26

En septembre 1938, le général Tottori et moi bûmes du saké ensemble lors d’une cérémonie à l’Ichiriki. J’avais dix-huit ans. J’avais déjà participé à deux cérémonies de ce genre : une fois avec Mameha, quand elle était devenue ma grande sœur ; une fois avec Crab, avant mon mizuage. Dans les semaines qui suivirent, tout le monde félicita Mère d’avoir consacré une alliance aussi favorable.

Le soir, après la cérémonie, je me rendis dans une petite auberge du nord-est de Kyoto, sur les instructions du général. Cette auberge, la Suruya, n’avait que trois chambres. Je fus toute déconcertée de me retrouver dans un endroit aussi minable. J’étais tellement habituée au luxe ! La chambre sentait le moisi. Les tatamis étaient si humides qu’ils chuintaient quand je marchais dessus. Dans un coin, sur le sol, un petit tas de plâtre effrité. J’entendais un vieil homme lire un article de journal à haute voix, dans une chambre voisine. Je m’agenouillai sur le sol, près de la porte. J’étais mal à l’aise. Aussi éprouvai-je un réel soulagement quand le général arriva. Je le saluai. Il alluma la radio, s’assit pour boire une bière.

Au bout d’un moment, il descendit au rez-de-chaussée prendre un bain. Puis il revint, ôta son peignoir, et se promena dans la chambre complètement nu. Il se frottait les cheveux avec une serviette. Il avait un petit ventre rond, une grosse touffe de poils noirs en dessous. Je n’avais jamais vu un homme nu. Son derrière flasque me parut presque comique. Quand il se retourna, mes yeux se posèrent à l’endroit où son « anguille » aurait dû se trouver. Une chose pendouillait là, qui se manifesta quand le général s’allongea sur le dos et me dit de me déshabiller. C’était un tout petit bout d’homme, nullement décontenancé, toutefois, quand il s’agissait de me donner des ordres. Je m’étais inquiétée en venant : saurais-je trouver un moyen de le satisfaire ? Mais je n’eus qu’à suivre ses instructions. Il s’était écoulé trois ans, depuis mon mizuage. J’avais oublié la peur que j’avais éprouvée, quand le docteur s’était finalement couché sur moi. Je m’en souvenais, à présent, mais je me sentis plus gênée qu’angoissée. Le général laissa la radio allumée – et toutes les lumières, comme s’il voulait s’assurer que je visse bien cette chambre sordide, les taches d’humidité au plafond.

Les mois passèrent, mon malaise s’envola. Mes rencontres avec le général se muèrent en une routine déplaisante : un rendez-vous deux fois par semaine. Parfois, je me demandais comment ce serait avec le président. Peut-être serait-ce déplaisant, me disais-je, comme avec le docteur et le général. Survint un événement qui me fit changer d’avis. Un homme du nom de Yasuda Akira commença à venir régulièrement à Gion. On avait parlé de lui dans les journaux : il avait inventé un nouveau système d’éclairage pour bicyclettes. Il ne fréquentait pas l’Ichiriki – sans doute n’en aurait-il pas eu les moyens – mais une petite maison de thé, le Tatematsu, dans le quartier de Tominaga-cho, non loin de notre okiya. Je fis sa connaissance lors d’un banquet, au printemps 1939 – j’avais dix-neuf ans. Il était tellement plus jeune que les autres clients ! Sans doute n’avait-il pas plus de trente ans. Je le remarquai dès qu’il entra dans la pièce. Il avait la même dignité que le président. Je le trouvai très attirant, assis sur ce coussin, ses manches de chemise roulées au-dessus de ses coudes, sa veste posée derrière lui sur le tatami. Pendant quelques instants, j’observai un vieil homme, à côté de lui. Le vieillard prenait un morceau de tofu braisé avec ses baguettes, le portait à sa bouche, déjà grande ouverte. Cela me fit penser à une porte qu’on ouvre pour laisser passer une tortue. En revanche, je défaillis presque en voyant Yasuda-san glisser un morceau de bœuf entre ses lèvres sensuelles. Le geste était élégant, le bras musclé.

