15

Hatsumomo souriait quand elle était contente, comme tout le monde. Or elle n’était jamais aussi heureuse que lorsqu’elle était sur le point de faire du mal à quelqu’un. Voilà pourquoi elle souriait si aimablement quand elle s’exclama :

— Oh, mon Dieu ! Quelle coïncidence. Une novice ! Je ne puis raconter la suite de l’histoire sans faire rougir la pauvre petite.

J’espérais que Mameha s’excuserait et m’emmènerait. Mais elle me jeta un regard anxieux. Elle dut avoir un pressentiment : laisser Hatsumomo seule avec ces hommes eût équivalu à abandonner une maison en feu. Autant rester, pour maîtriser la progression du désastre.

— Rien n’est plus difficile que d’être novice, fit remarquer Hatsumomo. N’est-ce pas, Pumpkin ?

Pumpkin était maintenant une apprentie aguerrie. Elle avait été novice six mois plus tôt. Je lui jetai un coup d’œil, quêtant sa compassion, mais elle regardait fixement la table, les mains sur ses genoux. La connaissant bien, je savais qu’elle était gênée : une petite ride verticale était apparue entre ses sourcils.

— Oui, madame, dit-elle.

— C’est un moment difficile, dans la vie d’une geisha, continua Hatsumomo. Je m’en souviens encore ! Comment t’appelles-tu, petite novice ?

Je n’eus pas à répondre : Mameha prit la parole.

— Vous avez raison, Hatsumomo, c’est une période difficile. Surtout pour certaines filles. Vous étiez vous-même assez maladroite, je crois.

— Je veux entendre la suite de l’histoire, exigea l’un des hommes.

— Et faire rougir la pauvre novice qui vient d’arriver ? dit Hatsumomo. Promettez-moi de ne pas penser à elle, quand je vais la raconter.

Hatsumomo était diabolique. À présent ces hommes allaient faire le rapprochement entre la protagoniste de l’histoire et moi.

— Voyons, où en étais-je ? dit Hatsumomo. Ah oui. La novice de l’histoire… je n’arrive pas à me souvenir de son nom. Or il faut que je lui donne un nom, pour ne pas qu’on l’associe à cette pauvre fille. Dis-moi, comment t’appelles-tu, petite novice… ?

— Sayuri, madame, répondis-je.

J’étais si nerveuse, j’avais les joues si chaudes, que cela ne m’eût pas surprise de voir mon maquillage fondre, puis goutter sur mes genoux.

— Sayuri. C’est joli, mais ça ne te va pas très bien. Enfin. Appelons ma novice Mayuri. Un jour, donc, je marchais sur Shijo Avenue avec Mayuri. Nous allions voir sa grande sœur, dans son okiya. Il y avait un vent terrible, à déraciner un arbre. La pauvre Mayuri était légère comme une plume, et elle n’avait pas l’habitude de porter le kimono. Ces longues manches peuvent prendre le vent, telles des voiles. Nous allions traverser l’avenue, quand elle disparut. J’entendis un petit bruit derrière moi. Oh, un tout petit bruit : « Ah… ah… »

Hatsumomo se tourna vers moi.

— Je n’ai plus la voix assez haut pointue. Dis-le à ma place. « Ah… ah… »

Que pouvais-je faire ? Je m’efforçai d’imiter ce bruit.

— Non, un son bien plus aigu… Oh, peu importe !

Hatsumomo se tourna vers l’homme assis à côté d’elle et murmura : « Elle n’est pas très intelligente, hein ? »

Elle secoua la tête, puis elle poursuivit.

— Quand je me retournai, je vis la pauvre Mayuri sur le dos, les quatre fers en l’air, au moins cinquante mètres derrière moi. Le vent l’avait emportée ! Elle agitait ses jambes et ses bras, tel un insecte qui ne parvient pas à se remettre sur ses pattes. J’ai tellement ri ! J’ai failli déchirer mon obi. Puis elle glisse du trottoir, et se retrouve au milieu du carrefour ! Juste au moment où une voiture arrive en trombe. Heureusement, le vent l’a propulsée sur le capot. Elle s’est retrouvée les jambes en l’air… Le vent s’est engouffré dans son kimono… Je n’ai pas besoin de vous raconter ce qui s’est passé.

