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Il me faut expliquer ce que Mameha entendait par « grande sœur », même si, à l’époque, j’avais assez peu d’informations sur le sujet. Quand une fille est finalement prête à devenir apprentie geisha, elle doit avoir noué une relation avec une geisha plus expérimentée. Mameha avait mentionné la grande sœur d’Hatsumomo, la célèbre Tomihatsu, qui était déjà bien vieille quand elle forma Hatsumomo. Mais les grandes sœurs ne sont pas forcément plus âgées que les geishas dont elles assurent la formation. N’importe quelle geisha peut être la grande sœur d’une geisha plus jeune. Il suffit pour cela qu’elle soit son aînée d’un jour.

Lorsque deux filles deviennent sœurs, elles procèdent à une cérémonie qui ressemble à celle du mariage. Après quoi elles se considèrent comme parentes, s’appellent « Grande Sœur » et « Petite Sœur », comme dans une vraie famille. Certaines geishas peuvent ne pas s’acquitter de leur tâche aussi bien qu’elles le devraient, mais celles qui remplissent leur rôle deviennent la figure majeure dans la vie d’une jeune geisha. La grande sœur apprend à sa cadette comment réagir à une plaisanterie graveleuse : avec un subtil mélange de plaisir et d’embarras, lui indique quelle cire choisir comme base de maquillage. Mais son rôle va bien au-delà. Elle doit s’assurer que la novice saura attirer l’attention des gens qu’il lui serait utile de connaître. Ainsi, la grande sœur emmène sa cadette dans Gion. Elle la présente aux maîtresses des maisons de thé qu’il lui serait bon de fréquenter, aux perruquiers, aux chefs des grands restaurants, et cetera.

Cela représente beaucoup de travail. Mais une grande sœur ne se contente pas de faire le tour de Gion dans la journée avec sa protégée. Gion est un astre qui brille surtout la nuit. Le soir, la grande sœur emmènera sa cadette dans les maisons de thé, pour la présenter à ses clients et autres protecteurs. Elle leur dira : « Vous connaissez Une Telle, ma petite sœur ? Souvenez-vous bien de son nom, car elle fera parler d’elle ! Et soyez assez aimable pour la laisser vous voir la prochaine fois que vous viendrez à Gion. » Bien entendu, peu d’hommes paient des sommes prodigieuses pour passer la soirée à bavarder avec une fille de quatorze ans. Ce client ne demandera probablement pas à revoir la jeune fille, la prochaine fois qu’il viendra en ville. Mais la grande sœur et la maîtresse de la maison de thé continueront à vanter les qualités de l’apprentie, jusqu’à ce que le client demande à la voir. S’il s’avère qu’elle ne lui plaît pas, pour une raison quelconque, c’est une autre histoire. Mais sinon, il finira probablement par devenir l’un de ses protecteurs, et par apprécier vivement sa compagnie – tout comme il apprécie celle de sa grande sœur.

Une grande sœur a souvent l’impression de transporter un sac de riz à travers la ville. Car non seulement la petite sœur dépend de son aînée comme un voyageur du train dans lequel il est monté, mais si la petite sœur se conduit mal, la responsabilité retombe sur sa grande sœur. Une geisha célèbre et très occupée supportera tous ces aléas, car lorsqu’une apprentie geisha réussit, toute la communauté en profite. L’apprentie en bénéficie, car elle peut payer ses dettes. Et avec un peu de chance, elle deviendra la maîtresse d’un homme riche. Quant à la sœur aînée, elle touche une part des honoraires de sa cadette – de même que les maîtresses des différentes maisons de thé que fréquente la jeune apprentie. Même le perruquier profite du succès d’une jeune geisha. Et la boutique où l’on vend les ornements que les geishas mettent dans leurs cheveux. Et le magasin de douceurs, où la geisha achète parfois des cadeaux pour ses protecteurs. Ces commerçants ne perçoivent aucun pourcentage sur les gains de la jeune femme, mais celle-ci amène de nouveaux clients à Gion, qui font prospérer leurs affaires.