Je fis le tour des invités, j’arrivai près de lui, je me présentai.

— J’espère que vous me pardonnerez, dit-il.

— Vous pardonner ? Qu’avez-vous fait ? m’enquis-je.

— J’ai été très impoli. Je n’ai pas cessé de vous regarder.

Je glissai ma main dans mon obi, cherchai mon porte-cartes en brocart. Je sortis une carte, la lui remis discrètement. Les geishas ont toujours des cartes sur elles, comme les hommes d’affaires. Les miennes étaient deux fois plus petites que les cartes habituelles. Elles étaient en papier de riz épais, avec mon nom « Sayuri », et « Gion », calligraphiés dessus. Nous étions au printemps, aussi mes cartes étaient-elles ornées d’un motif de fleurs de prunier. Yasuda admira ma carte quelques instants, avant de la glisser dans la poche de sa chemise. À mon sens, aucune conversation n’eût été plus éloquente que cet échange muet. Je m’inclinai vers lui et allai m’asseoir devant son voisin.

À partir de ce jour, Yasuda-san me demanda chaque semaine, au Tatematsu. Je ne pus m’y rendre aussi souvent qu’il le souhaitait. Trois mois après notre rencontre, un après-midi, il m’offrit un kimono. Je fus très flattée, bien que ce ne fût pas un kimono de grande qualité. La soie était quelconque, le motif – des fleurs et des papillons – assez commun. Yasuda-san voulait que je le porte un soir où j’aurais rendez-vous avec lui. Je le lui promis. Je rentrai à l’okiya avec le kimono, ce soir-là. Mère me vit monter l’escalier avec le paquet. Elle me le prit, le défit. Mon cadeau lui inspira une moue méprisante. Elle déclara qu’elle ne voulait pas me voir dans un kimono aussi laid. Le lendemain, elle l’avait vendu.

Quand je découvris ce qu’elle avait fait, je lui dis, avec une certaine audace, que ce kimono m’avait été offert à « moi », pas à l’okiya. Et qu’elle n’avait pas le droit de le vendre.

— C’était ton kimono, dit-elle, d’accord, mais tu es la fille de l’okiya. Ce qui appartient à l’okiya t’appartient, et vice versa.

J’étais si furieuse que je n’arrivais même plus à regarder Mère. Quant à Yasuda-san, qui avait désiré me voir dans ce kimono, je le rassurai du mieux que je pus. Le kimono ayant un motif de fleurs et de papillons, je ne pourrais le porter qu’au printemps, lui dis-je. Nous étions en été. Il lui faudrait donc attendre presque un an avant de me voir dedans. Yasuda-san ne sembla pas s’en offusquer.

— Qu’est-ce qu’une année ? dit-il, en me fixant de ses yeux pénétrants. J’attendrais bien plus longtemps. Tout dépend pourquoi on attend.

Nous étions seuls dans la pièce. Yasuda-san posa son verre de bière sur la table d’une façon qui me fit rougir. Il prit ma main. Pour la garder dans les siennes un long moment, pensai-je. À ma grande surprise, il la porta à ses lèvres, embrassa l’intérieur de mon poignet avec passion. J’en eus des frissons dans tout le corps. J’étais une fille docile : jusque-là, j’avais toujours obéi à Mère et à Mameha – et à Hatsumomo, quand je n’avais pas eu le choix. Mais je ressentais un tel désir pour Yasuda-san et une telle colère envers Mère ! Faisant fi de ses interdits, je donnai rendez-vous à Yasuda au Tatematsu à minuit. Puis je partis.