— Si, si, il faut nous le dire ! protesta l’un des hommes.

— Vous n’avez donc aucune imagination ? Son kimono s’est soulevé, la découvrant jusqu’à la taille. Pour se préserver des regards indiscrets, elle s’est retournée. Et elle s’est retrouvée les jambes écartées, ses parties intimes collées contre le pare-brise, sous le nez du conducteur…

Les hommes riaient comme des fous, y compris le directeur, qui frappait la table avec sa tasse de saké sur un rythme de mitrailleuse.

— Pourquoi il ne m’arrive jamais des histoires comme ça, à moi ? gémit-il.

— Vous savez, directeur, répliqua Hatsumomo, la fille n’était qu’une novice. Il n’y avait rien à voir. Vous imaginez les parties intimes de Sayuri ? Elles doivent ressembler à celles d’un bébé !

— Les filles ont parfois des poils dès onze ans, observa l’un des hommes.

— Quel âge as-tu, petite Sayuri-san ? me demanda Hatsumomo.

— J’ai quatorze ans, madame, répondis-je, m’efforçant à un ton poli. Mais je suis assez mûre pour mon âge.

Cette réponse plut aux hommes. Le sourire d’Hatsumomo se figea quelque peu.

— Quatorze ans ? dit-elle. Comme c’est charmant ! Et bien entendu, tu n’as pas de poils…

— Mais j’ai des cheveux. Plein de cheveux !

Je portai la main à ma coiffure, et la tapotai.

Sans doute avais-je trouvé une bonne parade, car je fis rire les hommes plus fort qu’Hatsumomo. Elle rit aussi, probablement pour ne pas avoir l’air de se sentir visée.

Comme les rires s’apaisaient, Mameha et moi prîmes congé. Nous n’avions pas refermé la porte, que nous entendîmes Hatsumomo s’excuser et se retirer. Elle et Pumpkin nous suivirent dans l’escalier.

— On s’est vraiment bien amusées, Mameha-san ! déclara Hatsumomo. Dommage qu’on ne travaille pas plus souvent ensemble !

— Oui, c’était drôle, dit Mameha. Je me réjouis d’avance en pensant à ce qui nous attend !

Mameha me regarda d’un air satisfait. Elle imaginait sa rivale anéantie, ce qui la réjouissait.

 

*

*    *

 

Ce soir-là, après m’être baignée et démaquillée, je racontais ma journée à Tatie, dans l’entrée, quand Hatsumomo arriva du dehors et se planta devant moi. Elle ne rentrait pas si tôt, habituellement. Dès que je vis sa tête, je compris qu’elle était venue régler ses comptes. Elle n’avait même plus son sourire cruel. Elle serrait les lèvres de façon presque repoussante. Elle resta quelques instants devant moi, puis elle me gifla. Avant de me frapper, elle retroussa les lèvres et je pus voir ses dents.

Cette gifle m’assomma. Je ne me souviens pas de ce qui se passa ensuite. Hatsumomo et Tatie durent se disputer, car bientôt la geisha déclara :

— Si cette fille se moque à nouveau de moi en public, je me ferai un plaisir de la gifler sur l’autre joue !

 Moi, je me suis moquée de vous ? dis-je.

— Tu m’as rendue ridicule ! C’est un prêté pour un rendu, Chiyo. Ne t’inquiète pas. Tu n’auras pas longtemps à attendre.

La colère d’Hatsumomo sembla retomber. La geisha ressortit de l’okiya. Pumpkin l’attendait dans la rue. Elle s’inclina en voyant Hatsumomo approcher.

 

*

*    *

 

Je rapportai l’incident à Mameha le lendemain après-midi. Elle ne s’offusqua pas.

— Où est le problème ? dit-elle. Cette gifle n’a laissé aucune marque sur ta joue. Tu ne pensais tout de même pas qu’Hatsumomo allait te remercier ?

— Je m’inquiète seulement de ce qui peut se passer la prochaine fois que l’on tombera sur elle.

