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Ayant découvert l’identité du président, je cherchai des articles sur lui dans de vieux magazines. En une semaine, j’avais accumulé des centaines de journaux. Tatie me lança un coup d’œil qui signifiait : « Tu as perdu l’esprit, ma pauvre petite. » Je trouvai peu d’informations sur le président. Je continuai cependant à récupérer les magazines que je voyais dépasser des poubelles. Un jour, je ramassai une liasse de vieux journaux derrière une maison de thé. Dans l’une de ces revues, vieilles de deux ans on parlait d’Iwamura Electric.

Iwamura Electric avait fêté son vingtième anniversaire en avril 1931. La coïncidence continue de me frapper : j’ai rencontré le président en avril 1931. Si j’avais lu la presse à cette époque, j’aurais vu sa photo dans tous les magazines ! Maintenant que j’avais une date précise, je cherchai, et trouvai, de nombreux articles sur cet anniversaire – pour la plupart dans de vieilles affaires jetées après la mort d’une vieille mamie, qui habitait en face de notre okiya.

Le président était né en 1890. Il avait donc à peine dépassé la quarantaine, au moment de notre rencontre. Ce jour-là j’avais pensé – à tort – qu’il dirigeait une entreprise de moindre envergure. Iwamura Electric n’avait pas l’importance d’Osaka Electric – sa principale concurrente dans l’ouest du Japon. Cependant, le président et Nobu, association célèbre dans tout Japon, étaient bien plus connus que les dirigeants de certaines grandes firmes. Iwamura Electric avait la réputation d’être à la fois plus innovatrice et plus fiable.

Le président était arrivé à Osaka à dix-sept ans. Il avait travaillé pour une petite compagnie d’appareillages électriques. Il ne tarda pas à superviser l’installation de l’électricité dans des usines de la région. Dans les maisons et les bureaux, on s’éclairait de plus en plus à l’électricité. Le soir, le président travaillait sur ses propres inventions. Il mit au point un dispositif permettant d’insérer deux ampoules dans la même douille. Son patron refusa de commercialiser son invention. Peu après son mariage, le président quitta cette société pour fonder sa propre entreprise. Il avait vingt-deux ans.

Les premières années, il réalisa de maigres profits. Puis, en 1914, sa société décrocha un gros contrat : l’électrification d’un nouveau bâtiment sur une base militaire d’Osaka. Nobu était resté dans l’armée – ses blessures de guerre l’empêchaient de trouver un emploi ailleurs. Chargé de superviser les travaux effectués par Iwamura Electric, il se lia d’amitié avec le président, qui lui proposa de travailler pour lui. Nobu accepta.

Plus j’apprenais de choses sur leur partenariat, plus je comprenais à quel point ils étaient complémentaires. On voyait la même photo d’eux dans presque tous les articles : le président, dans un élégant costume trois pièces, sa fameuse douille à la main. On pouvait croire qu’il se demandait à quoi ça servait. Il fixait l’objectif d’un air menaçant, comme s’il allait balancer la douille dessus. Le contraste avec Nobu était frappant. L’homme était plus petit, il se tenait à la droite du président, un poing sur la hanche. Il portait une jaquette, un pantalon à fines rayures. Il avait le visage couvert de cicatrices, l’air ensommeillé. Le président, à cause de ses cheveux prématurément gris et de la différence de taille entre son associé et lui, aurait pu être le père de Nobu – or il n’avait que deux ans de plus que lui. D’après les articles, le président dirigeait l’entreprise et œuvrait à son développement. Nobu s’occupait des finances, tâche ingrate dont il s’acquittait fort bien. « Notre entreprise est passée par des moments difficiles. Sans le génie de Nobu, nous aurions fait faillite », disait souvent le président, dans les interviews. Au début des années vingt, Nobu avait trouvé un groupe d’investisseurs et sauvé la compagnie de la ruine. « J’ai une dette envers Nobu dont je ne pourrai jamais m’acquitter », avait déclaré plus d’une fois le président.