J’arrivai à la maison de thé juste avant minuit. J’allai voir l’une des jeunes servantes et lui promis une somme d’argent indécente, si elle veillait à ce que l’on ne nous dérange pas, Yasuda et moi – nous occuperions l’un des salons une demi-heure. Je m’y trouvais déjà, assise dans le noir, quand la servante ouvrit la porte et introduisit Yasuda. Il laissa tomber son chapeau sur les tatamis, et me mit debout, avant même que la porte ne fût refermée. J’éprouvai un tel plaisir à presser mon corps contre le sien ! Comme si je mangeais après avoir eu longtemps faim. Il me serra plus fort contre lui. Je fis de même. Je ne fus pas choquée de voir ses mains se glisser dans les fentes de mes vêtements, chercher ma peau. Il y eut des moments étranges, comme avec le général, mais je n’éprouvai pas les mêmes sensations. Mes rencontres avec le général me rappelaient l’enfant qui atteint le sommet de l’arbre et arrache certaine feuille convoitée après des efforts insensés. Il me fallait user de gestes précis, supporter le malaise, pour finalement atteindre mon but. Avec Yasuda, j’avais l’impression d’être un enfant qui dévale une colline en courant. Un quart d’heure plus tard, comme nous étions allongés côte à côte sur les tatamis, essoufflés, j’écartai un pan de sa chemise et posai ma main sur son ventre, pour sentir sa respiration. Je n’avais jamais été aussi proche d’un être humain, bien que nous n’ayons pas échangé un seul mot.

C’est alors qu’une vérité s’imposa à moi : être étendue sur le futon, immobile, pour le bon plaisir du docteur ou du général était une chose. Il en serait tout autrement avec le président.

 

*

*    *

 

Maintes geishas voient leur vie changer tragiquement après avoir pris un danna. Je ne vis presque pas la différence. Je continuai à sortir le soir dans Gion. L’après-midi, il m’arrivait de partir en excursion. Certaines de ces sorties étaient étranges : j’accompagnai un homme à l’hôpital, qui rendait visite à son frère. Les changements que j’avais espérés n’eurent pas lieu : spectacles de danse financés par mon danna, cadeaux somptueux, week-ends de détente. Mère avait raison : un militaire ne s’occupe pas aussi bien d’une geisha qu’un homme d’affaires ou un aristocrate.

Si le général apportait peu de changements dans ma vie, l’okiya bénéficiait de ses bienfaits. Il couvrait mes frais, comme le font les danna –, mes cours, ma taxe d’enregistrement annuelle, mes frais médicaux, et… je ne sais même quoi d’autre – mes chaussettes, sans doute. Cela dit, son poste de directeur du ravitaillement lui donnait un réel pouvoir, comme l’avait prédit Mameha. Il pouvait faire pour nous ce qu’aucun autre danna n’eût été en mesure d’accomplir. Tatie tomba malade en mars 1939. Nous craignîmes pour sa vie. Les médecins ne nous furent d’aucune aide. Le général passa un coup de téléphone : le lendemain, un grand médecin de l’hôpital militaire de Kamigyo venait nous voir et donnait à Tatie un remède qui la guérit. Je n’avais pas dansé sur les scènes de Tokyo, le général ne m’avait pas offert de joyaux. Cependant, notre okiya ne manquait de rien. Tottori nous faisait régulièrement porter du sucre, du thé, du chocolat – denrées devenues rares, même à Gion. Mère s’était trompée, en estimant que la guerre allait durer six mois. Si on nous l’avait dit, nous ne l’aurions pas cru, à l’époque, mais le pire restait à venir.

 

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*    *

 

Durant l’automne où le général devint mon danna, Nobu cessa de m’inviter à des soirées. Je ne tardai pas à réaliser qu’il ne fréquentait plus l’Ichiriki. Je ne voyais qu’une raison à cela : m’éviter. La maîtresse de l’Ichiriki pensait la même chose. Au Nouvel an, j’envoyai une carte à Nobu, comme à tous mes clients. Il ne répondit pas. À présent, je puis vous dire avec désinvolture combien de mois je restai sans nouvelles de lui. Mais, à l’époque, je vécus dans l’angoisse. J’avais le sentiment d’avoir trahi un homme qui m’avait traitée avec bonté – un homme que j’en étais venue à considérer comme un ami. Pis, sans l’appui de Nobu, je n’étais plus invitée aux fêtes d’Iwamura Electric. Je n’avais donc plus la moindre chance de revoir le président.

