Le lendemain matin, Hatsumomo n’était pas la seule à être en colère après moi. Je dus également subir la rancune des servantes. En effet, Mère les priva de poisson séché pendant six semaines, pour avoir toléré la présence du petit ami d’Hatsumomo dans l’okiya. Je ne pense pas que les servantes m’en auraient voulu davantage si je leur avais pris du riz dans leur bol. Quant à Pumpkin, elle se mit à pleurer, en apprenant la punition ordonnée par Mère. On me lançait des regards noirs. Et puis j’allais devoir rembourser une broche en émeraudes que je n’avais jamais eue entre les mains, que je n’avais même jamais vue. Sans parler de mes autres dettes. Toutefois, cela m’atteignait bien moins que vous ne pourriez le penser. Tout événement qui me rendait la vie plus difficile ne faisait que renforcer ma détermination à m’enfuir.
Mère me croyait-elle réellement coupable de ce larcin ? Sans doute pas. Néanmoins, elle se réjouit d’acheter une nouvelle broche à Hatsumomo sur mes deniers, afin de calmer la geisha. En revanche, Mère ne doutait pas que je fus sortie de l’okiya : Yoko le lui avait confirmé. Quand j’appris que Mère avait donné l’ordre de verrouiller la porte d’entrée pour m’empêcher de sortir, je me sentis dépérir. Comment allais-je m’échapper, à présent ? Seule Tatie avait une clé, et elle la gardait autour du cou, même la nuit. En outre, Pumpkin se vit confier la tâche d’attendre le soir dans le vestibule, et de réveiller Tatie quand Hatsumomo rentrait.
Allongée sur mon futon, le soir, j’essayais de forger des plans. Mais le lundi, la veille du jour où Satsu et moi devions nous enfuir, je n’avais toujours pas trouvé le moyen de sortir de l’okiya. J’étais tellement abattue, que je n’avais plus la moindre énergie pour travailler. Les servantes me houspillaient, car je passais la serpillière sur le parquet que j’étais censée cirer, je balayais le couloir que j’étais censée laver. Lundi après-midi, je restai un long moment dans la cour, feignant d’arracher les mauvaises herbes. En réalité, j’étais accroupie là à broyer du noir. Puis une servante me demanda de laver le plancher dans leur quartier, et il se produisit une chose étonnante. J’essorai la serpillière au-dessus du sol, mais au lieu de couler en filet vers la porte, comme je m’y attendais, l’eau dériva jusque dans un coin de la pièce.
— Yoko, regarde ! dis-je. L’eau monte.
Elle ne montait pas vraiment, bien entendu. C’était une impression. Ce phénomène me stupéfia. J’essorai à nouveau ma serpillière, rien que pour voir l’eau couler dans le même coin. Et par association d’idées, je me vis « couler », moi aussi, jusque sur le palier du deuxième étage. Et de là, en haut de l’échelle, par l’ouverture de la trappe, puis sur le toit, à côté du réservoir d’eau de pluie.
Le toit ! Cette idée me stupéfia, au point que j’en oubliai complètement mon environnement. Lorsque le téléphone sonna, sur la table de Yoko, je faillis pousser un cri. Je ne savais pas trop ce que je ferais, une fois sur le toit, mais si je réussissais à redescendre de là-haut, peut-être arriverais-je à temps à mon rendez-vous avec Satsu.
*
* *
Le lendemain soir, en me couchant, je bâillai tant que je pus, et me jetai lourdement sur mon futon, comme si j’étais un sac de riz. Quiconque m’aurait vue aurait cru que j’allais m’endormir dans la minute, alors que j’étais parfaitement réveillée. Je demeurai étendue là un long moment. Je pensai à ma maison ivre. Je me demandai quelle tête ferait mon père, quand il lèverait les yeux de la table et me verrait debout sur le seuil. Les poches sous ses yeux s’affaisseraient, et il se mettrait à pleurer. Ou bien sa bouche prendrait cette forme étrange qu’elle prenait quand il souriait. Je ne m’autorisai pas à me représenter ma mère avec une telle acuité. Rien qu’à l’idée de la revoir, j’en avais les larmes aux yeux.
