23

Je n’étais pas tout à fait remise de mes émotions, quand le train entra en gare de Kyoto, le lendemain matin. La surface de l’eau continue à frémir après que la pierre est tombée au fond de l’étang. M. Itchoda et moi prîmes l’escalier qui conduisait dans la gare. Tout à coup je m’arrêtai, bouche bée.

J’avais devant moi l’affiche des « Danses de l’Ancienne Capitale », protégée par un sous-verre. Ils avaient dû distribuer cette affiche la veille, pendant que je me promenais dans la propriété du Baron, rêvant de voir le président. Nous dansons chaque année sur un thème différent – « Les Quatre Saisons, à Kyoto », « Lieux Fameux dans les Contes du Heike ». Cette année-là, c’était : « Lumière Scintillante de l’Aube ». L’affiche d’Uchida Kosaburo – il dessinait les affiches des danses de printemps depuis 1919 – représentait une apprentie geisha dans un kimono orange et vert, debout sur un pont de bois. J’étais épuisée, après ce long voyage – j’avais mal dormi dans le train. Je restai plantée devant cette affiche un long moment, dans un état second.

J’admirai les verts, et les tons or du fond. Puis je vis la fille en kimono. Elle fixait le soleil de ses yeux gris-bleu. Je dus agripper la rampe pour ne pas tomber. La jeune fille qu’avait dessinée Uchida, c’était moi !

Sur le trajet entre la gare et l’okiya, M. Itchoda me désigna toutes les affiches placardées en ville. Il demanda au chauffeur du rickshaw de faire un détour, pour me montrer un mur entièrement couvert d’affiches, sur le vieil immeuble des magasins Daimaru. Voir mon image dans toute la ville ne fut pas aussi excitant que j’aurais pu l’imaginer. Je ne cessai de penser à la pauvre fille de l’affiche, debout devant un miroir, pendant qu’un homme plus âgé défaisait son obi. Je m’attendis toutefois à recevoir des compliments les jours suivants. Je ne tardai pas à comprendre que ce genre d’honneur se paie. Depuis que Mameha m’avait obtenu ce rôle, j’avais entendu maints commentaires déplaisants à mon sujet. Après l’affiche, les choses ne firent qu’empirer. Le lendemain matin, par exemple, une jeune apprentie, encore très aimable avec moi la semaine d’avant, détourna les yeux quand je la saluai.

Quant à Mameha, j’allai la voir chez elle, où elle reprenait des forces. Ma grande sœur fut si fière ! On aurait pu croire que c’était elle, la jeune fille sur l’affiche ! Elle n’avait pas apprécié que j’aille à Hakone, mais mon succès sembla lui importer autant qu’avant – voire plus, étrangement. Pendant un temps, je craignis qu’elle ne considère mon affreux commerce avec le Baron comme une trahison. Je soupçonnais M. Itchoda de lui avoir dit la vérité.

Mameha n’évoqua jamais le sujet. Quant à moi, je me gardai bien d’en parler.

 

*

*    *

 

Deux semaines plus tard commença la saison des ballets. Le premier jour, dans les loges du théâtre Kaburenjo, je ne me sentis plus de joie : Mameha m’avait avertie que le président et Nobu seraient dans le public ! Comme je me maquillais, je glissai le mouchoir du président dans ma combinaison, sur ma peau. Mes cheveux étaient plaqués sur mon crâne par un bandeau de soie, car j’allais porter différentes perruques. Lorsque je me vis dans la glace, les cheveux tirés, je ne reconnus pas mon visage, je trouvai mes pommettes plus marquées. Étonnée par mon propre visage, je compris que rien n’est aussi simple qu’on le croit, dans la vie.

Une heure plus tard, j’étais derrière le rideau avec les autres apprenties, prête à danser le ballet d’ouverture. Nous portions toutes un kimono jaune et rouge, avec un obi orange et or – pour évoquer la lumière du soleil dans toutes ses nuances. La musique commença – premier coup frappé sur les tambours, première note aigrelette de shamisen. Nous entrâmes en scène, telle une rangée de perles, nos bras tendus devant nous, nos éventails ouverts dans nos mains. Je n’avais encore jamais eu cette impression : faire partie d’un ensemble.

