20

Avec le recul, je réalise que cette conversation avec Mameha fut pour moi l’occasion d’une prise de conscience. J’ignorais ce qu’était un mizuage. J’étais restée naïve. Par la suite, je compris pourquoi un homme comme Crab passait d’aussi longs moments à Gion et y dépensait autant d’argent. Une fois que l’on sait ce genre de choses, on ne peut plus les oublier. Je n’avais plus la même image de Crab.

Ce soir-là, j’attendis dans ma chambre qu’Hatsumomo et Pumpkin rentrent à l’okiya. Vers une heure du matin, je les entendis monter l’escalier. Je savais que Pumpkin était fatiguée : ses mains claquaient lourdement sur les marches – il lui arrivait de monter l’escalier à quatre pattes, comme un chien. Avant de refermer la porte de leur chambre, Hatsumomo appela une servante et réclama une bière.

— Non, attends. Apportes-en deux. Je veux que Pumpkin boive avec moi.

— Oh, Hatsumomo, je vous en prie ! dit Pumpkin. Je n’en ai pas envie.

— Tu me feras la lecture pendant que je boirai ma bière, alors autant que tu en aies une. Je déteste les gens trop sobres. C’est exaspérant.

Là-dessus la servante descendit l’escalier. Quand elle remonta, quelques minutes plus tard, j’entendis des verres s’entrechoquer sur son plateau.

Pendant plus d’un quart d’heure, je gardai l’oreille collée à la porte de ma chambre, écoutant Pumpkin lire un article sur un nouvel acteur de kabuki. Finalement, Hatsumomo sortit sur le palier. Elle marcha d’un pas lourd, puis ouvrit la porte des toilettes.

— Pumpkin ! lança-t-elle. Tu n’as pas envie d’un bol de nouilles ?

— Non, madame.

— Va voir si tu trouves le marchand de nouilles. Et prends-en pour toi. Comme ça je ne mangerai pas toute seule.

Pumpkin poussa un soupir et descendit l’escalier. Je dus attendre qu’Hatsumomo regagne sa chambre avant de descendre à mon tour, sur la pointe des pieds. Si Pumpkin n’avait pas été aussi fatiguée, j’aurais pu ne pas la retrouver. Je la rejoignis alors qu’elle progressait à la vitesse d’un escargot. Elle parut alarmée à ma vue. Elle me demanda pourquoi j’étais là.

— J’ai besoin de ton aide, répliquai-je.

— Oh, Chiyo-chan, murmura-t-elle – elle était la seule personne à m’appeler encore ainsi –, je n’ai pas le temps ! J’essaie de trouver des nouilles pour Hatsumomo, et elle veut aussi que j’en mange. J’ai bien peur de lui vomir dessus.

— Pauvre Pumpkin. Tu ressembles à un glaçon qui commence à fondre.

Son visage s’affaissait, sous l’effet de la fatigue. Le poids de ses vêtements semblait la tirer vers le sol. Je lui proposai de s’asseoir – j’irais acheter les nouilles à sa place. Elle était si épuisée qu’elle ne protesta pas. Elle me tendit l’argent et s’assit sur un banc, près de la rivière Shirakawa.

Il me fallut un certain temps pour trouver un marchand de nouilles. Finalement je revins avec deux bols fumants. Pumpkin dormait profondément, la tête renversée en arrière, la bouche ouverte, comme si elle voulait recueillir des gouttes de pluie. Il était environ deux heures du matin, il y avait encore quelques passants. Un groupe d’hommes s’arrêta pour la regarder, hilares. C’était un spectacle étonnant que cette jeune fille en train de ronfler, sur un banc, en pleine nuit, vêtue de toute la panoplie de l’apprentie geisha.

Je posai les bols à côté d’elle. Je la réveillai le plus doucement possible.

— Pumpkin, lui murmurai-je, j’ai une faveur à te demander, mais je crains que tu n’aies pas envie de m’aider.

— De toute façon, je n’ai plus envie de rien.

— En début de soirée, tu étais à la maison de thé Shirae, avec Hatsumomo. Tu as entendu sa conversation avec le docteur. Ce qu’elle lui a dit pourrait compromettre mon avenir. Hatsumomo a dû raconter des choses fausses sur mon compte au docteur, parce qu’il ne veut plus me parler.