 

*

*    *

 

Il s’écoula plusieurs semaines. Puis je reçus un mot de Mameha me demandant de passer chez elle le lendemain après-midi. J’avais pris l’habitude de porter les kimonos somptueux que Mameha me prêtait. Ce jour-là, elle avait choisi pour moi un kimono en soie rouge et jaune, avec un motif de feuilles d’automne. J’allais l’enfiler, quand je vis une déchirure derrière, sous la fesse, un trou assez large pour y passer deux doigts. Mameha n’était pas encore rentrée. J’allai montrer le kimono à la servante.

— Tatsumi-san, dis-je, c’est ennuyeux… ce kimono est fichu.

— Il a seulement besoin d’être raccommodé, mademoiselle. La maîtresse l’a emprunté ce matin à une okiya du quartier.

— Elle ne devait pas savoir qu’il était déchiré. Et avec la réputation que j’ai, elle va sans doute penser…

— Oh, elle sait qu’il est déchiré ! m’interrompit Tatsumi. En fait, la combinaison est déchirée aussi, au même endroit.

J’avais déjà enfilé la combinaison crème. Je passai ma main derrière, sur le haut de ma cuisse, et découvris un trou.

— Une apprentie geisha a fait un accroc l’année dernière, m’expliqua Tatsumi. Le tissu s’est pris dans un clou. Mais la maîtresse veut que vous le portiez.

Je trouvais cela absurde, mais je mis le kimono. Mameha rentra. Elle semblait pressée de ressortir.

Comme elle refaisait son maquillage, je lui demandai des explications.

— Deux hommes vont compter dans ta vie, je te l’ai dit. Tu as rencontré Nobu, il y a trois semaines. Tu vas rencontrer l’autre cet après-midi. Pour faire sa connaissance, il te faut un kimono déchiré. Ce lutteur de sumo m’a donné une idée géniale ! J’ai hâte de voir la tête d’Hatsumomo, quand tu vas resurgir de chez les morts ! Tu sais ce qu’elle m’a dit, l’autre jour ? Qu’elle ne me remercierait jamais assez de t’avoir emmenée à ce tournoi. Ça valait le déplacement, dit-elle, de te voir faire les yeux doux à M. Lézard. Tu vas pouvoir t’occuper de lui sans qu’elle t’ennuie. Peut-être viendra-t-elle parfois dans ces soirées, mais seulement jeter un coup d’œil. Par curiosité. Plus tu parleras de Nobu en présence d’Hatsumomo, mieux ce sera. Cela dit, tu ne dois jamais mentionner l’homme que tu vas rencontrer cet après-midi.

Cette nouvelle me déprima, même si je m’efforçai de paraître ravie. Un homme n’aura jamais de liaison avec une geisha qui a été la maîtresse de son associé. Un après-midi, aux bains, il y avait quelques mois de ça, j’avais surpris une conversation entre deux geishas. L’une d’elles tentait de consoler son amie : la jeune femme avait appris que son nouveau danna s’associait en affaires avec l’homme de ses rêves. Je n’aurais jamais pensé qu’une telle chose pouvait m’arriver.

— Madame, dis-je, vous voulez que Nobu devienne mon danna ?

Mameha posa son pinceau à maquillage et me lança un regard capable de stopper un train en pleine vitesse.

— Nobu-san est un homme bien. Aurais-tu honte de l’avoir pour danna ?

— Non, madame. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je me demandais seulement…

— Très bien. Dans ce cas j’ai deux choses à te dire. D’une part, tu es une fille de quatorze ans que personne ne connaît. Tu auras beaucoup de chance, si tu deviens une geisha suffisamment recherchée pour qu’un homme comme Nobu envisage de s’occuper de toi. D’autre part, jamais une geisha ne lui a paru digne de devenir sa maîtresse. Si tu es la première, j’espère que tu seras flattée.

Je sentis mes joues chauffer. Mameha avait raison : j’aurais beaucoup de chance d’attirer ne fût-ce que l’attention d’un homme comme Nobu. Et s’il m’était inaccessible, que dire du président ! Depuis que je l’avais retrouvé, à ce tournoi de sumo, je ne touchais plus terre. Mameha venait de me ramener dans la dure réalité.