Après le premier tableau, je me précipitai à l’étage pour changer de kimono. J’allais paraître en solo dans « La lumière de l’Aube sur les Vagues ». C’est l’histoire d’une jeune fille qui prend un bain matinal dans l’océan et tombe amoureuse d’un dauphin. Je portais un kimono rose, avec un motif de vagues grises. J’avais des rubans de soie bleue à la main pour figurer les ondulations de l’eau. Une geisha du nom d’Umiyo incarnait le prince dauphin. D’autres geishas jouaient le vent, la lumière du soleil, les éclaboussures des vagues. Plusieurs apprenties jouaient les dauphins, en kimonos gris et bleu : elles appelaient leur prince pour qu’il leur revienne.

Le changement de costume s’effectua rapidement. Il me resta quelques minutes pour jeter un coup d’œil dans la salle. Je me repérai au son des tambours et me retrouvai dans l’un des passages mal éclairés qui couraient le long des deux fosses à orchestre, de chaque côté de la scène. Des apprenties et autres geishas regardaient déjà dans les fentes ouvragées des portes coulissantes. Je les imitai. Je réussis à repérer Nobu et le président, assis côte à côte. Le président avait laissé la meilleure place à Nobu qui fixait la scène d’un regard intense. Le président, à ma grande surprise, semblait assoupi. La musique commença. C’était le ballet de Mameha. Je courus à l’autre bout du passage, où l’on apercevait la scène à travers les jours de la porte.

Ces quelques minutes où je vis danser Mameha ont laissé en moi un souvenir impérissable. La plupart des danses de l’école Inoue racontent une histoire. Ce ballet-là, s’inspirant d’un poème chinois, racontait l’histoire d’un courtisan qui a une longue liaison avec une dame de la cour. Un soir, la femme du courtisan se cache aux abords du palais pour savoir où son mari passe ses nuits. À l’aube, tapie dans les buissons, elle voit son mari quitter sa maîtresse. Cependant, elle a pris froid, et meurt peu après.

Pour nos ballets de printemps, on transposa l’action au Japon, sans changer l’histoire. Mameha jouait l’épouse qui meurt de froid, le cœur brisé. La geisha Kanako incarnait le courtisan, son mari. J’arrivai au moment où le courtisan dit au revoir à sa maîtresse. Le décor était magnifique, cette douce lumière de l’aube, le shamisen égrenant des notes sur un rythme lent, tels de lointains battements de cœur. Le courtisan effectua une danse, pour remercier sa maîtresse de la nuit qu’ils avaient passée ensemble. Puis il s’avança vers le soleil levant, s’imprégnant de sa chaleur pour en faire profiter sa dame. Mameha entama son ballet de tristesse sans fin – à une extrémité de la scène, cachée à la vue du mari et de sa maîtresse. Était-ce le talent de Mameha ou l’histoire, je ne saurais le dire. Mais je me sentis si triste, en la regardant, qu’il me sembla être moi-même la victime de cette affreuse trahison. À la fin du ballet, la lumière du soleil inonda la scène. Mameha se dirigea vers un bosquet pour mimer sa fin. Je ne saurais vous dire ce qui se passa ensuite. J’étais trop émue pour en supporter davantage. Et puis j’allais devoir faire mon entrée.

Comme j’attendais dans les coulisses, j’eus l’impression, bizarre, que tout l’édifice pesait sur moi. La tristesse m’a toujours donné un sentiment de lourdeur. Les bonnes danseuses portent souvent leurs chaussettes blanches une taille en dessous, pour sentir les rainures du plancher sous leurs pieds. Debout à l’orée de la scène, m’efforçant de trouver en moi la force de danser, je sentais non seulement les rainures du plancher, mais les fibres de mes chaussettes. Finalement j’entendis les tambours, le shamisen, le bruissement des kimonos : les danseuses passaient à côté de moi pour entrer en scène. Après quoi je ne me souviens plus de rien. Je dus lever les bras, fléchir les genoux, position dans laquelle je faisais mon entrée. Je me rappelle seulement d’avoir regardé mes bras, ébahie : ils bougeaient avec assurance, avec grâce, comme mus par une volonté propre. J’avais répété cette danse des dizaines de fois : cela dut être suffisant. Je dansai sans difficulté, sans trac.