Finalement, les servantes se couchèrent sur leurs futons à côté de moi. Pumpkin s’agenouilla dans l’entrée, où elle attendrait qu’Hatsumomo rentre. J’écoutai Granny psalmodier des sutras, ce qu’elle faisait tous les soirs avant de se mettre au lit. Je la regardai se déshabiller par la porte entrebâillée. Debout à côté de son futon, elle ôta son kimono. Je ne l’avais encore jamais vue complètement nue, et cela m’horrifia. Pas seulement à cause de cette peau jaune et bosselée, sur son cou et sur ses épaules, qui rappelait celle d’un poulet plumé, mais parce que tout son corps ressemblait à un vêtement fripé. Je la vis tâtonner pour déplier la chemise de nuit qu’elle avait prise sur la table. Et, tout à coup, je la trouvai pitoyable. Sur son corps tout dégringolait, même ses mamelons, qui pendouillaient comme des bouts de doigt. Plus je l’observais, plus je me disais qu’elle devait se débattre, dans son esprit embrumé de vieille dame, avec des pensées ayant trait à ses parents. Sans doute l’avaient-ils vendue comme esclave quand elle était petite. Peut-être avait-elle perdu une sœur, elle aussi. C’était la première fois que je songeais à Granny de cette manière. Je me surpris à me demander si son enfance avait ressemblé à la mienne. Le fait qu’elle fût une vieille femme méchante et moi une petite fille qui luttait pour s’en sortir ne changeait rien à l’affaire. Est-ce qu’une vie trop dure finit immanquablement par vous rendre méchant ? Je me souvins qu’un jour, à Yoroido, un garçon m’avait poussée dans un buisson d’épines, près de l’étang. Quand je lui échappai, après l’avoir griffé, j’avais accumulé assez de rage en moi pour mordre un arbre. Si quelques minutes de douleur avaient suffi à me rendre aussi mauvaise, qu’en serait-il après des années de souffrances réitérées ? Même les pierres finissent par céder, sous les assauts répétés de la pluie.
Si je n’avais pas déjà décidé de m’enfuir, j’aurais été terrifiée à l’idée des souffrances qui m’attendaient à Gion. Cette vie-là ferait de moi une vieille femme méchante comme Granny, sans nul doute. Heureusement, dès le lendemain, je pourrais commencer à oublier ma vie à Gion. Je savais déjà comment arriver sur le toit. Quant à redescendre dans la rue… rien n’était joué. J’allais devoir tenter ma chance dans l’obscurité. Même si j’arrivais en bas sans me blesser, à partir de là, mes ennuis ne feraient que commencer. La vie à Pokiya avait beau être difficile, qu’allais-je trouver, une fois dehors ? Le monde était trop brutal. Comment allais-je survivre ? Je restai allongée sur mon futon pendant un moment, morte d’angoisse, me demandant si j’avais réellement le courage de tenter ma chance ailleurs… Mais Satsu m’attendait. Elle saurait quoi faire.
Il s’écoula un long moment avant que Granny ne se couche. Les servantes ronflaient très fort, à présent. Je feignis de me retourner sur mon futon, pour jeter un coup d’œil à Pumpkin, agenouillée sur le sol, non loin de là. Je ne distinguais pas bien son visage, mais j’eus l’impression qu’elle s’assoupissait. J’avais décidé d’attendre qu’elle soit endormie pour partir, mais je n’avais plus la moindre idée de l’heure qu’il était. Et puis Hatsumomo pouvait rentrer à n’importe quel moment. Je m’assis sur mon futon le plus silencieusement possible. Si on me voyait me lever, je pourrais toujours aller aux toilettes, puis revenir me coucher. Mais personne ne me prêta la moindre attention. Un kimono propre, et plié, était posé sur le sol, à côté de mon futon. Je le ramassai et me dirigeai droit vers l’escalier.
Une fois en haut, je m’arrêtai devant la porte de Mère et tendis l’oreille. Elle ne ronflait pas, généralement. Aussi ce silence ne m’apprit rien d’intéressant. Hormis le fait qu’elle ne circulait pas dans sa chambre et qu’elle ne parlait pas au téléphone. Toutefois, la pièce n’était pas plongée dans un silence complet, car son petit chien, Taku, avait une respiration sifflante. Plus je l’écoutai, plus j’eus l’impression d’entendre mon nom, dans ce souffle asthmatique : « CHI-yo ! CHI-yo ! ». Mais je ne voulais pas quitter l’okiya sans avoir la certitude absolue que Mère dormait. Aussi décidai-je de tirer un peu la porte et de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Si Mère était réveillée, je dirais que j’avais cru l’entendre appeler. Mère dormait avec sa lampe de chevet allumée, comme Granny. J’entrebâillai légèrement la porte. Je vis ses plantes de pied toutes desséchées dépasser du futon. Taku était couché entre ses pieds. La poitrine du chien montait, descendait, et faisait ce bruit sifflant qui rappelait les deux syllabes de mon nom.