La destinée de toute future geisha est entre les mains de sa grande sœur. Toutefois, rares sont les filles qui peuvent choisir leur grande sœur. Une geisha connue ne mettra pas sa réputation en péril en prenant une petite sœur qu’elle juge obtuse, ou susceptible de déplaire à ses protecteurs. D’un autre côté, la maîtresse d’une okiya, qui a investi des sommes importantes dans la formation d’une apprentie, ne la confiera pas à une geisha sans éclat. Les geishas renommées sont souvent sollicitées. Elles peuvent refuser certaines demandes, mais elles doivent en accepter d’autres. Ce qui m’amène à vous expliquer pourquoi je n’étais pas une candidate recherchée.

À l’époque où j’arrivai à l’okiya, Mère pensait sans doute qu’Hatsumomo deviendrait ma grande sœur. Celle-ci avait beau être cruelle, toute apprentie eût été ravie de devenir sa petite sœur. À Gion, Hatsumomo avait déjà formé au moins deux geishas renommées. Elle me maltraitait, soit, mais elle se conduisait bien avec ses petites sœurs. Elle avait choisi de les former. Elle le faisait par intérêt. De là à compter sur elle pour s’occuper de moi et se contenter des quelques yen supplémentaires que cela lui rapporterait… Autant demander à un chien d’accompagner un chat au coin de la rue sans le mordre en chemin. Mère aurait sans doute pu obliger Hatsumomo à devenir ma grande sœur. Non seulement la geisha habitait l’okiya, mais elle possédait peu de kimonos – elle était donc dépendante de la collection de la maison. Toutefois, rien n’aurait pu obliger Hatsumomo à être une grande sœur consciencieuse, selon moi. Le jour où on lui aurait demandé de m’emmener à la maison de thé Mizuki pour me présenter à la maîtresse, elle m’aurait entraînée sur la rive du fleuve Kamo. « Fleuve Kamo, aurait-elle dit, connais-tu ma petite sœur ? », puis elle m’aurait poussée à l’eau.

Quant à imaginer qu’une autre geisha pourrait s’occuper de moi…, c’eût été défier Hatsumomo. Peu de geishas, à Gion, étaient assez courageuses pour ça.

 

*

*    *

 

Un jour, en fin de matinée, quelques semaines après mon entrevue avec Mameha, j’étais en train de servir le thé à Mère et à une invitée, au salon, quand Tatie ouvrit la porte.

— Excusez-moi de vous déranger, Kakoyo-san, dit-elle.

Kakoyo était le vrai nom de Mère, mais on l’utilisait rarement.

— Je me demandais si vous pourriez vous excuser auprès de votre invitée et l’abandonner quelques instants, poursuivit Tatie. Nous avons une visiteuse.

À ces mots, Mère eut un rire grasseyant.

— Tu dois t’ennuyer, Tatie, pour annoncer les visiteurs toi-même, ironisa-t-elle. On ne peut pas dire que les servantes se fatiguent beaucoup, mais si en plus tu fais leur travail !

— J’ai pensé que vous préféreriez que je vous prévienne moi-même, répondit Tatie. La visiteuse, c’est Mameha.

Je commençais à croire qu’il ne sortirait rien de mon entrevue avec Mameha. Mais en apprenant qu’elle était là… je rougis affreusement – comme une ampoule que l’on venait d’allumer. Après un long moment de silence, l’invitée de Mère intervint :

— Mameha-san… Rien que ça ! Je file, mais promettez-moi de tout me raconter !

Je profitai du départ de cette dame pour m’éclipser. Puis Mère fit une chose qui me sidéra. Elle vida sa pipe dans un cendrier qu’elle avait rapporté du salon, me tendit ce cendrier, puis déclara :

— Tatie, viens arranger ma coiffure, s’il te plaît.

Je ne l’avais encore jamais vue se préoccuper de son apparence. Elle était toujours élégante, certes. Mais elle pouvait se parer des plus belles étoffes, ses yeux continuaient de suinter tel un morceau de poisson pourri. C’était comme sa chambre : elle avait beau être pleine de jolis objets, elle n’en restait pas moins glauque. Et puis Mère attachait aussi peu d’importance à ses cheveux qu’un train à sa cheminée. Cette chose était sur le dessus, rien de plus.

Pendant que Mère introduisait notre visiteuse, je restai dans le quartier des servantes, à nettoyer le cendrier. Je m’évertuai à capter leurs propos avec une telle force, que je n’aurais pas été surprise d’avoir des bourdonnements d’oreilles.

Mère commença ainsi :

— Je m’excuse de vous avoir fait attendre, Mameha-san. Votre visite nous honore !