 

*

*   *

 

Je m’habillai à la hâte. Mameha m’emmena en haut de la rue, dans l’okiya où elle avait vécu. Elle avait quitté cette maison pour devenir indépendante, il y avait six ans de cela. Une vieille servante nous ouvrit la porte, l’air perplexe.

— Nous avons téléphoné à l’hôpital, dit-elle. Le docteur quitte son travail à quatre heures, aujourd’hui. Il est presque trois heures et demie.

— Nous l’appellerons avant de partir, Kazuko-san, prévint Mameha. Je suis sûre qu’il m’attendra.

— Je l’espère. Ce serait trop horrible de laisser saigner cette pauvre fille !

— Qui est-ce qui saigne ? m’enquis-je, alarmée.

La servante me regarda, poussa un soupir. Elle nous conduisit au deuxième étage, dans un couloir, où étaient assises trois jeunes femmes et une cuisinière grande et maigre, avec un tablier amidonné. Elles me contemplèrent toutes avec circonspection, excepté la cuisinière, qui se mit un torchon sur l’épaule, et entreprit d’affûter un couteau – de ceux qu’on utilise pour couper la tête aux poissons. J’eus l’impression d’être une grosse tranche de thon que venait de livrer l’épicier. C’était moi qui allais saigner.

— Mameha-san…, murmurai-je.

— Sayuri, je sais ce que tu vas dire, déclara-t-elle, ce qui était intéressant, car je n’en avais moi-même aucune idée. Ne m’as-tu pas promis de m’obéir en tout en devenant ma petite sœur ?

— Si j’avais su qu’on m’arracherait le foie…

— Il n’est pas question de t’arracher le foie, objecta la cuisinière, ce qui ne me tranquillisa pas.

— Nous allons te faire une petite coupure, Sayuri, dit Mameha. Une toute petite coupure, que tu puisses aller à l’hôpital et rencontrer un certain docteur. Tu te souviens, l’homme dont je t’ai parlé ? Eh bien il est docteur.

— Je ne pourrais pas faire semblant d’avoir mal à l’estomac ?

J’étais parfaitement sérieuse, en disant cela, mais elles durent toutes croire que je plaisantais, car elles éclatèrent de rire.

— Nous agissons dans ton intérêt, Sayuri, déclara Mameha. Il faut que tu saignes un peu, juste assez pour que le docteur accepte de t’examiner.

La cuisinière avait fini d’affûter sa lame. Elle vint se placer devant moi, comme pour m’aider à appliquer mon maquillage – sauf qu’elle avait un couteau à la main. Kazuko, la vieille servante qui nous avait ouvert, écarta mon col à deux mains. Je commençai à paniquer.

Heureusement, Mameha intervint.

— Nous allons lui faire cette coupure sur la jambe, proposa-t-elle.

— Oh non, pas la jambe, répliqua Kazuko. Le cou, c’est bien plus érotique !

— Sayuri, tourne-toi, s’il te plaît, demanda Mameha. Montre à Kazuko le trou dans ton kimono.

Je m’exécutai.

— Kazuko-san, reprit-elle, comment expliquer qu’il y a une déchirure à cet endroit, si elle a une coupure au cou, et non à la cuisse ?

— En quoi les deux choses sont-elles liées ? protesta Kazuko. Elle porte un kimono déchiré, et elle s’est coupé le cou !

— Kazuko commence à m’agacer, dit la cuisinière. Dites-moi où vous voulez que je coupe, Mameha.

J’aurais dû être soulagée. Je ne le fus pas.

Mameha envoya une servante chercher un bâton de pigment rouge, de ceux que l’on utilise pour se peindre les lèvres. Elle le glissa dans le trou de mon kimono et fit une marque sur l’arrière de ma cuisse, sous ma fesse.

— Faites votre entaille à cet endroit-là, déclara Mameha.

J’ouvris la bouche, mais avant que j’aie pu parler, Mameha m’interrompit :

— Allonge-toi et ne bouge plus, Sayuri. Si tu nous retardes encore, je vais être très fâchée.

Je n’avais nulle envie de lui obéir, mais je n’avais pas le choix. Je m’allongeai sur le drap étalé par terre, je fermai les yeux. Mameha me découvrit jusqu’à la hanche.