Je refermai la porte. Après quoi je me changeai dans le couloir. Il me fallait encore des chaussures – je n’avais jamais envisagé de m’enfuir sans chaussures, preuve que j’avais réellement changé, depuis l’été. Si Pumpkin n’avait pas été agenouillée dans l’entrée, j’aurais pris une paire de socques de bois – ceux qu’on mettait pour traverser le passage en terre battue. À la place, je pris les chaussures qu’on utilisait dans les toilettes du haut. Elles étaient de très mauvaise qualité, avec une simple lanière de cuir sur le dessus pour les maintenir en place. Et puis elles étaient bien trop grandes pour moi. Mais je n’avais pas le choix.
Après avoir refermé la trappe sans bruit derrière moi, je glissai ma chemise de nuit sous le réservoir d’eau. Je m’arrangeai pour grimper sur le faîte du toit, et pour m’asseoir dessus à califourchon. J’avais peur. Les voix des gens, dans la rue, semblaient venir de très loin. Mais il me fallait dominer ma peur car, à tout moment, Mère, Tatie, ou l’une des servantes pouvaient apparaître dans l’ouverture de la trappe. Je glissai mes mains dans les chaussures, pour éviter de les lâcher. Puis je me mis à avancer sur l’arête du toit, ce qui se révéla plus difficile que je ne l’avais cru. Les tuiles étaient très épaisses. Elles formaient comme une petite marche, à l’endroit où elles se chevauchaient. Et puis elles s’entrechoquaient avec un bruit cristallin à chacun de mes mouvements, à moins que je ne me déplace très lentement. Tous les bruits que je faisais résonnaient sur les toits voisins. Il me fallut plusieurs minutes pour atteindre l’autre extrémité de l’okiya. Le toit de la maison d’à côté faisait vingt centimètres de moins que le nôtre. Je me glissai dessus, puis je m’arrêtai un moment afin de chercher une issue vers la rue. Je ne vis qu’une étendue d’un noir d’encre, malgré le clair de lune. Le toit était bien trop haut et abrupt pour que je prenne le risque de me laisser glisser dessus. Je n’étais pas du tout sûre que le toit suivant serait plus praticable. Et je commençai à paniquer. Je continuai toutefois à avancer de toit en toit. J’étais presque au bout du pâté de maisons, quand j’aperçus une cour, en contrebas. Si je pouvais atteindre la gouttière, je me laisserais glisser tout du long, jusque sur le toit d’une petite remise, qui me sembla être une salle de bains. Une fois là, je pourrais aisément descendre dans la cour.
L’idée d’atterrir dans la cour d’une autre maison ne me séduisait pas particulièment. C’était une okiya, sans nul doute – il n’y avait que des okiyas, dans le voisinage. La personne qui attendait le retour des geishas, dans l’entrée, m’empêcherait de passer. Et puis la porte d’entrée serait peut-être fermée à clé, comme la nôtre. Si j’avais eu le choix, je n’aurais jamais envisagé de passer par là. Mais, pour la première fois depuis le début de mon escapade, je pensai avoir trouvé un chemin praticable.
Je restai assise un long moment sur l’arête du toit, à l’affût d’un bruit dans la cour. Des gens riaient et parlaient, dans la rue, en contrebas. Je ne savais pas où j’allais atterrir, mais je jugeai préférable d’agir avant qu’on ne remarque mon absence à l’okiya. Si j’avais su par avance les conséquences de mon acte, j’aurais immédiatement fait demi-tour. Mais je ne savais rien des enjeux en présence. Je n’étais qu’une enfant, lancée dans une grande aventure.