J’avais beau haïr Hatsumomo, et vouloir apprendre ce qu’elle avait raconté au docteur, mais je regrettai d’avoir soulevé la question avec Pumpkin. La pauvre petite semblait si malheureuse ! Je lui donnai pourtant un petit coup de coude pour la décider. Elle éclata en sanglots.

— Je ne savais pas, Chiyo-chan ! s’exclama-t-elle, cherchant un mouchoir dans son obi. Je n’avais pas idée !

— Pas idée de ce qu’Hatsumomo avait l’intention de dire ? Qui aurait pu le savoir !

— Ce n’est pas ça. Je ne savais pas qu’un être humain pouvait être aussi méchant ! Elle fait des choses uniquement pour blesser les gens. Pis : elle croit que je l’admire et que je rêve de lui ressembler. Mais je la hais ! Je n’ai jamais autant haï quelqu’un !

Le mouchoir jaune de Pumpkin était maculé de crème blanche. Le glaçon sur le point de fondre n’était plus qu’une petite flaque.

— Pumpkin, écoute-moi, repris-je. Je ne te poserais pas la question si j’avais le choix. Mais je n’ai pas envie de redevenir servante, et c’est ce qui va m’arriver, si Hatsumomo a les coudées franches. Elle s’arrêtera seulement quand elle m’aura à sa merci, comme un cafard sous sa semelle. Elle va m’écraser comme un insecte, si tu ne m’aides pas à lui échapper !

Pumpkin trouva cette comparaison amusante. Elle partit d’un grand éclat de rire. Comme elle était entre le rire et les larmes, je pris son mouchoir et tentai de répartir un peu plus harmonieusement la crème blanche sur son visage. Cela me toucha tellement de retrouver mon ancienne amie que mes yeux s’embuèrent. Nous nous étreignîmes.

— Oh, Pumpkin, ton maquillage n’est pas beau, lui dis-je, ensuite.

— Cela ne fait rien. Je dirai à Hatsumomo qu’un ivrogne m’a passé un mouchoir sur la figure, dans la rue, et que je ne pouvais rien faire parce que j’avais un bol de soupe dans chaque main.

Je crus qu’elle allait se taire, mais elle poussa un grand soupir et déclara :

— Je voudrais t’aider, Chiyo, mais Hatsumomo va venir me chercher, si je tarde trop. Si elle nous trouve ensemble…

— Je n’ai que deux ou trois questions à te poser, Pumpkin. Raconte-moi comment Hatsumomo a découvert que je passais du temps avec le docteur Crab à la maison de thé Shirae.

— Oh, ça, s’exclama Pumpkin. Elle a voulu te taquiner, il y a quelques jours, à propos de l’ambassadeur d’Allemagne, mais tu es restée de marbre ! Elle a pensé que Mameha et toi mijotiez quelque chose. Elle est allée voir Awajiumi, au Bureau d’Enregistrement. Elle lui a demandé dans quelles maisons de thé tu avais travaillé, ces derniers temps. Quand elle a su que tu t’étais rendue au Shirae, elle a eu un méchant sourire. Le soir même nous nous rendions là-bas, dans l’espoir de voir le docteur. Nous y sommes allées deux fois avant de le trouver.

Il y avait peu d’hommes riches qui fréquentaient le Shirae. Aussi Hatsumomo avait-elle aussitôt pensé à Crab. Vu qu’il était connu dans Gion comme amateur de mizuage, Hatsumomo avait dû deviner ce que manigançait Mameha.

— Que lui a-t-elle raconté, ce soir ? Le docteur a refusé de nous l’expliquer.

— Ils ont discuté un moment, répondit Pumpkin, puis Hatsumomo a feint de se souvenir d’une histoire. Et elle l’a racontée. « Il y a une jeune apprentie, nommée Sayuri, dans mon okiya… » Quand le docteur a entendu ton nom, il s’est redressé d’un coup, comme si une guêpe l’avait piqué. Il a demandé : « Vous la connaissez ? » Alors Hatsumomo a répliqué : « Bien entendu que je la connais, docteur. Elle vit dans mon okiya ! » Après quoi elle a ajouté autre chose, que j’ai oublié. Puis elle a déclaré : « Je ne devrais pas parler de Sayuri. Je lui ai promis de ne pas divulguer son secret. »

Je frissonnai en entendant cela. Hatsumomo avait dû inventer une histoire affreuse.

