère inclination de la tête.

— N’est-elle pas adorable ? s’exclama-t-elle, s’adressant à Nobu.

Elle eut un soupir théâtral, comme si nous vivions là des moments d’un romantisme exacerbé. Puis elle quitta la réception, comme je l’espérais.

 

*

*    *

 

Il va sans dire que les hommes peuvent être aussi différents les uns des autres que les buissons qui fleurissent à diverses époques de l’année. Si Nobu et le président semblèrent s’intéresser à moi dans les semaines qui suivirent le tournoi de sumo, le docteur Crab et Uchida ne donnèrent aucune nouvelle pendant plusieurs mois. Mameha ne transigea pas : nous attendrions qu’ils nous sollicitent. Pas question de trouver un prétexte pour les revoir. Mais à terme, Mameha elle-même ne put supporter ce suspens : un après-midi, elle alla s’enquérir d’Uchida.

Peu après notre visite, le chat d’Uchida s’était fait mordre par un blaireau. Il était mort quelques jours plus tard d’une infection. Uchida avait à nouveau sombré dans l’alcool. Mameha lui rendit visite plusieurs jours de suite pour lui remonter le moral. Dès qu’il retrouva une part de son entrain, ma grande sœur me vêtit d’un kimono bleu glacier, avec des rubans multicolores brodés dans le bas. Elle me fit un maquillage léger, de style occidental, pour « accentuer le relief du visage », précisa-t-elle. Puis elle m’envoya chez lui avec un chaton blanc. Cet adorable petit chat lui avait coûté une fortune. Je le trouvai adorable, mais Uchida n’en fit pas grand cas. Il resta assis à me regarder, à plisser les yeux, à pencher la tête d’un côté, puis de l’autre. Quelques jours plus tard, il émit le désir que je pose pour lui, dans son atelier. Mameha me mit en garde : je ne devais pas lui parler. Elle m’envoya chez Uchida avec sa servante, Tatsumi, qui passa l’après-midi à somnoler dans un coin plein de courants d’air. Uchida me demandait de me placer à tel endroit, mélangeait frénétiquement ses encres, peignait deux minutes, puis me faisait changer de place.

Peut-être irez-vous au Japon et verrez-vous les œuvres d’Uchida dans la période où je posai pour lui, notamment l’une des rares peintures à l’huile qui nous reste de cet artiste – elle se trouve dans la salle de conférences de la Sumitomo Bank, à Osaka. Sans doute penserez-vous que ce fut une expérience exaltante d’être son modèle. En réalité, il n’y avait rien de plus ennuyeux. La plupart du temps, je demeurais assise dans une position inconfortable une heure durant. J’avais soif. Uchida ne m’offrait jamais rien à boire. Lorsque j’apportais mon thé dans un pot scellé, le peintre le mettait dans un coin de l’atelier, pour ne pas l’avoir dans son champ de vision. Je respectais les instructions de Mameha : je m’efforçais de me taire.

Ce fameux après-midi de la mi-février, j’aurais sans doute mieux fait de m’exprimer. Uchida, assis devant moi, me fixait tout en mâchonnant son grain de beauté. Il y avait plusieurs bâtons d’encre à côté de lui, et une pierre à encrer avec un fond d’eau, dont la surface ne cessait de geler. Uchida tournait ses bâtons dans l’eau, pour obtenir le gris bleuté qu’il désirait, sans jamais y arriver. Il sortait jeter l’encre sur la neige. Cela dura tout l’après-midi. Sa colère grandit, il finit par me chasser. Je n’eus aucune nouvelle de lui pendant deux semaines. Puis j’appris qu’il avait à nouveau sombré dans l’alcool. Mameha me le reprocha.

 

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Quant au docteur Crab, il avait promis de nous voir à la maison de thé Shirae, Mameha et moi. Six semaines plus tard, il ne s’était toujours pas montré. Mameha commença à s’inquiéter. Je ne savais toujours rien de sa stratégie pour nous débarrasser d’Hatsumomo, sauf qu’elle reposait sur deux hommes : Nobu et le docteur Crab. J’ignorais ce qu’elle attendait d’Uchida, mais le peintre semblait n’être qu’une pièce secondaire dans son jeu.