— Je vais te dire ce qui va se passer. On fera demi-tour et on partira. Notre hôte s’étonnera peut-être de nous voir quitter une fête au bout de cinq minutes. Mais mieux vaut cela que de donner à Hatsumomo une nouvelle occasion de t’humilier. De toute façon, si nous la croisons, ce sera une bénédiction.

— Vraiment, Mameha-san, je ne vois pas comment cela pourrait être une bénédiction.

— Si elle nous oblige à crapahuter d’une fête à l’autre, les gens te connaîtront d’autant plus vite.

La sérénité de Mameha me rassura. J’entrevis soudain les choses avec optimisme. La soirée s’annonçait bien. Nous passâmes tout d’abord dans une fête en l’honneur d’un jeune acteur de cinéma. Il ne paraissait pas plus de dix-huit ans, mais il n’avait ni cheveux, ni cils, ni sourcils. Les circonstances de sa mort allaient le rendre célèbre, quelques années plus tard : il se fit seppuku, après avoir assassiné une jeune serveuse, à Tokyo. Je le trouvai bizarre, puis je vis qu’il me regardait. J’avais vécu si recluse, à l’okiya, que j’appréciai cette marque d’intérêt. Nous restâmes plus d’une heure dans cette fête, mais Hatsumomo ne se montra pas. Peut-être allais-je réellement passer une bonne soirée.

Deuxième étape : une réception que donnait le recteur de l’université de Kyoto. Mameha engagea la conversation avec un homme qu’elle n’avait pas vu depuis un certain temps, m’abandonnant à mon propre sort. Je finis par trouver une place, à côté d’un vieillard. Il portait une chemise blanche tachée, et semblait très assoiffé. Il ne cessait de porter une chope de bière à ses lèvres, ne s’arrêtant de boire que pour roter. Je m’assis à côté de lui. J’allais me présenter, quand la porte s’ouvrit. Je pensai qu’une servante arrivait avec du saké, et je vis Hatsumomo et Pumpkin, agenouillées dans l’entrée.

— Oh, mon Dieu ! dit Mameha, à son interlocuteur. Votre montre est-elle à l’heure ?

— Absolument ! fit l’homme. Je la règle tous les après-midi sur l’horloge de la gare.

— Dans ce cas, Sayuri et moi allons être impolies et nous retirer. On nous attend dans une autre réception depuis une demi-heure !

Nous quittâmes la fête au moment même où Hatsumomo et Pumpkin entraient dans la salle.

Au rez-de-chaussée, Mameha m’entraîna dans une pièce vide avec des tatamis. Je ne voyais pas ses traits, seulement l’ovale parfait de son visage, et son gros chignon. Je profitai de la pénombre pour faire la moue, découragée. Échapperais-je jamais à Hatsumomo ?

— Qu’as-tu raconté à cette horrible femme ? s’enquit Mameha.

— Rien, madame !

— Alors comment a-t-elle su qu’elle nous trouverait ici ?

— J’ignorais moi-même que nous viendrions dans cette maison. Comment aurais-je pu le lui dire ?

— Ma servante sait où je suis, mais je ne puis imaginer que… Enfin, il reste cette fête. Personne ou presque ne sait qu’elle a lieu. Naga Teruomi vient d’être nommé chef de l’orchestre philharmonique de Tokyo. Il est arrivé en ville cet après-midi, pour se faire aduler. Je n’ai pas très envie d’y aller, mais enfin, Hatsumomo n’y sera pas.

Nous traversâmes Shijo Avenue. Puis nous tournâmes dans une ruelle qui sentait le saké et les patates douces rôties. Des éclats de rire jaillirent d’une fenêtre vivement éclairée. Une jeune servante nous escorta jusqu’au deuxième étage de la maison de thé. Nous entrâmes dans un grand salon. Le chef d’orchestre était là, assis sur un tatami, ses cheveux noirs brillantinés, coiffés en arrière. Il caressait sa tasse de saké, l’air de s’ennuyer. Les autres hommes jouaient à « qui boira le plus » avec deux geishas – le chef d’orchestre n’avait pas voulu participer. L’hôte parla un moment avec Mameha, puis il lui demanda de danser. Il n’avait pas réellement envie de la voir danser, selon moi. C’était seulement un moyen de mettre fin à ce jeu et d’attirer à nouveau sur lui l’attention des invités. La servante apporta un shamisen à l’une des geishas. Mameha venait juste de prendre la pose lorsque la porte à glissières s’ouvrit… Hatsumomo et Pumpkin parurent, telles deux chiennes qui nous suivaient à la trace.