À chaque représentation, je me replongeai dans l’état où m’avait mise la danse de Mameha. Je repensai au courtisan qui rentre chez sa femme, jusqu’au moment où je sentais la tristesse m’envahir. Nous avons une grande capacité d’autosuggestion, nous les humains. Lorsque je me représentais Mameha, dans la danse de l’épouse trahie, je ne pouvais m’empêcher d’éprouver une immense tristesse – tout comme vous ne pouvez éviter de sentir l’odeur de la pomme qu’on vient de couper devant vous.

 

*

*   *

 

Un après-midi, après l’avant-dernière représentation, Mameha et moi discutâmes longuement avec une geisha. Nous ne pensions pas trouver qui que ce soit en sortant du théâtre. Et, d’ailleurs, l’esplanade était déserte. Toutefois, comme nous arrivions dans la rue, un chauffeur en livrée sortit d’une voiture à l’arrêt. Il ouvrit la portière arrière. Mameha et moi allions dépasser cette voiture, quand Nobu émergea de la nuit.

— Nobu-san ! s’écria Mameha. Je commençais à croire que vous n’appréciiez plus la compagnie de Sayuri ! Nous espérions de vos nouvelles depuis le début du mois…

— Vous osez vous plaindre d’avoir attendu ? Voilà une heure que je suis dehors, devant le théâtre !

— Vous venez de revoir le spectacle ? s’enquit Mameha. Sayuri va devenir une célébrité.

— Je ne « viens » pas de revoir le spectacle, répliqua Nobu. Je suis sorti depuis une heure. J’ai eu le temps de passer un coup de téléphone et d’envoyer mon chauffeur chercher quelque chose en ville.

Nobu frappa à la vitre de la voiture. Il fit sursauter le pauvre chauffeur, qui perdit sa casquette. Le chauffeur baissa la vitre et tendit à Nobu un sac portant le nom d’un magasin de Kyoto. C’était un petit sac en papier argenté, de ceux que l’on donne aux clients, dans les boutiques, en Occident. Nobu se tourna vers moi. Je fis une profonde révérence, et lui dis combien j’étais heureuse de le revoir.

— Vous êtes une très bonne danseuse, Sayuri. Je ne fais pas de cadeaux sans raison, ajouta-t-il – je n’en crus pas un mot. C’est sans doute pourquoi Mameha et d’autres geishas de Gion ne m’apprécient pas autant que certains de leurs clients.

— Nobu-san ! se récria Mameha. Qui vous a dit une chose pareille ?

— Je sais très bien ce que vous aimez, vous, les geishas. Tant qu’un homme vous fait des cadeaux, vous êtes prête à supporter toutes ses idioties.

Nobu me tendit le petit paquet.

— Nobu-san, dis-je, de quelles idioties dois-je m’accommoder ?

Je plaisantais, mais Nobu prit ma question au pied de la lettre.

— Je viens de vous préciser que je n’étais pas comme les autres ! grommela-t-il. Pourquoi les geishas ne croient-elles jamais ce qu’on leur dit ? Si vous voulez ce paquet, vous feriez mieux de le prendre avant que je ne change d’avis.

Je remerciai Nobu et pris le paquet. Il cogna de nouveau à la vitre de la voiture. Le chauffeur jaillit de son siège et s’empressa de lui ouvrir la portière.

Nous nous inclinâmes et restâmes dans cette position jusqu’à ce que la voiture eût disparu au coin de la rue. Mameha m’emmena dans les jardins du théâtre Kaburenjo. Nous nous assîmes sur un banc de pierre, devant la mare aux carpes. Nous regardâmes dans le sac. Il contenait une boîte minuscule, enveloppée d’un papier doré, frappé du sigle d’un grand bijoutier de la ville. Un ruban rouge était noué autour du paquet. Je l’ouvris. À l’intérieur, je trouvai un rubis gros comme un noyau de pêche. Il scintillait sous le soleil, telle une grosse goutte de sang. Je le tournai entre mes doigts. La lumière bondissait d’une facette à l’autre. Je pouvais sentir chacun de ces bonds dans ma poitrine.

— Réjouis-toi, mais garde ton sang-froid, dit Mameha. On t’offrira d’autres bijoux dans ta vie, Sayuri – beaucoup de bijoux, à mon avis. Mais jamais une occasion comme celle-là ne se représentera : rentre chez toi, et donne ce rubis à Mère.