Tant bien que mal je m’accrochai à l’arête du toit, passai une deuxième jambe par-dessus le faîte de la maison, et me retrouvai suspendue, face à la paroi pentue. Je tentai de remonter, mais la pente était plus raide que je ne l’avais cru. Avec les chaussures des toilettes dans les mains, je ne pouvais m’accrocher à l’arête du toit, seulement coincer mes avant-bras derrière. Mon sort était scellé, je ne pouvais plus revenir en arrière. Si je lâchais prise, je glisserais sans plus pouvoir m’arrêter. Toutes ces pensées me terrifiaient.
Toutefois, je n’eus pas le loisir de lâcher l’arête du toit. Ce fut elle qui me lâcha. Je me mis à glisser, mais moins vite que je ne l’avais imaginé. Cela me donna l’espoir de pouvoir m’arrêter un peu plus bas, contre les avant-toits. Puis mon pied délogea une tuile, qui glissa avec une espèce de cliquetis, avant de se fracasser dans la cour, en bas. Aussitôt après l’une des chaussures m’échappa, passa près de moi, et atterrit en bas avec un bruit sourd. Et puis, chose bien plus inquiétante : j’entendis des pas, sur le plancher d’une galerie. Quelqu’un se dirigeait vers la cour.
J’avais souvent vu des mouches immobiles sur un mur, ou sur un plafond. Je me demandais comment un tel phénomène était possible. Leurs pattes adhéraient-elles à la paroi, ou bien les mouches étaient-elles si légères qu’elles ne tombaient pas ? Quand j’entendis un bruit de pas dans la cour, je décidai de trouver le moyen de rester collée au toit comme une mouche, et pas plus tard que maintenant. Sinon, j’allais m’écraser en bas. Je tentai de caler mes orteils contre le toit, puis mes coudes, puis mes genoux. Dans une ultime tentative de rester collée au toit, je fis une chose très bête : je sortis ma deuxième main de la chaussure, et tentai de stopper ma descente. Hélas, je devais avoir les mains moites, car au lieu de me freiner, cette manœuvre accéléra ma chute. Je m’entendis déraper avec un bruit sifflant. Et il n’y eut plus de toit sous mes doigts.
Pendant quelques instants, je me retrouvai plongée dans un silence effarant. Comme je tombai dans le vide, une image se forma dans mon esprit : une femme sortait dans la cour, baissait la tête pour voir la tuile cassée sur le sol, puis levait les yeux vers le toit, juste à temps pour me voir tomber du ciel en plein sur elle. Mais, bien entendu, ce ne fut pas cela qui arriva. Mon corps tourna sur lui-même en chutant, et j’atterris sur le flanc. J’eus le réflexe de lever le bras pour me protéger la tête. Mais malgré cela, je tombai si lourdement que je m’assommai. Je ne sais pas où était cette femme, ni même si elle se trouvait dans la cour au moment où je chus. Mais elle dut me voir glisser du toit, car je l’entendis déclarer, comme je gisais là, sur le sol, complètement sonnée :
— Mais ma parole, il pleut des petites filles !
J’aurais bien aimé m’enfuir, mais je ne pouvais pas me relever. Tout un côté de mon corps n’était plus que douleur. Je finis par réaliser que deux femmes étaient agenouillées et penchées sur moi. L’une d’elles répétait quelque chose que je n’arrivais pas à saisir. Elles continuèrent à parler entre elles, puis elles me soulevèrent de la plaque de mousse sur laquelle j’étais tombée et m’assirent sur le plancher de la galerie. Je ne me souviens que d’une partie de leur conversation.
— Je vous assure, madame, elle est tombée du toit.
— Mais pourquoi avait-elle les chaussures des toilettes à la main ? Tu es montée là-haut pour utiliser les toilettes, petite fille ? Tu m’entends ? C’est très dangereux de faire ça ! Tu as de la chance d’être entière !
— Elle ne vous entend pas, madame. Regardez ses yeux.
— Mais bien sûr qu’elle m’entend. Dis quelque chose, petite fille !
Mais j’étais incapable de prononcer un mot car une pensée m’obsédait : Satsu allait m’attendre, au bord du fleuve. Elle allait m’attendre en vain.
*
* *
On envoya la servante frapper aux portes des okiyas de la rue, jusqu’à ce qu’elle trouve d’où j’étais venue. Pendant ce temps-là, je restai roulée en boule par terre, en état de choc. Je pleurais sans verser de larmes et je me tenais le bras, qui me faisait affreusement mal. Soudain on me mit debout et on me gifla.