— J’espère que vous me pardonnerez cette visite impromptue, madame Nitta, répondit Mameha.

La conversation se poursuivit sur ce registre pendant quelques minutes. J’étais frustrée, tel un homme qui finit par hisser un coffre en haut d’une colline avec des efforts considérables, pour s’apercevoir qu’il y a des pierres à l’intérieur.

Elles quittèrent le vestibule pour le salon. Je voulais absolument savoir ce qu’elles allaient se dire. Je pris un chiffon dans le quartier des servantes, et me mis à briquer le parquet de l’entrée. Un autre jour, Tatie ne m’aurait pas permis d’astiquer le plancher alors que nous avions une visiteuse, mais elle était aussi curieuse que moi de cette conversation. La servante qui avait servi le thé sortit du salon. Tatie se plaça dans un angle discret, et s’assura que la porte demeurait légèrement entrebâillée. Nouvel échange de propos anodins. J’écoutais avec une concentration telle, que j’en oubliai ce qui se passait autour de moi. Quelle ne fut pas ma surprise, en redressant la tête, de me retrouver nez à nez avec Pumpkin ! Elle était à genoux, elle briquait le parquet, bien que je fusse déjà en train de le faire et qu’on l’eût déchargée de toutes tâches ménagères.

— Qui est Mameha ? me souffla-t-elle.

À l’évidence, elle avait surpris une conversation entre les servantes. Celles-ci étaient rassemblées à l’orée du passage, non loin de la galerie.

— C’est une rivale d’Hatsumomo, murmurai-je. C’est sur son kimono qu’Hatsumomo m’a obligée à mettre de l’encre.

Pumpkin sembla sur le point d’ajouter autre chose, puis nous entendîmes Mameha déclarer :

— Madame Nitta, j’espère que vous me pardonnerez cette intrusion, mais j’aimerais vous parler brièvement de votre servante, Chiyo.

— Oh, non, fit Pumpkin.

Elle avait l’air navrée pour moi.

— Notre Chiyo est parfois agaçante. J’espère qu’elle ne vous a pas importunée.

— Non, non, ne vous inquiétez pas, répondit Mameha. Mais elle ne vient plus à l’école, depuis quelque temps. J’avais tellement l’habitude de la voir dans les couloirs ! J’ai fini par penser qu’elle était gravement malade ! Je connais un très bon médecin. Voulez-vous que je lui demande de passer ?

— C’est très aimable à vous, dit Mère, mais vous devez confondre avec une autre fille. Vous ne pouvez avoir croisé Chiyo dans les couloirs de l’école. Ça fait deux ans qu’elle ne va plus aux cours.

— Parlons-nous de la même jeune fille ? Très mignonne, avec de jolis yeux bleu-gris ?

— Elle a des yeux extraordinaires, oui. Il y a donc à Gion une autre fille aux yeux bleu-gris. Qui l’eût dit !

— Cela ferait deux ans que je ne l’ai pas vue ? dit Mameha. J’ai du mal à le croire. Sans doute parce qu’elle m’a fait une forte impression. Si je puis me permettre, madame Nitta… est-elle en bonne santé ?

— Oh oui ! Elle est robuste comme un jeune chêne, et elle a autant besoin d’un tuteur, si je puis dire.

— Cependant elle ne va plus à l’école. C’est étonnant.

— Vous êtes jeune, vous avez du succès. Vous devez penser que la vie est facile, à Gion. Mais les temps sont durs. Je ne puis me permettre d’investir de l’argent sur n’importe qui. Quand j’ai réalisé le peu d’atouts qu’avait Chiyo…

— Nous ne parlons donc pas de la même fille, dit Mameha. Je ne puis croire qu’une femme d’affaires comme vous, madame Nitta, prétende que Chiyo a peu d’atouts…

— Vous êtes sûre qu’elle s’appelle Chiyo ? s’enquit Mère.

Aucune d’entre nous ne vit que Mère, en disant ces mots, avait quitté la table et traversé le salon. Deux secondes plus tard, elle ouvrait la porte. Sur l’oreille de Tatie. Laquelle fit un pas de côté comme si de rien n’était. Mère feignit de n’avoir rien vu. Elle se tourna vers moi.

— Chiyo-chan, viens un moment au salon, m’ordonna-t-elle.

Le temps que je referme la porte derrière moi et m’agenouille sur le tatami pour saluer Mameha, Mère avait regagné sa place à table.