— Si la coupure n’est pas assez profonde, vous pourrez toujours recommencer, dit Mameha à la cuisinière. Commencez par une entaille légère.

Le couteau me piqua la peau. Je me mordis la lèvre. Je couinai. La cuisinière entailla ma chair.

— Il faut couper plus profond, insista Mameha. Vous n’avez fait qu’une estafilade.

— On dirait une bouche, dit Kazuko à la cuisinière. Cette ligne, au milieu de la tache rouge. Cela ressemble à deux lèvres. Le docteur va rire !

Mameha l’admit. Elle effaça le rouge à lèvres – la cuisinière lui assura qu’elle saurait retrouver l’endroit. Quelques instants plus tard, je sentis à nouveau le couteau entamer ma peau.

Je n’ai jamais supporté la vue du sang. Le jour où j’ai rencontré M. Tanaka, je me suis évanouie, après m’être coupé la lèvre. Alors imaginez ce que je ressentis en me retournant et en voyant un filet de sang couler sur ma peau ! Mameha épongeait le sang avec une serviette. Je perdis conscience de ce qui se passa ensuite – je ne sais plus si l’on m’aida à monter dans le rickshaw, je ne me souviens pas du trajet. Quand nous approchâmes de l’hôpital, Mameha poussa doucement ma tête d’un côté, puis de l’autre, pour attirer mon attention.

— Écoute-moi bien ! On a dû t’enseigner qu’une apprentie ne doit pas se préoccuper des hommes, mais faire impression sur les geishas, car ce sont elles qui l’aideront dans sa carrière. Oublie cela ! Ça va se passer différemment pour toi. Ton avenir dépend de deux hommes. Tu vas rencontrer l’un d’eux d’ici à quelques minutes. Tu dois frapper son imagination. Tu m’écoutes ?

— Oui, madame, marmonnai-je.

— Quand il te demandera comment tu t’es coupé la jambe, tu lui diras : « J’étais aux toilettes, j’ai essayé de soulever mon kimono, et je suis tombée sur quelque chose de tranchant. » Tu ne sais pas ce que c’était, car tu t’es évanouie. Ajoute des détails, autant que tu voudras. Mais fais en sorte de paraître enfantine. Et puis aie l’air apeurée, quand nous rentrerons dans son cabinet. Montre-moi.

J’appuyai ma tête sur le dossier de la banquette et fis rouler mes yeux dans leurs orbites – je ne jouais pas. Mameha ne fut pas satisfaite du résultat.

— Je ne t’ai pas demandé de faire la morte, mais la jeune fille effarouchée. Comme ça…

Mameha prit l’air apeuré, comme si elle ne savait où poser les yeux. Elle porta la main à sa joue, sembla sur le point de s’évanouir. Je finis par réussir à reproduire cet air de biche effarouchée. Je fis mon numéro, comme le chauffeur du rickshaw m’escortait jusque dans l’hôpital. Mameha tira sur mon kimono de-ci de-là, pour que je reste élégante.

Nous passâmes les portes battantes en bois, nous demandâmes le directeur de l’hôpital. Mameha précisa qu’il nous attendait. Une infirmière nous précéda dans un long couloir, nous ouvrit la porte d’une pièce poussiéreuse. À l’intérieur, une table rectangulaire en bois, un paravent pliant devant les fenêtres. Comme nous attendions, Mameha ôta la serviette de ma cuisse et la jeta dans la poubelle.

— N’oublie pas, Sayuri, souffla-t-elle, d’un ton presque sévère, tu dois paraître innocente, effarouchée. Appuie-toi contre le mur, essaie d’avoir l’air au bord de l’évanouissement.

Je n’eus aucune difficulté à feindre cet état. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit et le docteur Crab parut. Il ne s’appelait pas Crab, bien sûr, mais si vous l’aviez vu, cette idée vous serait venue à l’esprit. Il était voûté, ses coudes ressortaient de façon caricaturale. On avait l’impression qu’il s’était longuement entraîné à imiter un crabe. Il avançait, une épaule en avant, tel le crabe qui marche de côté. Il portait la moustache. Il fut ravi de voir Mameha, plus surpris que ravi, d’ailleurs.