Vous auriez dû voir la façon dont Mameha et Hatsumomo se sourirent ! On aurait pu croire qu’elles partageaient une vraie complicité… Hatsumomo jouissait de sa petite victoire. Quant à Mameha… Son sourire masquait sa colère. Elle dansa la mâchoire crispée, les narines frémissantes. À la fin, elle ne revint même pas s’asseoir.

— Je vous remercie de nous avoir invitées, dit-elle au chef d’orchestre. Mais je crains qu’il ne soit très tard… Sayuri et moi devons à présent nous excuser…

Oh, l’air réjoui d’Hatsumomo quand nous quittâmes cette fête !

Nous descendîmes l’escalier. Arrivée sur la dernière marche, Mameha s’arrêta et attendit. Une jeune servante se précipita dans l’entrée pour nous raccompagner jusqu’à la sortie – c’était celle qui nous avait escortées tout à l’heure.

— C’est dur d’être servante, lui dit Mameha. Tellement d’envies, et si peu d’argent à dépenser ! Mais dis-moi, que vas-tu faire du petit bonus que tu viens de gagner ?

— Quel bonus, madame ? fit la servante.

Je la vis déglutir, nerveuse : elle mentait.

— Combien Hatsumomo t’a-t-elle donné ?

La servante baissa les yeux. Je compris alors les craintes de Mameha. Nous allions découvrir qu’Hatsumomo avait soudoyé au moins une servante dans chaque maison de thé de Gion. Elles appelaient Yoko – la fille qui répondait au téléphone, dans notre okiya – chaque fois que Mameha et moi arrivions dans une fête. Nous ignorions tout de la complicité de Yoko, à ce moment-là. Toutefois, Mameha ne se trompait pas : la servante de cette maison de thé avait prévenu Hatsumomo de notre arrivée.

La jeune femme ne put se résoudre à regarder Mameha. Celle-ci lui releva le menton, mais la fille continua de fixer le sol, les yeux lourds comme deux billes de plomb. Nous sortîmes. La voix d’Hatsumomo nous parvint par la fenêtre ouverte – les bruits résonnaient dans la ruelle.

— Oui, comment s’appelle-t-elle ? disait Hatsumomo.

— Sayuko, répondait l’un des hommes.

— Pas Sayuko, Sayuri, corrigeait un autre.

— Je crois bien que c’est la fille en question, poursuivit Hatsumomo. Mais c’est très gênant pour elle… Je ne devrais pas vous le dire ! Elle a l’air si gentille…

— Elle ne m’a pas fait grande impression, fit observer l’un des hommes. Mais elle est très jolie.

— Elle a des yeux extraordinaires ! ajouta une geisha.

— Vous savez ce qu’a dit un homme, l’autre jour, à propos de ses yeux ? ! s’exclama Hatsumomo. Qu’ils avaient une couleur de vers écrasés.

— De vers écrasés… Quelle étrange comparaison.

— Bien, je vais vous confier son secret, reprit Hatsumomo. Mais vous me promettez de ne pas le répéter. Elle a une maladie, son derrière ressemble à celui d’une vieille femme. Il est tout fripé. C’est horrible ! Je l’ai vue aux bains, l’autre jour…

Mameha et moi nous étions arrêtées pour écouter, mais en entendant cela, Mameha me poussa doucement vers l’avant. Nous quittâmes la ruelle. Une fois dans la rue, Mameha regarda d’un côté, puis de l’autre, et déclara :

— J’essaie de réfléchir à un endroit où nous pourrions aller, dit-elle, mais je ne vois pas. Si cette femme nous a trouvées ici, elle nous trouvera n’importe où. Tu ferais mieux de retourner dans ton okiya, Sayuri, jusqu’à ce que je trouve une stratégie.