Fin février, Mameha tomba sur le docteur Crab à l’Ichiriki. Il avait été retenu à Osaka : un nouvel hôpital venait d’ouvrir. Le plus gros du travail étant derrière lui, il souhaitait me voir à la maison de thé Shirae dès la semaine suivante. Mameha avait choisi cette petite maison de thé pour nous prémunir d’une visite inopinée de mon ennemie. En me préparant pour ce rendez-vous avec le docteur, je craignis malgré tout qu’Hatsumomo ne nous trouve. Je fus soulagée en voyant le Shirae : c’était le genre d’endroit où ma rivale ne pénétrait pas. Cette maison ressemblait à un bourgeon rabougri sur un arbre en pleine floraison. Si Gion avait débordé d’activité durant la Dépression, le Shirae, qui n’avait jamais eu beaucoup de clients, se vit déserté d’autant. Étrange qu’un homme comme Crab fréquentât cet endroit, direz-vous. Cependant, il n’avait pas toujours été aussi fortuné. À une époque de sa vie, le Shirae était probablement ce qu’il pouvait s’offrir de mieux. Il finit par fréquenter l’Ichiriki. Toutefois, cela n’impliquait pas l’abandon de toute relation avec le Shirae. Lorsqu’un homme prend une maîtresse, il ne quitte pas sa femme pour autant.

Ce soir-là, au Shirae, je servis du saké, Mameha raconta une histoire. Le docteur Crab resta assis, les coudes pointés vers l’extérieur. Il nous piquait avec de temps à autre, par inadvertance, et s’excusait aussitôt. C’était un homme placide. Il passa la soirée à fixer la table à travers ses petites lunettes rondes. De temps à autre, il glissait des morceaux de sashimi sous sa moustache. Il me faisait penser à un adolescent cachant quelque chose sous un tapis. En rentrant à l’okiya, ce soir-là, je crus que nous avions échoué. Un homme qui ne s’est pas amusé ne revient pas à Gion. Mais nous eûmes des nouvelles du docteur la semaine suivante, puis chaque semaine, durant les mois qui suivirent.

 

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*    *

 

Tout se passa bien, avec Crab, jusqu’au jour où je fis une chose idiote, qui faillit rendre caducs tous les efforts de Mameha. Maintes jeunes filles ont dû gâcher leur avenir en refusant de faire ce qu’on attendait d’elles, ou en vexant un homme important. Quant à moi, je me rendis coupable d’une peccadille, et sans même en avoir conscience.

Cet incident eut lieu à l’okiya, par un jour assez frais, après déjeuner. J’étais assise sur la galerie, je jouais du shamisen. Hatsumomo passa devant moi pour aller aux toilettes. Si j’avais eu des chaussures aux pieds, j’aurais sauté sur le chemin en terre pour lui laisser le passage. En l’occurrence, je me relevai tant bien que mal, les jambes et les bras engourdis par le froid. Si j’avais été plus rapide, Hatsumomo n’aurait sans doute pas pris la peine de me parler. Mais elle me dit, comme je me relevais :

— L’ambassadeur d’Allemagne est en ville et Pumpkin ne peut le divertir, car elle n’est pas libre. Demande à Mameha de s’arranger pour que tu prennes la place de Pumpkin.

Là-dessus elle éclata de rire, comme s’il était aussi fou de m’imaginer avec l’ambassadeur que de servir une assiette de glands à l’empereur.

À cette époque, l’ambasseur d’Allemagne faisait grand bruit, à Gion. Nous étions en 1935, un nouveau gouvernement venait de se constituer en Allemagne. Je n’ai jamais été férue de politique, mais je savais que le Japon prenait ses distances vis-à-vis des États-Unis et voulait faire impression sur l’ambassadeur allemand. À Gion, tout le monde se demandait qui aurait l’honneur de le divertir lors de sa prochaine visite.

Quand Hatsumomo me fit cette proposition, j’aurais dû baisser la tête, me lamenter haut et fort sur mon triste sort, comparé à celui de Pumpkin. Mais je songeai à mon avenir radieux : nous avions réussi à tenir Hatsumomo dans l’ignorance de nos projets, Mameha et moi. J’eus envie de sourire quand Hatsumomo me parla, mais je restai imperturbable – fière de ne rien laisser paraître. Hatsumomo me lança un drôle de regard. J’aurais dû me douter qu’elle avait quelque chose en tête. Je m’écartai de son chemin, elle passa. Et l’incident fut clos. Du moins pour moi.

Quelques jours plus tard, j’allai rendre visite à Crab à la maison de thé Shirae, avec Mameha. En ouvrant la porte, je vis Pumpkin glisser ses pieds dans ses zoris. Je fus sidérée de la trouver là. Puis Hatsumomo parut, et je sus qu’elle nous avait doublées.

— Bonsoir, Mameha-san, dit Hatsumomo. Et regardez qui est avec elle ! Une apprentie que le docteur a bien aimée !