— Espèce d’idiote ! Petite idiote ! fit une voix.
Tatie était là, devant moi, folle de rage. Elle me traîna hors de cette okiya, puis dans la rue, derrière elle. Lorsque nous arrivâmes dans notre okiya, elle m’adossa contre la porte en bois et me gifla encore une fois.
— Tu sais ce que tu as fait ? dit-elle.
J’étais incapable de répondre.
— Qu’est-ce que tu croyais ? Tu viens de gâcher tout ton avenir… Tu n’aurais rien pu faire de pire, pauvre idiote !
Je n’avais jamais imaginé que Tatie pouvait se mettre ainsi en colère. Elle me tira dans la cour et me jeta sur la galerie, sur le ventre. Je me mis à pleurer, pour de bon à présent, car je savais ce qui m’attendait. Mais cette fois, au lieu de me frapper sans conviction, Tatie versa un seau d’eau sur mon kimono, pour que je sente davantage les coups de bâton. Puis elle me frappa si fort, que je n’arrivai même plus à respirer. Quand elle eut fini de me taper dessus, elle jeta le bâton par terre, puis me tourna sur le dos.
— Tu ne pourras plus jamais être geisha, cria-t-elle. Je t’avais dit de ne pas faire cette erreur-là ! Car maintenant, personne ne peut plus rien pour toi, même moi !
Je n’entendis pas ce qu’elle dit ensuite, car Granny battait Pumpkin pour n’avoir pas mieux surveillé la porte, et la pauvre petite hurlait.
*
* *
Il s’avéra que je m’étais cassé le bras en atterrissant dans la cour. Le lendemain matin, un médecin vint me voir et m’emmena dans une clinique, près de l’okiya. Il ne me ramena qu’en fin d’après-midi, avec un plâtre sur le bras. J’avais encore affreusement mal. Cependant, Mère me convoqua aussitôt dans sa chambre. Elle resta un long moment assise à me regarder. D’une main, elle caressait Taku. De l’autre, elle tenait la pipe qu’elle avait dans la bouche.
— Tu sais combien j’ai payé pour t’avoir ? finit-elle par demander.
— Non, madame, rétorquai-je. Mais vous allez sans doute me dire que je ne vaux pas le prix que je vous ai coûté.
Ce n’était pas une réponse polie. Je crus même que Mère allait me gifler pour mon insolence, mais cela m’indifférait. Il me semblait que désormais tout irait mal pour moi. Mère serra les dents et rit, ou plutôt toussa deux trois fois.
— Tu as raison ! Tu ne vaux même pas un demi-yen. J’avais pourtant cru que tu étais intelligente. Mais tu ne l’es pas suffisamment pour voir où est ton intérêt.
Elle continua de tirer sur sa pipe un moment, puis elle reprit :
— Tu m’as coûté soixante-quinze yen, si tu veux savoir. Puis tu as rendu un kimono inutilisable, tu as volé une broche, et maintenant tu te casses le bras. Je vais donc devoir ajouter des frais médicaux à tes dettes. Il y a tes repas, tes leçons, et ce matin, la maîtresse du Tatsuyo, à Miyagawa-cho, m’a dit que ta grande sœur s’était enfuie. La maîtresse ne m’a pas encore payé ce qu’elle me doit. Et voilà qu’elle m’annonce qu’elle ne le fera pas. Je vais donc ajouter ça aussi à ta dette. Quand tu dois déjà plus d’argent que tu ne pourras jamais en rembourser !
Ainsi Satsu s’était enfuie. J’avais passé la journée à me poser la question, et j’avais enfin la réponse. J’aurais aimé me réjouir pour elle, mais j’en étais incapable.
— Je suppose que tu arriverais à rembourser tes dettes après avoir travaillé dix ou quinze ans comme geisha, poursuivit Mère. Et encore, il faudrait que tu aies du succès. Mais qui investirait un yen de plus sur une fille qui a tenté de s’enfuir ?
Je ne voyais pas très bien quoi répondre à cela. Aussi présentai-je mes excuses à Mère. Elle m’avait parlé avec une certaine amabilité jusque-là, mais après que je me fus excusée, elle posa sa pipe sur la table et propulsa sa mâchoire en avant de façon si impressionnante, qu’elle me fit penser à un animal prêt à frapper. Sans doute était-elle très en colère.