— Quel était ce secret, Pumpkin ?

— Hatsumomo lui a raconté qu’un jeune homme habitait en face de l’okiya, et que Mère avait des principes très stricts, concernant les petits amis. Hatsumomo a précisé que ce garçon et toi vous vous aimiez, et que ça ne la dérangeait pas de vous couvrir, car elle trouvait Mère trop sévère. Elle a ajouté qu’elle vous prêtait même sa chambre, de temps à autre, quand Mère était sortie. Puis elle s’est écriée : « Oh, docteur, je n’aurais pas dû vous le dire ! Imaginez que ça revienne aux oreilles de Mère, après tout le mal que je me suis donné pour garder le secret de Sayuri ! » Le docteur l’a assurée de sa reconnaissance, et lui a promis de ne pas ébruiter l’affaire.

Hatsumomo devait avoir joui de sa perfidie. Avait-elle dit autre chose ?

Pumpkin m’assura que non.

Je la remerciai chaudement de m’avoir aidée, et la plaignis d’être l’esclave d’Hatsumomo depuis plusieurs années.

— Cela a du bon, dit Pumpkin. Il y a quelques jours, Mère a décidé de m’adopter. Moi qui ai toujours rêvé d’un endroit où passer ma vie. Il se pourrait que mon rêve se réalise.

Cette nouvelle me rendit malade, mais je n’en montrai rien. Ne vous méprenez pas. J’avais beau me réjouir pour Pumpkin, je pensais à Mameha, qui avait tout mis en œuvre pour que Mère m’adopte, moi.

 

*

*    *

 

Le lendemain, je racontai tout à Mameha. L’histoire du petit ami la dégoûta. J’avais compris la manœuvre. Mais Mameha jugea bon de m’expliquer le stratagème d’Hatsumomo : elle avait suggéré à Crab que l’anguille d’un autre homme avait visité ma « caverne ».

Mameha fut consternée d’apprendre la nouvelle de l’adoption.

— À mon avis, dit-elle, nous avons plusieurs mois devant nous avant que la chose ne se fasse. C’est donc le bon moment pour ton mizuage, que tu sois prête ou non.

 

*

*    *

 

Cette semaine-là, Mameha alla chez un pâtissier et commanda pour moi un gâteau de riz ou « ekubo » – mot qui signifie « fossette », en japonais. Nous appelons ces gâteaux « ekubo », car ils présentent un petit creux sur le dessus, avec un minuscule cercle rouge au centre. Certaines personnes trouvent ces ekubo très suggestifs. Quant à moi, ils m’ont toujours fait penser à de petits oreillers légèrement cabossés, comme si une femme avait dormi dessus et laissé une trace de rouge à lèvres au milieu.

Lorsqu’une apprentie geisha est prête pour son mizuage, elle offre des boîtes d’ekubo à ses clients. La plupart des apprenties en distribuent au moins une douzaine, souvent plus. Quant à moi, je n’en donnerais que deux : une à Nobu et une au docteur – en espérant que ce dernier allait revenir à de meilleurs sentiments. Je commençai par regretter de n’en pas offrir au président. Mais la chose semblait si dégoûtante ! Ce fut un soulagement de le laisser en dehors de tout ça.

Je n’eus aucune difficulté à offrir un ekubo à Nobu : la maîtresse de l’Ichiriki s’arrangea pour qu’il vienne un peu plus tôt, un soir. Mameha et moi le retrouvâmes dans une petite pièce qui donnait sur la cour, au premier étage. Je le remerciai de sa considération à mon égard : il s’était montré particulièrement gentil avec moi, ces derniers six mois. Non seulement il m’invitait souvent à des fêtes, mais, outre le peigne ancien, il m’avait fait de nombreux cadeaux. Après l’avoir remercié de ses bienfaits, je lui tendis la boîte contenant l’ekubo, enveloppée dans un papier écru, fermée avec de la ficelle. Nobu la prit. Mameha et moi le remerciâmes à nouveau pour sa gentillesse avec force courbettes, si bien que la tête me tourna. La cérémonie fut brève. Nobu emporta la boîte. Plus tard dans la soirée, j’étais invitée à une fête qu’il donnait. Il ne fit aucune allusion à l’ekubo. Je crois que cette offre l’avait mis mal à l’aise.