Lequel fréquentait toujours l’Ichiriki, bien que Nobu n’y vînt plus. Un soir, dans le couloir, je le vis réprimander un jeune collaborateur avec force gestes. Je n’osai l’interrompre. Un autre soir, une jeune apprentie à l’air inquiet, une certaine Naotsu, l’accompagnait aux toilettes quand il me vit. Il abandonna Naotsu pour venir me parler. Nous échangeâmes les formules de politesse habituelles. Je crus voir, dans son sourire, cette fierté contenue qu’ont souvent les hommes à l’égard de leurs enfants. Avant qu’il ne s’éclipse je lui déclarai :

— Président, si jamais, un soir, vous aviez besoin d’une geisha de plus…

C’était là une façon très directe de m’adresser à lui. À mon grand soulagement, il ne s’en offusqua pas.

— C’est une bonne idée, Sayuri, je demanderai que vous soyez présente.

Plusieurs semaines s’écoulèrent. Il ne m’invita pas.

Un soir de mars, assez tard, je passai dans une fête très animée que donnait le gouverneur de la préfecture de Kyoto à la maison de thé Shunju. Le président était là. Il jouait à qui boira le plus. Il perdait. Il avait l’air épuisé, en bras de chemise, sa cravate desserrée. Le gouverneur avait perdu la plupart des manches, mais il tenait mieux l’alcool que le président.

— Je suis ravi que vous soyez là, Sayuri, me dit-il. Il faut que vous m’aidiez. Je suis en mauvaise posture.

En voyant son beau visage un peu rouge, ses manches de chemise roulées au-dessus de ses coudes, je pensai à Yasuda-san, ce fameux soir, au Tatematsu. L’espace d’un instant, j’eus l’impression qu’il n’y avait plus que le président et moi dans la pièce. Vu son état de légère ébriété, je pourrais me pencher vers lui, il me prendrait dans ses bras, je presserais mes lèvres contre les siennes. Je paniquai : et s’il avait lu dans mes pensées ? S’il comprit, il n’en montra rien. Afin de l’aider dans ce jeu où il s’était engagé, je conspirai avec une autre geisha pour ralentir la cadence. Le président sembla m’en être reconnaissant. Le jeu s’acheva. Le président vint s’asseoir à côté de moi. Il me parla longuement, tout en buvant de l’eau pour atténuer les effets de l’alcool. Il sortit un mouchoir de sa poche, le même que celui que je glissais dans mon obi. Il se tamponna le front avec, lissa ses cheveux du plat de la main.

— Vous avez vu votre vieil ami Nobu ? me demanda-t-il.

— Je n’ai plus de nouvelles de lui, président. Je crois qu’il est fâché.

Le président regarda son mouchoir, tout en le repliant.

— L’amitié est une chose précieuse, Sayuri. Il ne faut jamais gâcher une amitié.

 

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*   *

 

Je repensai à cette conversation dans les semaines qui suivirent. Puis un jour, fin avril, alors que je me trouvais au théâtre, et que je me maquillais pour les « Danses de l’Ancienne Capitale », une apprentie que je connaissais à peine vint me trouver. Je reposai ma brosse, m’attendant à ce qu’elle me demande une faveur – notre okiya continuait à disposer de denrées dont les autres avaient appris à se passer.

— Je suis navrée de vous déranger, Sayuri-san, dit-elle. Je m’appelle Takazuru. Je me demandais si vous pourriez m’aider. Je sais que vous avez été très liée avec Nobu-san.