Le docteur Crab était un homme méthodique et ordonné. Il tourna la poignée avant de refermer la porte, pour ne pas faire de bruit. Puis il appuya sur la porte, pour s’assurer qu’elle était bien fermée. Il sortit une boîte oblongue de sa veste et l’ouvrit avec précaution, comme s’il risquait de faire tomber quelque chose. Cet étui contenait une paire de lunettes. Quand il les eut chaussées, à la place de celles qu’il avait sur le nez, il remit l’étui dans sa poche et lissa sa veste avec ses mains. Il finit par poser les yeux sur moi. Il eut un bref hochement de tête, déclara Mameha.

— Je suis navrée de vous déranger, docteur, déclara Mameha. Mais Sayuri a un si bel avenir devant elle, et voilà qu’elle se coupe la cuisse ! La blessure pourrait mal cicatriser, ou s’infecter. Je me suis dit que vous étiez la seule personne qui pouvait la soigner.

— C’est sûr, fit le docteur Crab. Pourrais-je voir la blessure ?

— Sayuri s’évanouit à la vue du sang, docteur, précisa Mameha. Il serait peut-être préférable qu’elle vous laisse examiner la blessure vous-même. C’est sur l’arrière de sa cuisse.

— Je comprends. Peut-être pourriez-vous lui demander de s’allonger sur la table ?

Je ne compris pas pourquoi le docteur Crab ne s’adressait pas directement à moi. Mais je voulus paraître obéissante. Aussi attendis-je que Mameha me demande de m’allonger. Le docteur releva mon kimono jusqu’à ma taille, appliqua un tissu imprégné d’un liquide malodorant sur ma cuisse.

— Sayuri-san, dit-il, veuillez m’expliquer comment vous vous êtes fait cette blessure.

Je pris une grande inspiration, m’efforçant de paraître au bord de l’évanouissement.

— C’est gênant, commencai-je. J’ai bu beaucoup de thé, cet après-midi…

— Sayuri est novice, expliqua Mameha. Je lui ai fait faire le tour de Gion, pour la présenter. Et, naturellement, tout le monde a voulu lui offrir du thé.

— Oui, j’imagine, fit le docteur.

— Et j’ai soudain senti que je devais… vous voyez…, balbutiai-je.

— Boire trop de thé peut provoquer un besoin urgent de soulager la vessie, dit le docteur.

— Oui, merci. Et en fait… euh… c’était pire qu’un besoin urgent… parce qu’à tout moment les choses risquaient de prendre une teinte jaune, si vous voyez ce que je veux dire…

— Raconte simplement au docteur ce qui s’est passé, Sayuri-san, intervint Mameha.

— Excusez-moi, docteur. J’étais donc très pressée d’aller aux toilettes… tellement pressée qu’en arrivant au-dessus… j’ai dû perdre l’équilibre en me débattant avec mon kimono. Dans ma chute, ma jambe a heurté quelque chose de tranchant. Je ne sais pas ce que c’était. J’ai dû m’évanouir.

— C’est étonnant que vous n’ayez pas vidé votre vessie quand vous avez perdu connaissance, constata le docteur.

Depuis le début, j’étais étendue sur le ventre, la tête à quelques centimètres de la table, pour préserver mon maquillage. Le docteur ne voyait pas mon visage, quand il me parlait. Après sa dernière remarque, je jetai un coup d’œil à Mameha par-dessus mon épaule. Heureusement, elle réagit vite.

— Sayuri veut dire qu’elle a perdu l’équilibre en se relevant, précisa-t-elle.

— Je vois, répliqua le docteur. La coupure est due à un objet tranchant. Vous avez dû tomber sur un morceau de verre, ou de métal.

— Cela m’a paru très tranchant, dis-je. Comme un couteau !

Le docteur Crab n’ajouta rien. Il désinfecta la plaie longuement, comme s’il voulait voir jusqu’à quel point elle était douloureuse. Il utilisa à nouveau son liquide malodorant pour nettoyer les traces de sang le long de ma jambe. Il me faudrait mettre de la crème sur la plaie et la bander pendant quelques jours, m’informa-t-il. Là-dessus il tira mon kimono sur mes jambes. Il ôta ses lunettes avec d’infinies précautions.