— Voilà notre Chiyo, fit Mère.

— La jeune fille dont je parlais ! s’exclama Mameha. Comment ça va, Chiyo-chan ? Je suis ravie que tu aies l’air en aussi bonne santé ! J’étais juste en train de dire à Mme Nitta que je commençais à m’inquiéter à ton sujet. Mais tu sembles très bien te porter.

— Oui, madame, ça va très bien, répliquai-je.

— Merci, Chiyo, me dit Mère.

Je m’inclinai. J’allais me retirer. Mais avant que j’aie pu me relever, Mameha reprit :

— Vous savez, madame Nitta, elle est vraiment mignonne. J’ai souvent pensé vous demander la permission d’en faire ma petite sœur. Mais vu qu’elle a interrompu ses cours…

Cette nouvelle laissa Mère pantoise. Elle resta figée, sa tasse de thé à la main. Elle ne parvint à la porter à ses lèvres qu’au moment où je sortis de la pièce. M’agenouillant à nouveau dans l’entrée, je l’entendis déclarer :

— Une geisha comme vous, Mameha-san… vous pourriez choisir qui vous voulez parmi les apprenties geishas de Gion.

— Je suis assez sollicitée, c’est vrai. Mais cela fait plus d’un an que je n’ai pas pris de petite sœur. On pourrait croire qu’avec la crise les clients se font rares, mais en fait, je n’ai jamais autant travaillé. Je suppose que l’argent va où il y a l’argent, même dans les temps difficiles.

— Ils ont d’autant plus besoin de s’amuser, ajouta Mère. Mais vous disiez…

— Oui, qu’est-ce que je disais ? Oh, peu importe. Je ne voudrais pas vous importuner plus longtemps. Je suis contente que Chiyo soit en bonne santé.

— En très bonne santé, oui. Mais restez encore un peu, Mameha-san, je vous en prie. Vous envisageriez de prendre Chiyo comme petite sœur ?

— Eh bien, vu qu’elle ne va plus à l’école depuis plus d’un an…, objecta Mameha. Quoi qu’il en soit, madame Nitta, vous devez avoir une excellente raison pour avoir pris cette décision. Je ne me permettrais pas de contester votre jugement.

— C’est terrible, les choix qu’on est obligé de faire, par les temps qui courent, c’est déchirant ! Je n’avais plus les moyens de payer ses leçons ! Cependant, Mameha-san, si vous estimez qu’elle a un potentiel, n’hésitez pas à investir sur elle. Vous ne le regretterez pas.

Mère tentait de profiter de Mameha. Une geisha ne paie jamais les leçons de sa petite sœur.

— J’aimerais qu’une telle chose soit possible, déclara Mameha, mais avec la crise…

— Peut-être pourrais-je malgré tout m’arranger, répondit Mère. Bien que Chiyo soit un peu tête de mule et que ses dettes soient considérables. À mon avis, elle n’arrivera jamais à les rembourser.

— Une belle fille comme elle ? Ce qui me surprendrait, ce serait qu’elle ne les rembourse pas.

— De toute façon, il n’y a pas que l’argent, dans la vie, n’est-ce pas ? Une fille comme Chiyo mérite qu’on fasse le maximum pour elle. Peut-être pourrais-je voir à investir un peu plus sur elle… juste pour ses leçons, voyez. Mais où cela nous mènerait-il ?

— Je ne doute pas que les dettes de Chiyo soient considérables, répliqua Mameha. Toutefois, je suis certaine qu’elle les aura remboursées avant son vingtième anniversaire.

— Avant ses vingt ans ! s’écria Mère. D’après moi, il n’y a pas une fille, à Gion, qui ait accompli un tel exploit. Et puis si vous devenez la grande sœur de Chiyo, ses dettes ne feront qu’augmenter.

Mère ne parlait pas seulement de mes frais d’études, mais de l’argent qu’elle devrait reverser à Mameha. Les geishas de la classe de Mameha prenaient sur les gains de leur petite sœur un pourcentage plus important que les autres.

— Mameha-san, si vous aviez encore un peu de temps, poursuivit Mère, je me permettrais de vous faire une proposition. Si la grande Mameha assure que Chiyo peut rembourser ses dettes avant son vingtième anniversaire, pourquoi en douterais-je ? Chiyo ne réussira qu’avec une grande sœur comme vous, c’est certain. Malheureusement, ces temps-ci, notre okiya ne dispose pas de fonds illimités. Je ne pourrais traiter avec vous dans les conditions qui sont habituellement les vôtres. Le mieux que je puisse faire, c’est vous proposer la moitié de ce que vous êtes en droit d’attendre.