Cette pierre magnifique et la lumière qu’elle irradiait teintaient ma main de rose. La donner à Mère, à cette femme aux yeux jaunes, aux paupières rouge sang ! Cela reviendrait à flatter une hyène. Mais je n’avais pas le choix : je devais obéir à Mameha.

— Quand tu le lui donneras, poursuivit-elle, sois particulièrement gentille, et dis-lui : « Mère, ce joyau est trop beau pour moi. Je serais honorée que vous l’acceptiez. Je vous ai causé tellement d’ennuis par le passé. » N’ajoute rien de plus, sinon, elle va se méfier.

Une heure plus tard, dans ma chambre, je tournais un bâton d’encre sur une pierre à encrer, pour écrire un mot de remerciement à Nobu. J’étais de très mauvaise humeur. Autant j’aurais volontiers donné ce rubis à Mameha, autant l’idée de l’offrir à Mère me révoltait. J’aimais beaucoup Nobu. Je trouvais navrant qu’un si beau présent finisse dans les mains d’une telle femme. Si ce rubis avait été un cadeau du président, jamais je n’aurais pu m’en séparer. Quoi qu’il en soit, je terminai mon mot de remerciement et j’allai voir Mère dans sa chambre. Elle était assise dans la pénombre. Elle fumait, en caressant son chien.

— Qu’est-ce que tu veux ? me lança-t-elle. J’allais demander du thé.

— Pardonnez-moi de vous déranger, Mère. Cet après-midi, quand nous sommes sorties du théâtre, Mameha et moi, M. Nobu Toshikazu m’attendait…

— Tu veux dire qu’il attendait Mameha-san.

— Je ne sais pas, Mère. Mais il m’a fait un cadeau. Un très beau cadeau. Trop beau pour moi.

J’allais dire à Mère que je serais honorée de le lui offrir, mais elle ne m’écoutait pas. Elle posa sa pipe sur la table et me prit la boîte des mains. Je tentai à nouveau de lui parler, mais elle retourna la boîte et fit tomber le rubis dans sa main disgracieuse.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est le cadeau que m’a fait M. Nobu. Nobu Toshikazu, d’Iwamura Electric.

— Tu crois que je ne sais pas qui est Nobu Toshikazu ?

Mère se redressa, alla à la fenêtre. Elle remonta le store en papier, leva la pierre dans la lumière. Elle fit la même chose que moi, un peu plus tôt : elle tourna le rubis entre ses doigts, regarda la lumière ricocher d’une facette à l’autre. Elle referma le store, revint s’asseoir.

— Tu dois avoir mal compris. Nobu t’a-t-il demandé de donner ce bijou à Mameha ?

— Mameha se trouvait avec moi quand il me l’a donné.

Mère ne savait plus que penser. Son cerveau s’engorgeait, tel un carrefour asphyxié par la circulation. Elle posa le rubis sur la table, se mit à tirer sur sa pipe, chaque petit nuage blanc était comme une pensée confuse qui s’envolait en fumée. Elle finit par me dire :

— Ainsi Nobu Toshikazu s’intéresse à toi ?

— J’ai l’honneur de jouir de ses égards depuis un certain temps, oui.

Mère posa sa pipe sur la table, comme pour signifier que la conversation allait prendre un tour plus sérieux.

— Je ne t’ai pas assez surveillée, déclara-t-elle. Si tu as eu des petits amis, c’est le moment de me le confesser.

— Je n’ai jamais eu de petits amis, Mère.

J’ignore si elle me crut, mais elle me congédia. Elle ne m’avait pas laissé l’occasion de lui offrir le rubis. Comment faire ? Je jetai un bref coup d’œil à la pierre, sur la table. Mère dut croire que j’allais lui demander de me la rendre : sa main l’engloutit.

 

*

*   *

 

Quelques jours plus tard, un après-midi, Mameha vint à l’okiya et m’avertit que les enchères pour mon mizuage avaient débuté. La maîtresse de l’Ichiriki lui avait envoyé un message le matin même.

— Ça ne pouvait pas plus mal tomber, dit Mameha. Je pars pour Tokyo cet après-midi. Mais tu n’auras pas besoin de moi. Si les enchères montent, tu le sauras : il commencera à se passer des choses.

— Quelles choses ?

— Toutes sortes de choses, répliqua Mameha.