— Je suis navré que vous ayez abîmé un aussi beau kimono, dit-il. Mais je suis ravi de vous avoir rencontrée. Mameha-san sait que j’adore faire de nouvelles connaissances.

— Tout le plaisir est pour moi, docteur, assurai-je.

— Peut-être nous verrons-nous un de ces soirs à l’Ichiriki.

— Sayuri est très sollicitée, docteur, comme vous pouvez l’imaginer. Elle a déjà de nombreux admirateurs. Aussi j’évite de trop la montrer à l’Ichiriki. Peut-être pourrions-nous vous voir à la maison de thé Shirae ?

— Oui, c’est une bonne idée, répondit le docteur Crab.

Il procéda à nouveau au rituel des lunettes, afin de pouvoir lire dans un petit carnet qu’il sortit de sa poche.

— J’y serai… disons… après-demain. J’espère vivement vous voir.

Mameha lui assura que nous passerions. Après quoi nous partîmes.

 

*

*    *

 

Dans le rickshaw qui nous ramena à Gion, Mameha m’annonça que j’avais été parfaite.

— Je n’ai rien fait du tout, Mameha-san !

— Vraiment ? Alors pourquoi cette sueur, sur le front du docteur ?

— Je n’ai vu que la table.

— Pendant qu’il nettoyait le sang sur ta jambe, le docteur avait le front perlé de sueur, comme en plein été, alors qu’il faisait plutôt frais dans la pièce.

— C’est vrai.

— Tu vois bien !

Je ne voyais pas très bien, en fait. Je ne savais pas non plus pourquoi elle m’avait emmenée chez ce docteur. Je ne pouvais le lui demander : elle avait refusé de me parler de son plan. Le rickshaw traversait le pont de Shijo Avenue pour retourner dans Gion quand Mameha s’interrompit au milieu d’une histoire pour me dire :

— Ce kimono met tes yeux en valeur, Sayuri. Ces rouges et ces jaunes donnent un éclat argenté à ton regard. Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? ! Chauffeur ! lança-t-elle. Nous sommes allés trop loin ! Arrêtez-vous, je vous prie.

— Vous m’avez dit Gion Tominaga-cho, madame. Je ne peux poser mes bâtons ici, en plein milieu du pont !

— Soit vous nous laissez ici, soit vous allez au bout du pont pour le retraverser dans l’autre sens. Ce qui serait absurde.

Le chauffeur posa ses bâtons à l’endroit où nous étions. Mameha et moi descendîmes. Plusieurs cyclistes klaxonnèrent en nous doublant, furieux. Mameha les ignora. Elle était si certaine de sa propre importance qu’elle ne pouvait imaginer que qui que ce soit fût gêné par un problème aussi insignifiant. Elle prit tout son temps, paya en sortant une pièce après l’autre de sa bourse en soie. Nous retraversâmes le pont en sens inverse.

— Nous allons chez Uchida Kosaburo, annonça-t-elle. C’est un peintre génial, et il va aimer tes yeux. Il vit dans un désordre incroyable et il lui arrive d’être un peu distrait. Alors arrange-toi pour qu’il remarque tes yeux.

Nous prîmes de petites rues. Puis une ruelle en impasse. Au bout de cette ruelle, un portail de temple shinto miniature, rouge vif, était coincé entre deux maisons. Nous franchîmes le portail, passâmes devant plusieurs petits pavillons. Nous arrivâmes au pied d’un escalier de pierre. Nous gravîmes ces marches, sous des frondaisons aux couleurs éclatantes – c’était l’automne. Sous ce tunnel de feuillages, l’air était frais comme de l’eau de source. J’eus l’impression de pénétrer dans un autre univers. J’entendis un bruit mouillé, qui me rappela celui des vagues léchant le sable : un homme nettoyait la dernière marche avec de l’eau et un balai aux poils couleur chocolat.

— Uchida-san ! s’exclama Mameha. Vous n’avez pas de servante pour faire le ménage !