— On m’a fait plusieurs propositions, récemment, rétorqua Mameha. Des offres très généreuses. Si je décide de prendre une petite sœur, je ne puis renoncer à la moitié de mes gains.

— Je n’ai pas tout à fait fini, Mameha-san. Voilà ma proposition. Je ne puis vous offrir que la moitié de ce que vous pourriez espérer, soit. Mais si Chiyo a remboursé ses dettes avant son vingtième anniversaire, comme vous le pensez, je vous reverserai les cinquante pour cent restant, plus trente pour cent. À terme, vous aurez gagné plus d’argent.

— Et si à vingt ans Chiyo n’a pas remboursé ses dettes ? s’enquit Mameha.

— Pardonnez-moi d’être franche, dit Mère, mais dans ce cas, nous aurons fait un mauvais investissement l’une et l’autre. L’okiya ne pourrait alors vous rembourser ce qu’elle vous devrait.

Il y eut un silence. Mameha soupira.

— Je ne suis pas très douée pour les chiffres, madame Nitta. Mais si j’ai bien compris, vous voudriez me charger d’une tâche qui pourrait se révéler irréalisable, pour une rémunération deux fois moindre que la rémunération habituelle. Je crains de devoir décliner votre offre.

— Vous avez raison. Trente pour cent, c’est peu. Si vous réussissez, je vous offre le double, promit-elle.

— Mais rien si j’échoue.

— Rien n’est pas tout à fait le mot. Vous aurez perçu une part des gains de Chiyo jusqu’à ses vingt ans. Simplement, l’okiya ne pourrait vous reverser les cinquante pour cent restants.

J’étais certaine que Mameha allait refuser.

— J’aimerais en savoir un peu plus sur la dette de Chiyo, reprit-elle finalement.

— Je vais vous chercher les livres de comptes, dit Mère.

 

*

*    *

 

Je n’appris rien de plus. Tatie se lassa de me voir écouter aux portes, et m’envoya en courses. Durant tout l’après-midi, je fus agitée comme un tas de pierres lors d’un tremblement de terre. Car bien entendu, je n’avais pas la moindre idée de la façon dont les choses allaient tourner. Si Mère et Mameha n’arrivaient pas à un accord, je demeurerais servante toute ma vie, aussi certainement qu’une tortue ne sera jamais autre chose qu’une tortue.

Quand je rentrai à l’okiya, Pumpkin était agenouillée sur la galerie, face à la cour. Elle tirait des sons affreusement nasillards de son shamisen. Elle parut ravie de me voir, et me héla.

— Trouve une excuse pour aller chez Mère, suggéra-t-elle. Elle est restée enfermée dans sa chambre tout l’après-midi avec son abaque. Elle a une nouvelle à t’annoncer, j’en suis sûre. Après tu redescends vite me raconter !

Je trouvai que c’était là une très bonne idée. En faisant les courses, j’aurais dû acheter de la pommade pour la gale de la cuisinière, mais le pharmacien en manquait. J’allais monter chez Mère, m’excuser d’être revenue sans la crème. Ce qui l’indifférerait – sans doute ignorait-elle qu’on m’avait envoyée en chercher. Mais j’aurais un prétexte pour pénétrer dans sa chambre.

Mère écoutait une comédie à la radio. Habituellement, quand je la dérangeais en pareil moment, elle me faisait signe d’entrer et se remettait aussitôt à écouter la radio – tout en étudiant ses livres de comptes et en tirant sur sa pipe. Mais aujourd’hui, à ma grande surprise, elle éteignit la radio et ferma son livre de comptes d’un coup sec dès qu’elle me vit. Je m’inclinai devant elle et allai m’asseoir à sa table.

— Je t’ai vue dans l’entrée, pendant que Mameha était là, commença-t-elle. Tu briquais le parquet. Tu écoutais ce qu’on disait ?

— Non, madame. Il y avait une rayure sur le plancher. Pumpkin et moi, on essayait de la faire disparaître.

— Tu es une piètre menteuse, mais j’espère que tu feras une bonne geisha !