— Tu t’excuses, hein ? J’ai été stupide d’investir autant d’argent sur toi. Tu es probablement la servante la plus chère de Gion ! Si je pouvais vendre ton squelette pour rembourser une part de tes dettes, je n’hésiterais pas à te désosser !
Là-dessus, elle m’ordonna de sortir et remit sa pipe dans sa bouche.
J’étais au bord des larmes, en sortant de la chambre de Mère. Mais je me retins de pleurer, car Hatsumomo se tenait sur le palier. M. Bekku attendait de pouvoir attacher son obi. Tatie, un mouchoir à la main, se tenait devant elle et regardait ses yeux.
— Ça a complètement coulé, constatait Tatie. Je ne peux rien faire de mieux. Tu vas devoir finir de pleurer, puis refaire ton maquillage.
Je savais très bien pourquoi Hatsumomo pleurait. Son petit ami ne venait plus la voir, depuis qu’on lui avait interdit de l’amener à l’okiya. J’avais appris ça la veille au matin, et j’étais certaine qu’Hatsumomo allait me rendre responsable de ses malheurs. Je voulais absolument redescendre avant qu’elle m’aperçût, mais c’était déjà trop tard. Elle arracha son mouchoir de la main de Tatie et me fit signe d’approcher. Je n’avais nulle envie d’obtempérer, mais je n’avais pas le choix.
— Laisse Chiyo tranquille, conseilla Tatie. Va dans ta chambre et finis de te maquiller.
Hatsumomo ne répondit pas. Elle me tira dans sa chambre et ferma la porte derrière nous.
— J’ai longtemps cherché le moyen de gâcher ton avenir, me déclara-t-elle. Mais tu viens de t’en charger, puisque tu as tenté de t’enfuir ! Je ne sais pas si je dois m’en réjouir. Je voulais te briser moi-même.
Je fis alors une chose très insultante : je m’inclinai devant Hatsumomo, puis ouvris la porte et sortis sans répondre. Elle aurait pu me frapper, mais elle se contenta de me suivre dans le couloir.
— Si tu es curieuse de savoir ce que ça fait de rester servante toute sa vie, demande à Tatie ! continua-t-elle. Vous vous ressemblez déjà comme les deux extrémités d’une ficelle. Elle a sa hanche cassée. Tu viens de te casser le bras. Et tu finiras peut-être par ressembler à un homme, comme elle !
— C’est ça, Hatsumomo, dit Tatie. Je reconnais bien là son charme légendaire. On ne s’en lasse pas.
*
* *
À cinq ou six ans, je connaissais un petit garçon nommé Noburu. Il habitait Yoroïdo. C’était un gentil gamin, mais il sentait très mauvais, raison pour laquelle on le fuyait. Chaque fois qu’il parlait, les autres enfants ne lui accordaient pas plus d’attention qu’à un oiseau qui criait ou à un crapaud qui coassait, et, bien souvent, le pauvre Noburu s’asseyait par terre et pleurait. Dans les mois qui suivirent ma tentative de fuite, je compris ce qu’il avait dû ressentir. Car plus personne ne me parlait, sauf pour me donner un ordre. Mère m’avait toujours traitée avec mépris, car elle avait des choses plus importantes en tête. Mais à présent les servantes, la cuisinière, et Granny faisaient de même.
Durant cet hiver froid et cruel, je me demandai souvent ce qu’était devenue Satsu, ainsi que mon père, et ma mère. Quand je m’allongeais sur mon futon, le soir, j’étais généralement prise d’angoisse. Je ressentais en moi un vide immense, comme si le monde entier n’avait été qu’un grand hall désert. Pour me rassurer, je fermais les yeux et j’imaginais que je marchais sur le sentier, au bord des falaises de Yoroido. Je n’avais aucun mal à me projeter là-bas en pensée, car je connaissais très bien ce chemin. J’avais réellement l’impression d’avoir fui avec Satsu, et d’être de retour chez nous. Je me voyais courir vers notre maison ivre avec ma sœur, en lui tenant la main – même si elle ne m’avait jamais pris la main. Je savais que nous allions retrouver nos parents d’ici à quelques instants. Mais, dans mon rêve, je n’atteignais jamais la maison. Peut-être avais-je trop peur de ce qui m’attendait, à l’intérieur. Et puis c’était surtout le fait de longer le chemin qui me réconfortait. Mais un bruit finissait toujours par m’arracher à ma rêverie : une servante toussait, ou bien, chose embarrassante, Granny avait des vents et grognait. J’avais alors fini de humer l’air marin, je sentais à nouveau les draps du futon sous mes pieds, et non plus le sentier. Je me retrouvai au point de départ, dépourvue de tout, plongée dans ma solitude.