Cela faisait des mois que je m’interrogeais sur lui, des mois que je me sentais coupable envers lui. Et j’entendais prononcer son nom au moment où je m’y attendais le moins ! Cela me fit l’effet d’un volet qu’on ouvre après l’orage, et qui laisse entrer la première bouffée d’air.

— Nous devons nous entraider chaque fois que nous le pouvons, Takazuru. S’il s’agit d’un problème avec Nobu, je suis d’autant plus disposée à vous venir en aide. J’espère qu’il se porte bien.

— Oh oui, il va bien, madame. Enfin, je pense. Il vient à la maison de thé Awazumi, à l’est de Gion. Vous connaissez cette maison ?

— Oui, je la connais. Mais j’ignorais que Nobu-san y allait.

— Il y vient assez souvent, précisa Takazuru. Mais, puis-je vous demander, Sayuri-san ? Vous le connaissez depuis longtemps et… enfin, Nobu-san est un homme gentil, non ?

— Pourquoi me le demandez-vous, Takazuru ? Si vous avez passé du temps avec lui, vous devez savoir s’il est gentil ou pas !

— Je dois vous paraître idiote. Mais je suis tellement perturbée ! Nobu-san demande que je m’occupe de lui chaque fois qu’il vient à Gion. Ma grande sœur m’affirme que c’est le meilleur des clients. Mais elle est furieuse après moi parce que j’ai pleuré devant lui plusieurs fois. Je sais que je ne devrais pas, mais je ne peux lui promettre de ne pas recommencer !

— Il est cruel avec vous, n’est-ce pas ?

En guise de réponse, la pauvre Takazuru serra ses lèvres tremblantes l’une contre l’autre. Ses yeux se remplirent de larmes. J’eus bientôt l’impression qu’elle me regardait à travers deux flaques d’eau.

— Parfois Nobu-san ne réalise pas qu’il a des propos blessants, dis-je. Mais il doit bien vous aimer, Takazuru. Sinon, pourquoi requerrait-il votre présence ?

— Il me demande parce qu’il a besoin de quelqu’un sur qui passer sa rage, à mon avis. Un jour, il m’a déclaré que mes cheveux sentaient bon, avant d’ajouter : « Pour une fois ! »

— C’est curieux que vous le voyiez si souvent. Cela fait des mois que j’espère tomber sur lui.

— Oh, n’allez pas le voir, Sayuri-san ! Je vous en prie ! Il ne cesse de me répéter que je ne suis pas aussi bien que vous. Et cela à tout propos. S’il vous revoit, il va me trouver encore moins à son goût. Je sais que je ne devrais pas vous ennuyer avec mes problèmes, madame, mais… je pensais que vous pourriez m’expliquer comment lui plaire. Il aime les conversations passionnantes, mais je ne sais jamais de quoi parler. Je ne suis pas très intelligente, paraît-il.

À Kyoto, on dit ce genre de choses par courtoisie, mais j’eus le sentiment que cette pauvre fille ne mentait pas. Cela ne m’eût pas surprise que Nobu se servît d’elle comme le tigre se sert de l’arbre pour se faire les griffes. Je ne voyais pas quel conseil donner à Takazuru. Aussi lui suggérai-je de lire à Nobu un ouvrage historique. Qu’elle en lise un extrait chaque fois, lui dis-je. J’avais moi-même fait cela de temps à autre – certains hommes n’aiment rien tant que s’asseoir, les yeux mi-clos, écouter une voix de femme leur conter une histoire. J’ignorais comment réagirait Nobu, mais Takazuru me remercia de lui avoir suggéré cette idée.