Avec le docteur Crab, en revanche, les choses ne furent pas simples. Mameha demanda aux maîtresses des grandes maisons de thé de l’avertir si le docteur se montrait. Nous attendîmes plusieurs jours. Un soir, Mameha apprit que le docteur était au Yashino. Je me précipitai chez ma grande sœur pour me changer. Nous partîmes ensuite pour le Yashino, la boîte d’ekubo enveloppée dans un carré de soie.

Le Yashino était une maison de thé relativement récente, à l’architecture occidentale. Les pièces étaient belles, avec des poutres en bois sombre. On m’introduisit dans un étrange salon : au lieu des tatamis et des tables entourées de coussins, il y avait un parquet en noyer, couvert d’un tapis persan, une table basse, des fauteuils capitonnés. Pas un instant je n’envisageai de m’asseoir dans l’un de ces fauteuils. Je m’agenouillai sur le tapis en attendant Mameha, bien que le sol fût très dur sous mes genoux. Quand elle entra, une demi-heure plus tard, j’étais toujours dans cette position.

— Qu’est-ce que tu fais ? me dit-elle. Ce n’est pas un salon de style japonais ! Assieds-toi dans l’un de ces fauteuils et arrange-toi pour paraître à ton aise.

J’obtempérai. Mameha s’installa en face de moi, et ne sembla pas très à l’aise non plus.

Le docteur assistait à une réception dans un autre salon. Mameha le divertissait depuis un certain temps.

— Je lui ai servi des litres de bière, qu’il soit obligé d’aller aux toilettes, me dit-elle. Quand il sortira, je l’alpaguerai dans le couloir et je lui demanderai de venir un instant dans cette pièce. Tu lui donneras l’ekubo. Je ne sais pas comment il va réagir, mais ce sera notre seule chance de réparer les dégâts, suite aux médisances d’Hatsumomo.

Mameha sortit de la pièce. J’attendis presque une heure, assise dans un fauteuil. J’avais chaud, j’étais énervée. Je craignis que ma transpiration ne gâchât mon maquillage. Pourvu que je n’aie pas l’air aussi chiffonné qu’un futon dans lequel on a passé la nuit ! Je cherchai un moyen de m’occuper. Je ne trouvai rien. Aussi me regardais-je dans la glace de temps à autre.

Je finis par entendre des gens parler, puis un coup frappé à la porte. Que Mameha ouvrit à la volée.

— Juste une seconde, docteur, je vous en prie, dit-elle.

Le docteur se tenait dans le couloir mal éclairé. Il affichait un air sévère. Il me scrutait derrière ses lunettes. Je ne savais trop quoi faire. Si j’avais été sur un tatami, je l’aurais salué. Aussi m’agenouillai-je sur le tapis et m’inclinai-je – bien que Mameha me l’eût interdit. Je ne pense pas que le docteur m’accorda un seul regard.

— Je préfère retourner dans cette fête, déclara-t-il à Mameha. Veuillez m’excuser.

— Sayuri a apporté quelque chose pour vous, docteur, insista Mameha. Veuillez patienter un instant.

Elle lui fit signe d’entrer dans la pièce, et veilla à ce qu’il s’installe dans un fauteuil. Après quoi, elle oublia les recommandations qu’elle m’avait faites, car nous nous agenouillâmes toutes les deux sur le tapis, devant le docteur Crab. Il dut se sentir important, d’avoir à ses pieds deux femmes superbement parées.

— Je regrette de ne pas vous avoir vu ces derniers jours, dis-je au docteur. Il commence déjà à faire chaud. J’ai l’impression qu’il s’est écoulé une saison entière !