*
* *
Le printemps arriva. Les cerisiers fleurirent dans le parc de Maruyama, et à Kyoto on ne parla plus que de ça. Hatsumomo sortait souvent dans la journée : elle était invitée à des fêtes, où l’on admirait les cerisiers en fleurs. Je la voyais se préparer, et je lui enviais sa vie trépidante. J’avais désormais abandonné tout espoir de voir Satsu se glisser dans l’okiya, un soir, et m’arracher à mon enfer. Je n’espérais même plus avoir des nouvelles de ma famille. Jusqu’au jour où je descendis l’escalier, un matin, et trouvai un paquet sur le sol de l’entrée. C’était une boîte aussi longue que mon bras, enveloppée d’un papier épais, avec une ficelle effilochée tout autour. Vu qu’il n’y avait personne dans les parages, je m’approchai pour lire le nom et l’adresse, calligraphiés en gros caractères sur le dessus du paquet. Il y avait écrit :
Sakamoto Chiyo
Chez Nitta Kakoyo
Gion Tominaga-cho
Ville de Kyoto, Préfecture de Kyoto
Je restai plantée là, une main sur la bouche, les yeux ronds comme deux tasses de thé. L’adresse de l’expéditeur était celle de M. Tanaka. J’ignorais ce qu’il y avait à l’intérieur du paquet. Toutefois, lorsque j’aperçus le nom de M. Tanaka – vous allez sans doute trouver ça absurde –, j’espérai qu’il se repentait, et m’envoyait quelque chose qui me permettrait de retrouver ma liberté. Je ne vois pas quel genre de colis pourrait libérer une petite fille de l’esclavage – j’eus également du mal à l’imaginer à ce moment-là. Mais je crus sincèrement qu’une fois ce colis ouvert, ma vie ne serait plus jamais la même.
Avant que j’aie eu le temps de réfléchir plus avant, Tatie descendit l’escalier et m’ordonna de laisser ce colis, bien qu’il y eût mon nom écrit dessus. J’aurais aimé l’ouvrir moi-même, mais elle demanda un couteau pour couper la ficelle. Après quoi elle prit son temps pour enlever le papier d’emballage, sous lequel il y avait de la toile à sac, cousue avec du fil de pêcheur. Une lettre, cousue au sac par deux de ses coins, mentionnait mon nom. Tatie détacha l’enveloppe, puis déchira la toile. Apparut une boîte en bois sombre. Je fus d’abord tout excitée à l’idée de ce que je pourrais trouver à l’intérieur, mais quand Tatie souleva le couvercle, je sentis aussitôt comme un poids sur la poitrine. Car dans cette boîte, nichées dans les replis d’un tissu de lin blanc, je reconnus les minuscules tablettes mortuaires que j’avais toujours vues sur l’autel de mes parents, dans notre maison ivre. Il y en avait deux nouvelles, apparemment très récentes. Elles portaient des noms bouddhiques qui ne me disaient rien, et que je n’arrivai pas à déchiffrer. Le simple fait de me demander pourquoi M. Tanaka les avait envoyées me terrorisait.
Tatie abandonna la boîte par terre, avec ses tablettes parfaitement alignées à l’intérieur. Elle sortit la lettre de l’enveloppe et la lut. Debout devant elle, j’attendais qu’elle eût fini. J’étais morte de peur, je m’interdisais de penser.
J’eus l’impression que le temps s’était arrêté. Finalement, Tatie poussa un profond soupir, me prit par le bras, et m’emmena au salon. Je m’agenouillai à table, posai sur mes genoux mes mains tremblantes – sans doute tremblais-je à force de lutter pour refouler d’affreux sentiments. Je tentai de me rassurer : peut-être était-ce bon signe que M. Tanaka m’ait envoyé ces tablettes mortuaires ? Et si ma famille venait s’installer à Kyoto… Peut-être irions-nous acheter un nouvel autel ensemble, devant lequel nous installerions les tablettes ? Et si Satsu avait demandé qu’on me les envoie, car elle revenait à Kyoto… Tatie interrompit brusquement le cours de mes pensées.