 

*

*    *

 

Un après-midi, pendant la Seconde Guerre mondiale, quelques années après les événements dont je vous parle, j’étais assise sous un érable, avec un officier japonais. Nous assistions à une réception. L’officier sortit son pistolet de son holster et le posa sur la natte en paille, pour m’impressionner. Je me souviens d’avoir été frappée par la beauté de l’arme : ses courbes harmonieuses, l’éclat mat du métal gris, le grain du bois, sur la crosse. Puis l’homme me raconta des histoires de guerre, je songeai au véritable usage du pistolet, et le trouvai soudain plus monstrueux que beau.

Comme Hatsumomo, après qu’elle eut interrompu mes débuts. Ce n’était pas la première fois que je la trouvais monstrueuse, mais j’avais toujours envié sa beauté. À présent je ne l’enviais plus. J’aurais dû assister chaque soir à un banquet, aller dans une quinzaine de fêtes. Or je restais à l’okiya, à pratiquer la danse et le shamisen, comme avant mon noviciat. Je croisais Hatsumomo dans le couloir, parée pour sortir : visage blanc brillant et kimono sombre, telle la lune scintillant au firmament. Même un aveugle l’eût trouvée belle. Mais je ne ressentais plus que de la haine pour elle, à son approche mon sang battait dans mes oreilles.

Mameha me convoqua plusieurs fois chez elle dans les jours qui suivirent. J’espérais chaque fois l’entendre dire qu’elle avait trouvé le moyen de circonvenir Hatsumomo. Or elle m’envoyait faire les courses qu’elle n’osait pas confier à sa servante. Un après-midi, je lui demandai si elle avait une idée de ce que j’allais devenir.

— Tu es en exil pour le moment, Sayuri-san. J’espère que tu es bien déterminée à détruire cette femme. Mais tant que je n’ai pas trouvé de parade à son petit jeu, il n’est pas dans ton intérêt de sortir.

Je fus très déçue en entendant cela, mais Mameha avait raison. Les fourberies d’Hatsumomo me feraient du tort auprès des hommes – et des femmes – de Gion. Le mieux était donc de demeurer à la maison.

Cela dit, ma grande sœur était pleine de ressources : elle trouvait parfois des engagements que je pouvais honorer sans risques. Hatsumomo m’avait peut-être fermé la porte de Gion, mais elle ne pouvait me couper du monde alentour. Quand Mameha avait des engagements hors de Gion, elle m’emmenait souvent avec elle. Nous passâmes ainsi une journée à Kobe, où Mameha inaugura une nouvelle usine. Un autre jour, nous fîmes le tour de Kyoto en limousine avec l’ancien président de Nippon Telephone & Telegraph. Cette balade m’impressionna vivement : c’était la première fois que je sortais de Gion. Et la première fois que je montais dans une voiture. Je découvris qu’une partie de la population vivait dans une misère noire : des femmes extrêmement sales berçaient leur bébé sous les arbres de la voie ferrée, des hommes étaient accroupis dans les mauvaises herbes, chaussés de vieilles sandales. Nous voyions des pauvres, à Gion, mais pas des gens sous-alimentés et trop démunis pour aller aux bains, comme ces paysans. Cette sortie fut l’occasion d’une prise de conscience : bien qu’étant la victime d’Hatsumomo, j’avais vécu une existence clémente, pendant la Dépression.

 

*

*    *

 

Un jour, en rentrant de l’école, je trouvai un mot de Mameha : je devais foncer chez elle, avec mon maquillage. Quand j’arrivai, je trouvai M. Itchoda – habilleur comme M. Bekku –, dans la pièce du fond. Il était en train d’attacher l’obi de Mameha, devant le grand miroir.

— Dépêche-toi de te maquiller, me dit-elle. J’ai préparé un kimono pour toi dans l’autre pièce.

L’appartement de Mameha était immense, pour Gion. Outre la pièce principale, d’une longueur de six tatamis, Mameha avait une chambre et un grand dressing, où dormaient les servantes. Dans sa chambre, on venait de changer les draps du futon. Sa servante avait déposé un kimono et un obi sur le futon, à mon intention. Je me déshabillai, puis j’enfilai mon peignoir en coton – je l’avais apporté pour me maquiller. Ce faisant, je repensai au futon : les draps, tout frais lavés, d’une blancheur immaculée, n’étaient visiblement pas ceux dans lesquels Mameha avait dormi la nuit d’avant. Cela m’intriguait. J’allai me maquiller. Mameha m’expliqua alors pourquoi elle m’avait fait venir.