Le docteur ne répondit pas. Il se contenta de me regarder.

— Veuillez accepter cet ekubo, docteur, le priai-je.

Je le saluai, puis je plaçai le paquet sur un guéridon, à sa portée. Le docteur mit ses mains sur ses genoux, comme pour signifier qu’il n’avait nullement l’intention de le prendre.

— Pourquoi me donnez-vous cela ?

Mameha intervint.

— Je suis navrée, docteur. J’ai laissé penser à Sayuri que vous apprécieriez qu’elle vous donne un ekubo. Je ne me suis pas trompée, j’espère ?

— Si, vous vous êtes trompée. Peut-être ne connaissez-vous pas cette jeune fille aussi bien que vous le croyez. Je vous ai en haute estime, Mameha-san, mais ce n’est pas à votre honneur de me recommander Sayuri.

— Pardonnez-moi, docteur. J’ignorais que vous étiez dans cet état d’esprit. Je croyais que Sayuri vous plaisait.

— C’est parfait. Maintenant que les choses sont claires, je vais retourner dans cette fête.

— Sayuri vous aurait-elle offensé, docteur ? La situation a si vite changé !

— Elle m’a offensé, oui. Je vous le répète : je déteste qu’on se moque de moi.

— Sayuri-san, tu as menti au docteur ! C’est très vilain ! s’écria Mameha. Que lui as-tu dit ?

— Je ne sais pas ! m’exclamai-je, le plus innocemment possible. Ah si ! Que le temps se réchauffait, la semaine dernière, alors qu’il ne faisait pas beaucoup plus chaud…

Mameha me lança un regard désapprobateur. Je m’enlisais.

— Docteur, avant de partir, dites-moi : y aurait-il eu un malentendu ? Sayuri est une fille honnête. Elle n’est pas du genre à raconter des histoires à un homme qui a été si gentil avec elle.

— Je vous suggère d’interroger certain jeune homme, dans votre quartier, répliqua le docteur.

Je fus soulagée qu’il évoque le sujet. Le docteur était si réservé !

— Oh, c’est donc ça le problème, fit Mameha. Vous devez avoir parlé avec Hatsumomo.

— Je ne vois pas en quoi cela vous regarde.

— Elle raconte cette histoire dans tout Gion. Or c’est absolument faux ! Depuis que Sayuri a décroché un rôle important dans les « Danses de l’Ancienne Capitale », Hatsumomo s’évertue à la disgracier.

« Les Danses de l’Ancienne Capitale » étaient l’événement théâtral annuel de Gion. La première aurait lieu dans six semaines, début avril. Les rôles avaient été attribués quelques mois plus tôt. J’aurais été ravie qu’on m’en confie un – l’un de mes professeurs avait suggéré que c’était possible. Hélas, je devrais me contenter de jouer dans l’orchestre, pour ne pas provoquer Hatsumomo.

Le docteur me regarda. Je m’efforçai d’avoir l’air d’une fille qui a obtenu un rôle important dans un ballet.

— Je suis navrée de le dire, docteur, mais Hatsumomo est une menteuse. Tout le monde le sait, poursuivit Mameha. Mieux vaut se méfier de ce qu’elle raconte.

— J’ignore si Hatsumomo est une menteuse. En tout cas, c’est la première fois que je l’entends.

— Personne n’oserait vous dire une chose pareille, lui souffla Mameha, comme si elle avait réellement peur d’être entendue. Il y a tellement de geishas qui n’ont pas la conscience tranquille. Jamais elles n’iraient accuser Hatsumomo. Elles auraient trop peur que cela se retourne contre elles ! Cela dit, soit je suis en train de vous mentir, soit Hatsumomo a inventé cette histoire. À vous de voir en qui vous avez le plus confiance, docteur.

— Je ne vois pas pourquoi Hatsumomo inventerait une histoire, simplement parce que Sayuri a obtenu un rôle dans un ballet !