Mameha dut être aussi choquée que moi, mais elle ne le montra pas.

— Hatsumomo-san, s’exclama-t-elle. Je vous ai à peine reconnue ! Cela dit vous vieillissez bien !

Hatsumomo n’était pas vieille. Elle avait vingt-huit ou vingt-neuf ans. Mameha voulait seulement la blesser, à mon avis.

— Vous venez pour le docteur, j’imagine, répliqua Hatsumomo. Quel homme intéressant ! J’espère seulement qu’il sera content de vous voir !

Hatsumomo s’en fut, toute joyeuse. Pumpkin avait l’air triste.

Mameha et moi ôtâmes nos chaussures sans prononcer un mot. L’une et l’autre, nous ne savions que dire. Ce soir-là, l’atmosphère du Shirae était particulièrement glauque. Une odeur de maquillage rance flottait. Le plâtre humide se détachait dans les coins. J’aurais donné n’importe quoi pour repartir sur-le-champ.

Nous ouvrîmes la porte du salon. La maîtresse du Shirae tenait compagnie au docteur. Elle restait généralement quelques minutes après notre arrivée, sans doute pour facturer ce temps au docteur. Ce soir, toutefois, elle s’excusa dès qu’elle nous vit. En sortant, elle évita notre regard. Le docteur Crab nous tournait le dos. Nous allâmes le rejoindre à table.

— Vous paraissez fatigué, docteur, fit Mameha. Comment allez-vous, ce soir ?

Crab ne répondit pas. Il tournait son verre de bière sur la table, pour passer le temps – bien qu’il ne fût pas homme à perdre son temps.

— Oui, je suis fatigué, finit-il par dire. Je n’ai pas très envie de parler.

Là-dessus il but le reste de sa bière et se leva pour partir. Mameha et moi échangeâmes un coup d’œil rapide. Avant de sortir du salon, le docteur Crab se retourna et nous lança :

— Je ne supporte pas la trahison.

Et il sortit sans refermer la porte derrière lui.

Mameha et moi demeurâmes bouche bée. Mameha finit tout de même par aller fermer la porte. Elle reprit place à table, lissa son kimono sur ses genoux et me demanda :

— Qu’as-tu fait à Hatsumomo, Sayuri ?

— Après tous ces efforts ! Je vous ai promis de ne jamais rien faire qui puisse compromettre mon avenir !

— Le docteur t’a rejetée. Il a forcément une raison. Laquelle ? Mystère. Pour comprendre, il faudrait que nous sachions ce qu’Hatsumomo lui a raconté.

— Cela est impossible !

— Pumpkin était présente. Tu vas le lui demander.

Je n’étais pas certaine que Pumpkin me parlerait, mais je promis d’essayer. Mameha sembla satisfaite. Elle se leva pour partir, je restai à ma place. Elle finit par se retourner.

— Qu’y a-t-il ?

— J’ai une question à vous poser, Mameha-san. Hatsumomo sait que j’ai passé du temps avec le docteur, et sans doute a-t-elle deviné pourquoi. Le docteur Crab sait pourquoi. Vous aussi. Et peut-être même Pumpkin. Il n’y a que moi qui ne le sache pas. Auriez-vous la bonté de m’expliquer ce que vous attendez de moi ?

Mameha parut navrée que j’aie posé cette question. Elle poussa un soupir et reprit sa place à table pour me dire ce que je voulais savoir.

 

*

*    *

 

— Uchida-san te voit avec les yeux d’un artiste, commença-t-elle. Mais le docteur s’intéresse à autre chose, de même que Nobu. Sais-tu ce qu’on entend par « anguille solitaire » ?

Je n’en avais pas la moindre idée. Je le lui dis.

— Les hommes ont un genre de… enfin, d’anguille, reprit-elle. Les femmes n’en ont pas. Cette chose se trouve…

— Je crois que je vois, intervins-je, mais je ne savais pas que l’on appelait ça une anguille.

— Ce n’est pas une anguille à proprement parler, répliqua Mameha. Mais dire qu’il s’agit d’une anguille rend les explications plus faciles. Donc cette anguille passe sa vie à se chercher un nid. Or les femmes ont une caverne, où les anguilles aiment se nicher. Le sang coule de cette caverne, tous les mois, quand « les nuages passent devant la lune », comme on dit.

J’avais l’âge de comprendre ce que Mameha entendait par « les nuages passent devant la lune », car j’expérimentais le phénomène depuis plusieurs années. La première fois, cela me paniqua – comme si je m’étais mouchée pour trouver des morceaux de cervelle dans mon mouchoir. Je me crus en danger de mort, jusqu’au jour où Tatie me vit laver un chiffon ensanglanté, et m’expliqua que ces saignements étaient l’une des manifestations de la féminité.