Puis elle partit, sans même prendre une tasse de thé.

Elle resta trois jours à Tokyo. Au début, mon cœur s’accélérait chaque fois qu’une servante venait dans ma direction. Mais deux jours passèrent sans aucune nouvelle d’elle. Le troisième jour, dans l’entrée, Tatie m’annonça que Mère voulait me voir. Elle m’attendait chez elle, au premier.

Je posais le pied sur la première marche, quand j’entendis une porte s’ouvrir et Pumpkin se précipiter dans l’escalier. Elle descendit comme l’eau déborde d’un seau, ses pieds volaient sur les marches. À mi-chemin, elle se tordit un doigt sur la rampe. Cela dut lui faire mal : elle s’arrêta en bas de l’escalier pour presser deux doigts sur la zone douloureuse.

— Où est Hatsumomo ? s’écria-t-elle, l’air malheureux. Il faut que je lui parle !

— Tu t’es fait assez de mal comme ça, me semble-t-il, intervint Tatie. Est-ce vraiment utile d’aller voir Hatsumomo pour qu’elle te blesse davantage ?

Pumpkin avait l’air de souffrir, et pas seulement à cause de son doigt. Je lui demandai ce qui n’allait pas. Elle ne répondit pas. Elle fonça vers la porte et sortit.

Quand j’entrai dans la pièce, Mère était assise à sa table. Elle entreprit de bourrer sa pipe, puis changea d’avis et la reposa. Sur l’étagère où elle rangeait ses livres de comptes se trouvait une pendule de style occidental, dans un boîtier de verre. Mère regarda plusieurs fois la pendule, sans me parler.

— Je suis navrée de vous déranger, Mère, finis-je par dire, mais on m’a prévenue que vous vouliez me voir.

— Le docteur est en retard, rétorqua-t-elle. Nous allons l’attendre.

Je pensai qu’elle parlait du docteur Crab. Sans doute viendrait-il à l’okiya, discuter des détails pratiques concernant mon mizuage. Je ne m’attendais pas à ça, je ressentis comme un poids sur l’estomac. Mère s’occupa en caressant Taku. Le chien se lassa rapidement de ses marques d’affection et grogna.

Finalement, j’entendis les servantes accueillir quelqu’un dans l’entrée. Mère descendit. Elle revint avec un homme. Ce n’était pas le docteur Crab, mais un médecin bien plus jeune, avec des cheveux gris. L’homme avait une sacoche en cuir à la main.

— Voilà la fille, lui annonça Mère.

Je m’inclinai vers le jeune médecin, qui s’inclina à son tour vers moi.

— Madame, fit-il à Mère. Où allons-nous… ?

Mère déclara que la pièce dans laquelle nous étions ferait l’affaire. La façon dont elle ferma la porte n’augura rien de bon. Elle dénoua mon obi, puis elle le plia sur la table. Elle fit descendre mon kimono sur mes bras, me l’enleva. Elle l’accrocha à un portemanteau, dans un coin de la pièce. Je me retrouvai debout au milieu de la chambre, dans ma combinaison jaune. Je m’efforçai de rester calme. Mère défit la bande qui retenait ma combinaison. Je tentai de l’en empêcher en gênant ses mouvements, mais elle repoussa mes bras, comme le Baron. J’eus un mauvais pressentiment. Quand elle eut retiré la ceinture en tissu, elle glissa ses mains sous ma combinaison et s’attaqua à mon koshimaki – tout comme le Baron à Hakone, encore une fois. Cela m’affola. Mais au lieu d’ouvrir ma combinaison, elle la referma et me dit de m’allonger sur les tatamis.

Le docteur s’agenouilla à côté de moi. Après s’être excusé, il écarta les pans de ma combinaison pour exposer mes jambes. Mameha m’avait un peu parlé des rituels liés au mizuage, mais j’allais en apprendre davantage, semblait-il. Les enchères étaient-elles arrivées à leur terme ? Ce jeune docteur en était-il sorti vainqueur ? Et Crab ? Et Nobu ? Mère n’allait-elle pas saboter les projets de Mameha à mon endroit ? Le jeune docteur écarta mes jambes, glissa une main entre mes cuisses – une main longue et douce comme celle du président. Je me sentis si humiliée, ainsi exhibée ! Je mis mes mains sur mon visage. J’aurais voulu refermer les cuisses, mais je m’en abstins. En effet, je risquais de prolonger ce contact en rendant la tâche difficile au docteur. Aussi restai-je allongée les yeux fermés, retenant ma respiration. Je ressentis ce que dut éprouver Taku, le jour où il s’étouffa avec une épingle – Tatie tint ses mâchoires écartées, Mère glissa ses doigts dans sa gorge. À un moment donné, le docteur mit ses deux mains entre mes jambes. Il finit par les retirer, referma ma combinaison. Quand j’ouvris les yeux, il s’essuyait les mains sur une serviette.