L’homme avait le soleil dans la figure. Il baissa les yeux vers nous, mais il ne dut voir que des formes colorées sous les arbres. Moi, en revanche, je le voyais très bien. Je lui trouvai une drôle d’allure. Dans un coin de sa bouche, un énorme grain de beauté. Et puis ses sourcils étaient si broussailleux ! On aurait cru deux chenilles sorties de ses cheveux pour venir s’endormir au-dessus de ses yeux. Tout, chez lui, était en bataille. Ses cheveux gris, son kimono – il avait l’air d’avoir dormi dedans.

— Qui est-ce ? dit-il.

— Uchida-san ! Vous ne reconnaissez toujours pas ma voix, après tant d’années !

— Si vous essayez de me mettre en colère, qui que vous soyez, vous allez le regretter. Je ne suis pas d’humeur à être dérangé ! Je vais vous balancer ce balai, si vous ne me dites pas qui vous êtes !

Uchida-san paraissait si furieux que je n’aurais pas été étonnée de le voir croquer son grain de beauté et nous le cracher à la figure. Mameha continua de gravir les degrés de pierre. Je la suivis, en m’efforçant de rester derrière elle – qu’elle reçoive le balai, pas moi !

— C’est comme cela que vous accueillez les visiteurs, Uchida-san ? reprit Mameha, en s’avançant dans la lumière.

Uchida la regarda en plissant les yeux.

— Oh, c’est vous. Pourquoi ne vous annoncez-vous pas, comme tout le monde ? Tenez, prenez ce balai et nettoyez les marches. Personne ne rentre chez moi avant que j’aie allumé de l’encens. Il y a encore une souris qui est morte. La maison a une odeur de cimetière !

Cela sembla amuser Mameha. Elle attendit qu’Uchida eût disparu pour poser le balai contre un arbre.

— Tu as déjà eu un abcès ? me souffla-t-elle. Quand Uchida n’arrive pas à travailler, il est d’humeur massacrante. Il faut le faire exploser, comme un abcès que l’on perce, pour qu’il se calme. Si tu ne lui donnes pas une raison de piquer une colère, il se met à boire, et les choses ne font qu’empirer.

— Il élève des souris ? soufflai-je. Il a dit qu’il y avait encore une souris qui était morte.

— Grand Dieu non ! Il laisse traîner ses bâtons d’encre. Les souris les mangent et meurent empoisonnées. Je lui ai offert une boîte pour ranger ses bâtons d’encre, mais il ne s’en sert pas.

La porte d’Uchida s’ouvrit en partie – il la tira à moitié, avant de redisparaître dans son atelier. Mameha et moi ôtâmes nos chaussures. L’atelier était composé d’une pièce unique, très vaste, comme la salle à manger d’une ferme. De l’encens brûlait dans un coin, à l’autre bout de la pièce, mais n’avait pas encore purifié l’air. L’odeur de souris crevée me prit à la gorge. Il régnait un désordre encore plus grand que chez Hatsumomo.

Partout traînaient des brosses, certaines cassées, d’autres mordillées. Il y avait de grands panneaux de bois avec des dessins inachevés en noir et blanc. Au milieu de ce bazar, un futon défait, aux draps tachés d’encre noire. Sans doute Uchida était-il lui aussi couvert de taches d’encre. Je me retournai pour vérifier.

— Qu’est-ce que vous regardez ? aboya-t-il.

— Uchida-san, je vous présente ma petite sœur, Sayuri, expliqua Mameha. Elle a fait tout le chemin depuis Gion uniquement pour vous rencontrer.

Gion n’était pas si loin que ça ! Je m’agenouillai sur les tatamis et sacrifiai à mon rituel : je m’inclinai vers Uchida, requis son indulgence, bien qu’à mon avis il n’eût pas entendu ce que Mameha lui avait dit.

— La journée a été parfaite jusqu’au déjeuner, continua Uchida. Puis regardez ce qui est arrivé !