— Chiyo, je vais te lire une lettre que t’envoie un M. Tanaka Ichiro, déclara-t-elle, d’une voix étonnamment lente et grave.
Je retins mon souffle tout le temps qu’elle déplia la feuille de papier sur la table.
Chère Chiyo,
Deux saisons ont passé, depuis que tu as quitté Yoroido. Bientôt de nouvelles fleurs vont éclore sur les arbres. Ces fleurs s’ouvrent, et remplacent celles de la saison précédente. Elles nous rappellent que nous allons tous mourir un jour.
Devenu moi-même orphelin très tôt, je suis navré de devoir t’annoncer une terrible nouvelle. Six semaines après ton départ pour vivre ta nouvelle vie à Kyoto, les souffrances de ta mère ont pris fin, et seulement quelques semaines plus tard, ton père, ce cher homme, a lui aussi quitté ce monde. Ce deuil qui t’est imposé m’attriste profondément, mais sois assurée que les dépouilles de tes chers parents sont ensevelies au cimetière du village. Chacun d’eux a eu un service religieux, au temple Hoko-ji de Senzuru, et les femmes de Yoroido ont chanté des sutras. L’humble personne que je suis ne doute pas que tes parents soient à présent au paradis.
Le métier de geisha requiert une formation ardue. Toutefois, l’humble personne que je suis est remplie d’admiration pour ceux qui savent transmuter leur souffrance en actes créateurs et devenir de grands artistes. Il y a quelques années, en visitant Gion, j’ai eu l’honneur de voir les « danses du printemps » et d’assister ensuite à une fête dans une maison de thé. J’ai gardé de cette expérience un souvenir impérissable. Dans une certaine mesure, cela me rassure que tu aies trouvé un foyer. Tu es ainsi à l’abri de ce monde cruel. L’humble personne que je suis a vécu suffisamment longtemps pour avoir vu grandir ses petits enfants.
Elle sait combien il est rare que de banals oiseaux donnent naissance à un cygne. Le cygne qui reste dans l’arbre de ses parents finit par mourir. Voilà pourquoi ceux qui sont beaux et talentueux doivent aller leur chemin.
Ta sœur Satsu est passée à Yoroido l’année dernière, à la fin de l’automne. Elle n’a pas tardé à s’enfuir à nouveau, cette fois avec le fils de M. Sugi. M. Sugi espère ardemment revoir son fils chéri, et te demande de l’avertir immédiatement si tu recevais des nouvelles de ta sœur.
Bien à toi,
Tanaka Ichiro.
Bien avant que Tatie eût fini de lire cette lettre, je pleurais à chaudes larmes. C’eût été déjà très dur d’apprendre la mort d’un de mes parents. Mais découvrir d’un coup que ma mère et mon père étaient décédés, que j’étais seule au monde et que ma sœur avait disparu pour toujours… Je m’effondrai en une fraction de seconde, tel un vase qui se brise. Je me sentis perdue, même dans ce salon.
Vous devez me trouver bien naïve d’avoir gardé l’espoir que ma mère était encore en vie. Mais j’avais si peu de choses dans lesquelles espérer, que j’aurais pu me raccrocher à n’importe quoi. Je luttai pour me ressaisir. Tatie fut très compréhensive. « Ne te laisse pas abattre, Chiyo, ne cessait-elle de me répéter. Il faut résister. Nous n’avons pas le choix, en ce monde. »
Quand je fus enfin capable de parler, je demandai à Tatie de mettre les tablettes dans un endroit où je ne les verrais pas, et de prier à ma place. J’avais trop de chagrin pour le faire moi-même. Mais elle refusa.
— Tu devrais avoir honte de vouloir oublier tes ancêtres, me dit-elle.
Elle m’aida à placer les tablettes sur une étagère, dans le bas de l’escalier, que je puisse prier devant elles chaque matin.
— Ne les oublie jamais, Chiyo-chan, me dit-elle. Ces gens sont tout ce qui reste de ton enfance.