— La fille est intacte, déclara-t-il.

— Parfait ! dit Mère. Il y aura beaucoup de sang ?

— Elle ne devrait pas saigner du tout. J’ai pratiqué un examen visuel.

— Pendant le mizuage, je veux dire.

— Je n’en sais rien. Sans doute la quantité habituelle.

Quand le jeune docteur aux cheveux gris fut parti, Mère m’aida à me rhabiller. Elle m’ordonna de m’asseoir à table. Après quoi elle saisit le lobe de mon oreille et le tira si fort que je criai. Elle garda ma tête tout près de la sienne, et me dit :

— Tu es une belle pièce, petite fille. Je t’ai sous-estimée. Je suis contente qu’il ne soit rien arrivé. Mais je vais te surveiller de plus près, à l’avenir. Les hommes paieront le prix en ce qui te concerne. Tu me suis ?

— Oui, madame.

J’aurais approuvé n’importe quoi, elle me tirait si fort l’oreille !

— Si tu donnes gratuitement à un homme ce pour quoi il devrait payer, tu voleras cette okiya. Tu me devras alors de l’argent, que je te prendrai. Et je ne parle pas seulement de ça !

Mère fit un bruit horrible avec sa main libre, en frottant ses doigts contre sa paume.

— Les hommes paieront pour ça, poursuivit-elle. Mais ils paieront aussi pour bavarder avec toi. Si tu sors de l’okiya, ne serait-ce que pour parler avec un homme…

Elle conclut en me tirant très fort l’oreille, avant de me lâcher.

Il me fallut une bonne minute pour retrouver mon souffle. Quand je me sentis à nouveau capable de parler, je m’écriai :

— Mère… je n’ai rien fait pour vous mettre en colère !

— Pas encore, non. Et tu continueras à bien te conduire, si tu es une fille intelligente.

Lorsque je voulus me retirer, Mère me demanda de rester. Elle tapota sa pipe dans le cendrier, bien qu’elle fût vide. Quand elle l’eut remplie, et allumée, elle déclara :

— J’ai pris une décision. Ton statut va changer, à l’okiya.

Cette nouvelle m’alarma. J’allais parler. Mère m’arrêta.

— Toi et moi allons procéder à une petite cérémonie, la semaine prochaine. Après quoi tu seras ma fille, comme si je t’avais mise au monde. J’ai pris la décision de t’adopter. Un jour, cette okiya sera à toi.

Je ne trouvai rien à dire. Je garde un souvenir flou des minutes qui suivirent. Mère continua de parler. En tant que fille de l’okiya, dit-elle, je m’installerais dans la grande chambre d’Hatsumomo et de Pumpkin, qui elles-mêmes partageraient la petite chambre que j’occupais actuellement. Je l’écoutai d’une oreille, puis je réalisai une chose énorme : devenue fille de l’okiya, je n’aurais plus à subir la tyrannie d’Hatsumomo ! C’était l’objectif de Mameha, depuis le début, mais je n’avais jamais cru que cela arriverait. Mère continua de m’assener ses exigences de moralité. Je fixai sa lèvre pendante, ses yeux jaunes. C’était peut-être une femme détestable, mais en tant que fille de cette femme détestable, je me retrouverais sur un piédestal, hors de portée d’Hatsumomo.

Là-dessus la porte s’ouvrit, et Hatsumomo parut.

— Qu’est-ce que tu veux ? dit Mère. Je suis occupée.

— Sors d’ici ! me cracha Hatsumomo. Je veux parler à Mère.

— Si tu désires me parler, dit Mère, demande d’abord à Sayuri si elle aurait l’amabilité de sortir.

— « Peux-tu avoir l’amabilité de sortir ? » me lança Hatsumomo, d’un ton sarcastique.