 

*

*   *

 

Maintenant que je savais où trouver Nobu, j’étais décidée à aller le voir. Je regrettais de l’avoir fâché. Pis : je pouvais ne jamais revoir le président, si je cessais définitivement de fréquenter Nobu. Je pensais qu’en le revoyant j’avais une chance de renouer cette amitié. Hélas, je ne pouvais me présenter à l’Awazumi sans être invitée – je n’entretenais pas de relations régulières avec cette maison. Je finis par trouver une solution : je passerai devant l’Awazumi le plus souvent possible, le soir – dans l’espoir de tomber sur Nobu. Je connaissais suffisamment ses habitudes pour évaluer l’heure à laquelle il arrivait.

Pendant plus de deux mois, je m’imposai cette discipline. Un soir, je le vis sortir d’une limousine noire, dans la ruelle. Je savais que c’était lui : avec sa manche épinglée à l’épaule, il avait une silhouette reconnaissable entre toutes. Je marchai dans sa direction. Son chauffeur lui tendit sa serviette. Je m’arrêtai dans la lumière d’un réverbère et poussai un cri de joie. Nobu regarda dans ma direction, comme je l’avais espéré.

— Ah ! s’écria-t-il. J’avais oublié à quel point une geisha peut être belle.

Il avait parlé avec une telle désinvolture ! Je me demandai s’il m’avait reconnue.

— Monsieur, dis-je, vous avez la voix de mon vieil ami Nobu-san. Mais sans doute est-ce une coïncidence, car on ne le voit plus à Gion.

Le chauffeur referma la portière. Nous restâmes debout sans rien dire, jusqu’à ce que la voiture se fût éloignée.

— Quel soulagement de revoir Nobu-san ! m’exclamai-je. Mais j’ai de la chance qu’il ne soit pas dans la lumière !

— Parfois je me demande ce que vous racontez, Sayuri. Ce doit être Mameha, qui vous a appris ce procédé. Ou peut-être dit-on à toutes les geishas de se comporter de cette façon-là.

— Nobu-san est dans l’ombre. Ainsi je ne vois pas son expression fâchée.

— Ah, fit-il. Vous pensez que je suis fâché.

— Que penser d’autre, quand un vieil ami disparaît pendant des mois ? Vous allez sans doute me répondre que vous étiez trop occupé pour venir à l’Ichiriki.

— Parce que ça ne peut pas être vrai ?

— Vous venez souvent à Gion. Ne me demandez comment je le sais. Je vous le dirai si vous acceptez de marcher un peu avec moi.

— D’accord. Puisque c’est une belle soirée…

— Oh, Nobu-san, ne dites pas ça ! Je préférerais que vous vous exclamiez : « Je ne vous ai pas vue depuis si longtemps ! Je serai ravi de faire quelques pas avec vous ! »

— Je vais faire quelques pas avec vous. De là à savoir pourquoi je le fais, pensez ce que vous voulez.

J’acquiesçai d’un petit hochement de tête. Nous descendîmes la ruelle en direction du parc de Maruyama.

— Si Nobu-san ne veut pas que je le croie fâché, dis-je, pourquoi se conduit-il comme une panthère qui n’a rien mangé depuis des mois ? Pas étonnant que vous terrorisiez la pauvre Takazuru…

— Ainsi elle est venue vous voir. Elle est agaçante…

— Si vous ne l’aimez pas, pourquoi la demandez-vous chaque fois que vous venez à Gion ?

— Je n’ai jamais demandé à la voir ! Pas une fois ! C’est sa grande sœur qui m’impose sa présence. Elle me fait penser à vous, ce qui est déjà déplaisant. Mais en plus vous allez profiter de ce que vous êtes tombée sur moi pour me reprocher de ne pas l’aimer !

— En fait, Nobu-san, je ne suis pas « tombée » sur vous. Cela fait des semaines que je passe devant la maison de thé, dans l’espoir de vous rencontrer.

Cela fit réfléchir Nobu. Nous marchâmes en silence pendant plusieurs minutes. Finalement il me dit :

— Cela n’a rien d’étonnant. Vous êtes une intrigante.