— Peut-être ne le sais-tu pas, poursuivit Mameha, mais les anguilles sont assez jalouses de leur territoire. Quand elles ont trouvé une caverne qu’elles aiment, elles frétillent à l’intérieur pendant un moment pour s’assurer que… c’est une caverne agréable, sans doute. Quand elles s’en sont persuadées, elles marquent leur territoire en crachant. Tu comprends ?

Si Mameha m’avait exposé les choses crûment, cela m’eût sans doute fait un choc. Mais au moins, je ne me serais pas creusé les méninges à essayer de comprendre. Des années plus tard, je découvris que la grande sœur de Mameha lui avait donné exactement la même explication.

— Nous arrivons à la partie de l’affaire qui va te sembler étrange, continua-t-elle, comme si elle ne m’avait rien dit que de banal jusque-là. Les hommes « aiment » ça. Ils adorent ça. Il y a même des hommes qui ne font pas grand-chose d’autre, dans leur vie, que de chercher différentes cavernes où loger leur anguille. La caverne d’une femme est d’autant plus précieuse à un homme qu’aucune autre anguille n’y a jamais pénétré. Tu comprends ? On appelle ça le « mizuage ».

— Qu’est-ce qu’on appelle le « mizuage » ?

— La première fois que la caverne d’une femme est explorée par un homme.

« Mizu » signifie eau, « âge » soulever, ou poser. Dans mizuage, il y avait donc l’idée de faire monter de l’eau, ou de poser quelque chose sur l’eau. Interrogez trois geishas. Chacune aura son idée sur l’étymologie de mizuage. Mameha avait terminé son explication, et j’étais d’autant plus perplexe, même si je feignais d’avoir compris.

— Tu devines pourquoi le docteur vient à Gion, j’imagine, dit Mameha. Il gagne très bien sa vie à l’hôpital. Hormis l’entretien de sa famille, il dépense tout son argent en mizuage. Sache, Sayuri-san, que tu es exactement le genre de fille qu’il aime. Je suis bien placée pour le savoir.

Un an avant que j’arrive à Gion, le docteur Crab avait payé le mizuage de Mameha un prix exorbitant – entre sept et huit mille yen. Cela peut paraître ridicule, aujourd'hui, mais à l’époque, c’était une somme énorme – même pour une femme comme Mère – qui ne pensait qu’à l’argent et consacrait toute son énergie à s’enrichir. Pourquoi le mizuage de Mameha avait-il atteint un tel prix ? D’une part, Mameha était célèbre. Et puis deux hommes avaient surenchéri pour obtenir son mizuage : le docteur Crab et un certain Fujikado, homme d’affaires. Habituellement, les hommes n’entraient pas ainsi en compétition, à Gion. Ils se connaissaient tous, et préféraient les arrangements à l’amiable. Mais Fujikado vivait à la campagne. Il venait rarement à Kyoto. Cela l’indifférait d’offenser Crab. Lequel se vantait d’avoir du sang bleu et détestait les nouveaux riches, comme Fujikado – bien qu’il fût lui-même un parvenu.

Lors du tournoi de sumo, Mameha avait vu que je plaisais à Nobu, un homme qui avait réussi en partant de rien, comme Fujikado. Elle décida d’engager un combat entre Crab et Nobu, persuadée que le docteur allait détester ce dernier. Hatsumomo me poursuivant de ses intentions malignes, mon mizuage n’atteindrait jamais des sommes folles. Mais si ces deux hommes me trouvaient suffisamment attirante, ils pouvaient surenchérir pour s’offrir mon mizuage. Ce qui me permettrait de rembourser mes dettes, comme si j’avais été une apprentie renommée. Cela déstabiliserait Hatsumomo, estimait Mameha. La geisha, ravie que Nobu me trouve séduisante, n’avait pas réalisé que cet engouement ferait monter le prix de mon mizuage.

Il nous fallait regagner les bonnes grâces de Crab, à l’évidence. Sans le docteur, Nobu pourrait offrir ce qu’il voulait de mon mizuage – si toutefois la chose l’intéressait. Je n’en aurais pas juré, mais Mameha m’assura qu’un homme n’entretient pas une relation avec une apprentie geisha de quinze ans s’il ne pense pas à son mizuage.

— Tu peux être certaine que ce n’est pas ta conversation qui l’intéresse, ajouta-t-elle.

Cette remarque me blessa, mais je m’évertuai à le cacher.