— Le Baron est en ville, dit-elle. Il vient déjeuner. Je veux que tu fasses sa connaissance.

Je n’ai pas encore eu l’occasion de mentionner le Baron. Il s’agissait du baron Matsunaga Tsuneyoshi – le danna de Mameha. Si nous n’avons plus ni barons ni comtes, au Japon, il y avait cependant des aristocrates avant la Seconde Guerre mondiale. Le baron Matsunaga était l’un des nobles les plus riches du pays. Sa famille, qui possédait l’une des plus grandes banques du Japon, était très influente dans les milieux de la finance. À l’origine, c’était son frère qui avait hérité du titre de baron. Puis il avait été assassiné – à l’époque où il était ministre des Finances dans le gouvernement d’Inukai. Le danna de Mameha, qui avait déjà trente ans passés à la mort de son frère, avait non seulement hérité du titre de baron, mais de tous les biens de son aîné, dont une immense propriété à Kyoto, près de Gion. Ses affaires le retenaient à Tokyo la majeure partie de l’année, mais pas uniquement ses affaires – il avait une autre maîtresse, dans le quartier de geishas d’Akasaka, je l’appris des années plus tard. Peu d’hommes sont assez fortunés pour se permettre d’avoir une geisha pour maîtresse. Et le baron Matsunaga en avait deux.

Mameha allait passer l’après-midi avec son danna. Voilà pourquoi on avait changé ses draps.

J’enfilai rapidement les vêtements que la bonne de Mameha avait préparés pour moi – une combinaison vert pâle, un kimono jaune et rouille, avec un motif de pins sur l’ourlet du bas. L’une des servantes de Mameha revint d’un restaurant tout proche. Elle portait une grande boîte laquée, contenant le déjeuner du baron. Les plats, dans des bols et sur des assiettes, étaient prêts à être servis, comme au restaurant. Le plat principal, posé en équilibre, sur une grande assiette en laque, était composé de deux ayu salés, « debout », en équilibre, comme s’ils descendaient une rivière. Sur un côté du plat, deux minuscules crabes cuits à la vapeur, qui se mangent entiers ; un ruban de sel figurait un banc de sable, où apparaissaient leurs traces supposées.

Le Baron arriva quelques minutes plus tard. Je l’observai à travers la jointure de la porte à glissières. Debout sur le palier, il attendait que Mameha défasse ses chaussures. Il me fit penser à une noix : il était petit et gras. Il dégageait une impression de pesanteur, il avait l’œil las. La barbe étant à la mode, à l’époque, le Baron avait sur les joues de longs poils très fins, qui ressemblaient davantage à ces filaments d’algues, qu’on pose parfois sur les bols de riz, qu’à un collier.

— Oh, Mameha… je suis épuisé, déclara-t-il. Je déteste ces longs trajets en train.

Il finit par sortir ses pieds de ses chaussures. Il traversa la pièce à petits pas nerveux. Ce matin, l’habilleur de Mameha était allé chercher un fauteuil capitonné et un tapis persan dans un placard de l’entrée, et les avait disposés près de la fenêtre. Le Baron se posa dans le fauteuil. Quant à la suite des événements, je n’y assistai pas, car la servante de Mameha s’approcha de moi, s’inclina pour s’excuser, puis poussa doucement la porte pour la fermer – complètement, cette fois.

Je restai au moins une heure dans le dressing de Mameha, tandis que la bonne servait le déjeuner du Baron. J’entendais parfois la voix de ma grande sœur – ou plutôt son murmure –, mais pour l’essentiel, ce fut le Baron qui parla. À un moment donné, je crus qu’il était furieux après Mameha. En fait il se plaignait d’un homme rencontré la veille, qui lui avait posé des questions indiscrètes, ce qui l’avait énervé. Quand le repas fut enfin achevé, la servante apporta du thé, et Mameha requit ma présence. J’allai m’agenouiller devant le Baron, très nerveuse – je n’avais encore jamais rencontré d’aristocrate. Je m’inclinai et le priai d’être indulgent avec moi. Je pensai qu’il allait me parler, mais il inspectait l’appartement du regard, remarquant à peine ma présence.