Pour la première fois de ma vie, j’osai lui répondre sans crainte des représailles.

— Je sortirai si Mère l’exige, lui déclarai-je.

— Mère, auriez-vous l’amabilité de dire à la Petite Sotte de nous laisser seules ?

— Cesse de te rendre insupportable ! s’écria Mère. Entre et explique-moi ce que tu veux.

Cela déplut à Hatsumomo, mais elle entra et s’assit à table, entre Mère et moi. Elle était suffisamment près pour que je sente son parfum.

— La pauvre Pumpkin est venue me voir, toute retournée, commença-t-elle. Je lui ai promis de vous parler. Elle prétend que vous avez changé d’avis. Ce qui m’a paru peu probable.

— Je ne vois pas à quoi elle faisait allusion. Je ne suis revenue sur aucune de mes décisions, ces derniers temps.

— C’est ce que je lui ai affirmé. Vous ne reviendriez pas sur votre parole ! Mais ça la rassurerait que vous le lui disiez vous-même, à mon avis.

— Que je lui dise quoi ?

— Que vous avez toujours l’intention de l’adopter.

— Comment a-t-elle pu se mettre une pareille idée en tête ? Jamais je n’ai eu l’intention de l’adopter !

Cela me fit de la peine. Je revis Pumpkin se précipiter dans l’escalier, l’air désespéré. Ce qui n’avait rien d’étonnant. Hatsumomo cessa de sourire. Les mots de Mère l’atteignirent, blessants comme des pierres. Elle me lança un regard de haine.

— Ainsi c’est donc vrai ! Vous avez l’intention de l’adopter, « elle » ! Vous aviez dit que vous vouliez adopter Pumpkin ! Vous n’avez tout de même pas oublié, Mère ? C’est vous qui m’avez suggéré de lui annoncer la nouvelle !

— Ce que tu as raconté à Pumpkin ne me regarde pas. En outre, tu ne t’es pas occupée d’elle aussi bien que je l’espérais. Elle s’en est bien sortie, pendant un moment, mais ces derniers temps…

— Vous avez promis, Mère, la coupa Hatsumomo, sur un ton qui m’effraya.

— Ne sois pas ridicule ! Je suis les progrès de Sayuri depuis des années, tu le sais bien. Pourquoi ferais-je volte-face et adopterais-je Pumpkin ?

Mère mentait, je le savais. Elle eut même le culot de me dire :

— Sayuri-san, quand ai-je soulevé la question de ton adoption pour la première fois ? Il y a un an, je crois ?

Avez-vous jamais vu une chatte apprendre à chasser à son petit : attraper une pauvre souris et l’écorcher ? Cette comparaison me vint à l’esprit quand Mère m’offrit de suivre ses traces. Je n’avais qu’à mentir et m’exclamer : « Oh oui, Mère, vous m’en avez souvent parlé ! » Je m’exposerais alors à devenir une vieille femme aux yeux jaunes, enfermée dans une pièce glauque avec ses livres de comptes. Je ne pouvais prendre ni le parti de Mère, ni celui d’Hatsumomo. Je gardai les yeux baissés sur le tatami, pour ne les voir ni l’une ni l’autre. Je répondis que je ne m’en souvenais pas.

Hatsumomo était rouge de colère. Elle se leva, se dirigea vers la porte. Mère l’arrêta.

— Sayuri sera ma fille dans une semaine, déclara-t-elle. Dans l’intervalle, tu dois apprendre à la traiter avec respect. En descendant, demande à une servante d’apporter du thé pour Sayuri et moi.

Hatsumomo fit une révérence et sortit de la chambre.

— Mère, murmurai-je, je suis navrée pour tout ça. Hatsumomo se trompe, quand elle dit que vous aviez l’intention d’adopter Pumpkin, je n’en doute pas, mais puis-je vous demander… Serait-il possible de nous adopter toutes les deux, Pumpkin et moi ?

— Parce que tu as le sens des affaires, maintenant ? répliqua-t-elle. Tu voudrais m’apprendre à diriger l’okiya ?

Quelques minutes plus tard, une servante arriva avec un plateau, une théière et une tasse – une seule tasse. Mère parut ne pas s’en soucier. Je lui servis du thé. Elle le but en dardant sur moi ses yeux jaunes.