— Sans doute connaissez-vous Pumpkin, la petite sœur d’Hatsumomo. Hatsumomo espérait lui obtenir l’un des premiers rôles, mais c’est Sayuri qui l’a eu. Quant à moi, on m’a donné le rôle que voulait Hatsumomo ! Mais tout cela est sans importance, docteur. Si vous doutez de l’intégrité de Sayuri, je comprends que vous ne vouliez pas accepter l’ekubo qu’elle vous a proposé.

Le docteur me regarda plus d’une minute, sans rien dire. Finalement il déclara :

— Je vais demander à l’un des médecins de l’hôpital de l’examiner.

— J’aimerais me montrer coopérative, objecta Mameha, mais je ne puis imposer cela à Sayuri. Vous n’avez pas encore manifesté un réel intérêt pour son mizuage. Si son intégrité est en doute… Elle va offrir des ekubo à beaucoup d’hommes, et je suis certaine que les histoires d’Hatsumomo laisseront la plupart d’entre eux indifférents.

Cette tirade dut avoir l’effet escompté. Le docteur Crab ne bougea pas de son siège.

— Je ne sais pas quoi faire, finit-il par dire. C’est la première fois que je me trouve dans une telle situation.

— Acceptez l’ekubo de Sayuri, je vous en prie, docteur, et oublions les sornettes d’Hatsumomo.

— Nombre de filles malhonnêtes arrangent un mizuage à un moment du mois où un homme peut facilement se faire berner. Je suis médecin. Vous aurez du mal à me duper.

— Mais nous n’essayons pas de vous duper !

Crab resta assis encore quelques minutes, puis il se leva, les épaules voûtées, les coudes pointant vers l’extérieur. Je me penchai en avant pour le saluer, et ne pus voir s’il avait pris l’ekubo. Mais une fois que Mameha et lui furent partis, je vis que la boîte n’était plus sur la table.

 

*

*    *

 

Un rôle dans les danses de printemps ! Je pensais que Mameha avait inventé cette histoire pour expliquer l’attitude d’Hatsumomo. Alors vous imaginez ma surprise en apprenant que c’était vrai ! En tout cas, Mameha avait bon espoir de m’obtenir le rôle avant la fin de la semaine.

À l’époque, dans les années trente, il y avait huit cents geishas à Gion. Or les « Danses de l’Ancienne Capitale », chaque printemps, n’offraient qu’une soixantaine de rôles. La compétition sauvage qui en résultait détruisit plus d’une amitié. Cette année-là, Mameha avait obtenu le rôle convoité par Hatsumomo. Ma grande sœur était l’une des rares geishas de Gion qui, chaque année, décrochait l’un des rôles principaux. Hatsumomo rêvait de voir Pumpkin sur scène. Ce qui était curieux. Pumpkin avait eu beau gagner la palme des apprenties geishas et recevoir d’autres honneurs, elle n’avait jamais excellé dans l’art de la danse.

Quelques jours avant que je ne présente l’ekubo au docteur, une apprentie de dix-sept ans, qui devait danser en solo, était tombée dans un escalier et s’était blessée à la jambe. Cet accident fit la joie de toutes les apprenties geishas, désormais candidates possibles. Ce fut moi qui héritai du rôle. À quinze ans, je n’avais jamais dansé sur scène. Cela dit, je m’en sentais capable. J’avais passé tant de soirées à danser à l’okiya, alors que Tatie jouait du shamisen ! J’avais un excellent niveau. Si Mameha n’avait pas été si déterminée à me cacher – cela à cause d’Hatsumomo –, j’aurais probablement dansé sur scène l’année d’avant.

On me confia ce rôle à la mi-mars. Il me restait un mois pour répéter. La femme qui m’enseignait la danse fut très obligeante. Souvent, elle me faisait répéter l’après-midi, en privé. Mère apprit la nouvelle quelques jours avant le spectacle, lors d’une partie de mah-jong – Hatsumomo s’étant bien gardée de l’en informer. Elle rentra à l’okiya, me demanda si l’on m’avait réellement donné le rôle. Je le lui confirmai. Elle repartit, aussi stupéfaite que si elle venait de voir son chien Taku ajouter des chiffres dans son livre de comptes.

Hatsumomo était furieuse, mais Mameha n’en avait cure. Le moment était venu pour nous de pousser Hatsumomo hors du ring, m’avertit-elle.