— Mameha, dit-il, qu’est devenu le rouleau qui était dans l’alcôve ? Le dessin à l’encre. Un paysage, je crois. C’était beaucoup mieux que la chose qui le remplace.

— Le rouleau que vous voyez là, Baron, est un poème calligraphié de la main de Matsudaira Koichi. Il est dans cette alcôve depuis presque quatre ans.

— Quatre ans ? Il n’y avait pas un dessin à l’encre, quand je suis venu, le mois dernier ?

— Non… mais quoi qu’il en soit, le Baron ne m’a pas honorée de sa présence depuis presque trois mois.

— Pas étonnant que je sois si épuisé ! Je dis toujours que je devrais passer plus de temps à Kyoto, mais… une chose en entraîne une autre. Montre-moi ce rouleau dont je te parle. Je ne puis croire que ça fait quatre ans que je ne l’ai pas vu.

Mameha appela sa servante et lui demanda d’aller chercher le rouleau dans le placard. Puis elle me demanda de le dérouler. Mes mains tremblaient. Je faillis le laisser tomber.

— Fais attention, ma fille ! s’exclama le Baron.

J’étais affreusement gênée. Je m’inclinai, je m’excusai. Je ne pus m’empêcher d’observer le Baron à la dérobée, pour voir s’il était fâché. Je lui montrai le rouleau, qu’il ignora : il avait les yeux fixés sur moi. Ce n’était pas un regard de reproche, plutôt de la curiosité, ce qui m’intimida.

— Ce rouleau est bien plus joli que celui que tu as mis dans l’alcôve, Mameha, fit remarquer le Baron.

Il continuait à me scruter. Je lui jetai un regard furtif. Il ne détourna pas les yeux.

— La calligraphie est tellement démodée, poursuivit-il. Tu devrais décrocher cette chose de l’alcôve, et remettre le paysage à la place.

Mameha n’avait pas le choix : elle dut suivre la suggestion du Baron. Elle réussit même à lui faire croire qu’elle approuvait son idée. Lorsque la servante et moi eûmes accroché le dessin, puis roulé la calligraphie, Mameha me demanda de servir le thé. Vus d’en haut, nous formions un triangle : Mameha, le Baron, et moi. Mais c’étaient Mameha et le Baron qui faisaient la conversation. J’étais seulement assise avec eux. Je me sentais aussi peu à ma place qu’un pigeon dans un nid de faucons. Pourtant, je m’étais crue capable de divertir les clients de Mameha – de grands aristocrates, comme le Baron, mais aussi le président. Quant au directeur du théâtre, dans cette fête, il m’avait à peine regardée. Je n’irais pas jusqu’à prétendre que j’étais digne de la compagnie du Baron. Mais, encore une fois, l’évidence s’imposait à moi : je n’étais qu’une ignorante sortie d’un village de pêcheurs. Avec un peu d’habileté, Hatsumomo pourrait bien m’empêcher de briller aux yeux des hommes de Gion. Je pouvais ne jamais revoir le Baron, ne plus jamais croiser le président. Et si Mameha jugeait ma cause désespérée, et si elle se lassait de moi, comme d’un kimono porté deux ou trois fois, qui pourtant semblait si beau, dans la vitrine du marchand ? Le Baron – homme nerveux, je m’en aperçus assez vite – se pencha pour gratter une tache, sur la table de Mameha. Il me rappela mon père, la dernière fois que je l’avais vu, en train de gratter la saleté dans une fissure du bois avec ses ongles. Je me demandai ce qu’il aurait pensé, s’il avait pu me voir, dans ce kimono d’un luxe inouï, un baron en face de moi, l’une des plus grandes geishas du Japon à ma droite. Je ne méritais pas un tel écrin. Je me vis vêtue de soie magnifique. La peur me prit. Et si j’allais disparaître, annihilée par tant de beauté ? Il y a quelque chose de douloureux, de pathétique dans la beauté.