Puis elle rit, mais sans ôter sa pipe de sa bouche, si bien qu’elle souffla dans le tuyau. Des cendres s’envolèrent du fourneau. Des brins de tabac incandescents tombèrent sur son kimono. Mère posa sa pipe sur la table et se donna de grandes tapes jusqu’à ce qu’elle ait tout éteint.

— Voilà un peu plus d’un an que tu es à l’okiya, Chiyo, dit-elle.

— Un peu plus de deux ans, madame.

— Durant tout ce temps, c’est tout juste si j’ai remarqué ta présence. Et voilà qu’une geisha comme Mameha veut faire de toi sa petite sœur ! Va comprendre quelque chose à cela !

Selon moi, Mameha avait davantage envie de nuire à Hatsumomo que de me venir en aide. Mais je ne pouvais m’en ouvrir à Mère. J’allais lui répondre que je ne voyais pas pourquoi Mameha s’intéressait à moi, quand la porte s’ouvrit. Hatsumomo parut.

— Pardonnez-moi, Mère, dit-elle. J’ignorais que vous étiez en train de tancer la servante !

— Elle a cessé d’être servante, objecta Mère. Nous avons eu aujourd’hui une visite que tu pourrais juger intéressante.

— Oui, j’ai cru comprendre que Mameha était venue tirer le petit vairon du ruisseau, rétorqua Hatsumomo.

Elle avança à pas feutrés sur le parquet et s’assit à table. Elle se serra entre Mère et moi, m’obligeant à me pousser.

— Mameha semble penser que Chiyo aura remboursé ses dettes avant son vingtième anniversaire, annonça Mère.

Hatsumomo avait le visage tourné vers moi. On aurait cru une mère regardant son enfant avec ravissement.

— Peut-être, Mère, déclara-t-elle, que si vous la vendiez à un bordel…

— Tais-toi, Hatsumomo. Je ne veux pas entendre ce genre de choses. Dis-moi seulement ce que tu as fait pour provoquer Mameha, ces derniers temps.

— Sans doute ai-je gâché la journée de miss Bégueule, en passant à côté d’elle dans la rue. Mais sinon je ne vois pas.

— Elle a une idée derrière la tête. J’aimerais savoir laquelle.

— Ce n’est pas compliqué, Mère. Elle croit pouvoir m’atteindre en se servant de la Petite Sotte.

Mère ne répondit pas. Elle sembla réfléchir aux propos d’Hatsumomo.

— Peut-être pense-t-elle que Chiyo fera une meilleure geisha que Pumpkin et veut-elle se faire un peu d’argent grâce à elle. Qui pourrait l’en blâmer ?

— Enfin, Mère, Mameha n’a pas besoin de Chiyo pour gagner de l’argent ! Est-ce un hasard, si elle a choisi de perdre son temps avec une fille qui habite la même okiya que moi ? Mameha établirait une relation avec votre petit chien, si elle pensait que cela pouvait me faire quitter Gion.

— Allons, Hatsumomo. Pourquoi voudrait-elle te pousser à quitter Gion ?

— Parce que je suis plus belle qu’elle ! N’est-ce pas la meilleure des raisons ? Elle veut m’humilier en déclarant à tout le monde : « Je vous présente ma nouvelle petite sœur. Elle vit dans l’okiya d’Hatsumomo, mais c’est une telle perle que c’est à “moi” qu’ils ont confié son éducation. »

— Jamais Mameha ne se conduirait de cette façon-là, dit Mère, presque dans un souffle.

— Si elle croit pouvoir faire de Chiyo une geisha plus appréciée que Pumpkin, elle va tomber de haut, poursuivit Hatsumomo. Mais je suis ravie qu’on habille Chiyo en kimono et qu’on la promène partout. C’est une belle opportunité pour Pumpkin. Avez-vous déjà vu un chaton s’attaquer à une pelote de ficelle ? Pumpkin sera une bien meilleure geisha, quand elle se sera fait les dents sur cette pelote-là.

Cette idée sembla plaire à Mère, qui esquissa une sorte de sourire.

— Je n’avais jamais imaginé que la journée finirait comme ça, conclut-elle. Ce matin, quand je me suis réveillée, j’avais deux filles inutiles, dans cette okiya. Maintenant j’ai deux apprenties en passe de réussir, et cela avec l’appui de deux des meilleures geishas de Gion !