— Que pouvais-je faire d’autre, Nobu-san ? Je pensais que vous aviez disparu. J’aurais pu ne jamais vous retrouver, si Takazuru n’était pas venue me voir en pleurs, pour me dire que vous la traitiez mal.

— J’ai sans doute été dur avec elle. Mais elle n’est pas aussi intelligente que vous – ni aussi jolie. Et puis c’est vrai, je vous en veux.

— Qu’ai-je fait, pour qu’un vieil ami m’en veuille à ce point ?

Nobu s’arrêta et se tourna vers moi, l’air affreusement triste. J’eus soudain une immense tendresse pour lui – peu d’hommes, dans ma vie, m’ont inspiré ce sentiment. Il m’avait beaucoup manqué, je l’avais trahi. Cela dit, ma tendresse était teintée de pitié.

— Après maintes recherches, expliqua-t-il, j’ai fini par découvrir l’identité de votre danna.

— Si Nobu-san me l’avait demandé, je le lui aurais dit.

— Je ne vous crois pas ! Vous, les geishas, vous ne parlez pas. J’ai demandé à des dizaines de geishas, dans Gion, qui était votre danna. Elles ont toutes prétendu ne pas savoir. Si je n’avais pas demandé à Michizono de s’occuper de moi, un soir, je ne l’aurais jamais su.

Michizono avait environ cinquante ans, à l’époque. Cette femme était une légende, dans Gion. Elle n’était pas jolie, mais elle arrivait à faire rire Nobu rien qu’en fronçant le nez.

— Nous avons joué à qui boira le plus, poursuivit Nobu. J’ai gagné. À la fin, la pauvre Michizono était complètement soûle. J’aurais pu lui poser n’importe quelle question, elle m’aurait répondu.

— Que d’efforts !

— Oh non ! Elle est de compagnie agréable. Mais vous voulez que je vous dise ? J’ai perdu tout respect pour vous depuis que je sais que votre danna est un petit homme en uniforme que personne n’estime.

— Nobu-san semble croire que j’ai la possibilité de choisir mon danna. La seule chose que je puisse choisir, c’est mon kimono. Et encore…

— Vous savez pourquoi cet homme a un poste dans l’administration ? Parce qu’il est incapable d’assumer un rôle plus important. Je connais très bien l’armée, Sayuri. Ses supérieurs ne savent pas où le caser. Vous auriez aussi bien pu vous lier avec un mendiant ! Je vous ai beaucoup aimée, Sayuri, mais…

— Nobu-san ne m’aime donc plus ?

— Je n’ai aucune tendresse pour les sottes.

— C’est horrible, ce que vous me dites ! Vous voulez me faire pleurer ? Nobu-san ! Suis-je sotte parce que vous ne pouvez admirer mon danna ?

— Vous, les geishas ! Je ne connais pas de femmes plus irritantes ! Vous passez votre temps à consulter vos almanachs. « Oh, je ne puis marcher vers l’est, aujourd’hui, cela me porterait malheur ! » Mais quand il s’agit de choses essentielles, qui affectent le cours de votre vie, vous faites n’importe quoi !

— Nous ne faisons pas n’importe quoi. Nous acceptons ce que nous ne pouvons changer.

— Vraiment ? J’ai appris plusieurs choses, ce fameux soir, quand j’ai fait boire Michizono. Vous êtes la fille de l’okiya, Sayuri ! N’allez pas prétendre que vous n’avez aucun libre arbitre. C’est votre devoir d’user de votre pouvoir, à moins que vous ne vouliez dériver dans la vie le ventre en l’air, tel un poisson mort dans une rivière.

— J’aimerais croire que la vie est autre chose qu’une rivière qui nous entraîne où elle veut, le ventre en l’air.

— Si la vie est une rivière, vous demeurez libre de barboter ici ou là. La rivière va se diviser, encore et encore. Vous allez vous cogner à divers obstacles, mais si vous vous démenez, si vous vous battez, si vous tirez parti des atouts qui sont les vôtres…

— Encore faut-il disposer de certains avantages.