Uchida traversa la pièce et brandit un panneau de bois. Fixée dessus, avec des pinces à dessins, l’esquisse d’une femme vue de dos. Elle tenait une ombrelle, elle avait la tête tournée sur le côté. Hélas, un chat était passé dessus, après avoir marché dans l’encre de Chine, laissant des empreintes bien nettes. Il dormait paisiblement, roulé en boule sur un tas de linge sale.

— Je l’ai adopté pour qu’il tue les souris et voyez le résultat ! poursuivit Uchida. J’ai bien envie de le chasser !

— Oh, mais ces empreintes de pattes sont adorables. Je trouve qu’elles donnent un charme fou à ce dessin. Qu’en penses-tu, Sayuri ?

Je n’avais nulle envie de me prononcer : Uchida ne semblait pas apprécier la remarque de Mameha. Puis je compris qu’elle essayait de percer l’abcès. Aussi déclarai-je, enthousiaste :

— C’est vraiment joli, ces empreintes de pattes ! Ce chat doit être une espèce d’artiste.

— Je sais pourquoi vous ne l’aimez pas, confia Mameha. Vous lui enviez son talent.

— Moi, jaloux ? répliqua Uchida. Ce chat n’est pas un artiste, mais un démon !

— Pardonnez-moi, Uchida-san, continua Mameha. Vous avez sans doute raison. Mais dites-moi, envisagez-vous de jeter ce dessin ? Parce que si telle est votre intention, j’aimerais l’avoir. Il irait très bien chez moi, n’est-ce pas, Sayuri ?

À ces mots, Uchida arracha le dessin de son support et lança :

— Il vous plaît, hein ? Dans ce cas, vous en aurez deux !

Il déchira son œuvre en deux morceaux, qu’il donna à Mameha.

— Voilà le premier ! Et le deuxième ! Maintenant sortez !

— Quel gâchis ! s’exclama Mameha. C’était votre plus belle œuvre !

— Sortez !

— Oh, Uchida-san, je ne peux pas ! Je ne serais pas une amie, si je ne mettais pas un peu d’ordre dans votre atelier avant de partir.

Là-dessus Uchida sortit de la maison comme une furie, laissant la porte ouverte derrière lui. Il donna un coup de pied dans le balai que Mameha avait calé contre un arbre, s’engagea dans l’escalier, glissa et faillit tomber. Nous passâmes une demi-heure à ranger l’atelier. Puis Uchida revint, de bien meilleure humeur – sans être vraiment réjoui. Il ne cessait de mâchonner ce gros grain de beauté, au coin de sa bouche, ce qui lui donnait l’air préoccupé. Il devait regretter son comportement, car il n’osait pas nous regarder franchement. Si ça continuait, il n’allait pas voir mes yeux. Aussi Mameha lui dit :

— Vous ne trouvez pas que Sayuri est jolie ? L’avez-vous seulement observée ?

Dernière tentative de sa part pour attirer l’attention d’Uchida. Il ne m’accorda qu’un bref regard, comme s’il chassait une miette de la table. Mameha parut très déçue. La lumière de l’après-midi commençait à faiblir. Nous nous levâmes pour partir. Mameha salua brièvement Uchida. Lorsque nous sortîmes, je m’arrêtai pour contempler le coucher du soleil, dans des tons de rose et d’orangé, tel le plus beau des kimonos. Et même plus beau encore. Un kimono, si sublime soit-il, ne projette jamais sur vos mains une lueur orange. Or mes mains étaient iridescentes, dans le soleil couchant. Je les levai devant mes yeux, les contemplai un long moment.

— Regardez, Mameha-san, lui dis-je.

Elle crut que je parlais du coucher du soleil, qu’elle regarda avec indifférence. Uchida se tenait immobile sur le seuil de son atelier, l’air concentré. Il se passait une main dans ses cheveux gris. Mais ce n’était pas le coucher du soleil qu’il regardait, c’était moi.

Connaissez-vous ce dessin à l’encre d’une jeune femme en kimono, l’air extasié, l’œil brillant ? Uchida a prétendu que je lui ai inspiré cette œuvre. Je ne l’ai jamais cru. Comment une fille, regardant bêtement ses mains au coucher du soleil, pourrait-elle être à l’origine d’un aussi beau dessin ?