— Il suffit de regarder autour de vous ! Moi, par exemple, je ne jette rien, même un vieux noyau de pêche. Quand le moment est venu de le jeter, je m’assure de le balancer sur quelqu’un que je déteste !

— Nobu-san, me conseillez-vous de jeter des noyaux de pêche ? !

— Ne riez pas. Vous savez parfaitement de quoi je veux parler. Nous nous ressemblons beaucoup, Sayuri. Je sais qu’elles m’appellent « M. Lézard », et voilà que surgit une adorable créature : vous. La première fois que je vous ai vue, à ce tournoi de sumo, quel âge aviez-vous ? Quatorze ans ? J’ai tout de suite su que vous étiez une fille pleine de ressources.

— J’ai toujours pensé que Nobu-san me surestimait.

— Vous avez peut-être raison. Je pensais que vous étiez différente des autres, Sayuri. Mais vous tournez le dos à votre destin. Lier votre sort à celui du général ! Je me serais très bien occupé de vous, vous savez. Ça me rend fou, rien que d’y penser ! Ce général sortira de votre vie sans vous laisser un seul souvenir marquant. Est-ce ainsi que vous voulez gâcher votre jeunesse ? Une femme qui agit comme une idiote est une idiote, non ?

À force d’usure, un tissu finit par laisser sa trame apparaître. Les propos de Nobu m’avaient tellement affectée ! Je ne parvins plus à sauver la face. J’étais dans l’ombre, heureusement. Nobu m’aurait méprisée encore davantage, s’il avait vu la peine que j’éprouvais. Mon silence dut me trahir. Il posa sa main sur mon épaule, me fit pivoter de quelques degrés vers la lumière. Il me regarda dans les yeux et poussa un profond soupir.

— Pourquoi ai-je toujours l’impression que vous êtes plus âgée, Sayuri ? murmura-t-il, au bout d’un moment. Parfois j’oublie que vous êtes encore une jeune fille. Vous allez me dire que j’ai été trop dur avec vous.

— Nobu-san est comme il est.

— Je supporte mal la déception, Sayuri. Vous devriez le savoir. Que vous m’ayez trahi parce que vous êtes trop jeune ou parce que vous n’êtes pas la femme que je croyais… vous m’avez trahi, non ?

— Nobu-san, je vous en prie. Cela m’effraie de vous entendre dire des choses pareilles. Serai-je jamais capable de vivre en adéquation avec l’image que vous avez de moi ?

— Quelle image ? Je veux que vous traversiez la vie les yeux ouverts ! Montrez-vous à la hauteur de votre destin ! Profitez de chaque instant de votre vie pour l’accomplir. On ne peut demander à une fille comme Takazuru d’agir avec un tel courage et une telle lucidité, mais…

— Nobu-san ne m’a-t-il pas traitée de sotte toute la soirée ?

— Il ne faut pas croire ce que je dis quand je suis en colère, vous le savez bien.

— Alors Nobu-san n’est plus fâché contre moi ? Il viendra me voir à l’Ichiriki ? Ou bien il m’invitera à ses soirées ? J’ai un peu de temps, ce soir. Je pourrais suivre Nobu-san, s’il me le demandait.

Nous avions fait le tour du pâté de maisons. Nous nous trouvions devant l’entrée de la maison de thé.

— Je ne vous le demande pas.

Il ouvrit la porte.

Je ne pus m’empêcher de pousser un grand soupir. Un grand soupir, dis-je, car il contenait tant de petits soupirs – frustration, tristesse, déception. Et d’autres sentiments que je ne pouvais identifier.

— J’ai parfois tellement de mal à vous comprendre, Nobu-san !

— Je suis pourtant facile à comprendre, Sayuri. J’ai horreur qu’on m’agite sous le nez des choses que je ne peux avoir.

Avant que j’aie pu lui répondre, il entra dans la maison de thé et referma la porte derrière lui.