17

Je n’avais vu le président que quelques minutes, dans ma vie. Mais depuis, j’avais passé des heures à me le remémorer. Cet homme était une chanson dont j’aurais entendu seulement des extraits – que j’avais fini par connaître par cœur, à force de me les répéter. Toutefois, les notes avaient quelque peu varié, au fil des années : dans mon souvenir, il avait un plus grand front, des cheveux gris plus fins. En le voyant, j’eus un instant d’hésitation. Était-ce réellement le président ? Mais je me sentais si apaisée ! Je ne pouvais plus douter de l’avoir trouvé.

Mameha salua les deux hommes, j’attendis de faire ma révérence. Et si ma voix s’éraillait, quand j’allais lui parler ? Nobu, l’homme au visage de cire, me regardait, mais je n’étais pas certaine que le président ait remarqué ma présence. Mameha s’assit, lissa son kimono sur ses genoux. Je vis que le président m’observait avec curiosité. Mon sang reflua vers ma tête. J’en eus les pieds glacés !

— Président Iwamura… directeur général Nobu, dit Mameha, je vous présente ma petite sœur, Sayuri.

Sans doute avez-vous entendu parler d’Iwamura Ken, fondateur d’Iwamura Electric. Et de Nobu Toshikazu. Jamais partenariat ne fut plus célèbre que le leur. Nobu et Iwamura, c’était l’arbre et ses racines, le temple et son portail. Moi-même, jeune fille de quatorze ans, j’avais entendu parler d’eux. Mais je n’aurais jamais pensé qu’lwamura Ken était l’homme que j’avais rencontré au bord de la rivière Shirakawa. Je m’agenouillai et m’inclinai vers eux, leur dis mon couplet habituel sur mon noviciat, l’indulgence que j’attendais d’eux, et cetera. Quand j’eus fini, j’allai m’asseoir entre eux. Nobu engagea la conversation avec son voisin. Quant au président, il avait la main autour de sa tasse vide, posée sur un petit plateau, à côté de lui. Mameha lui parla. Je pris la petite théière, laissai ma manche glisser vers mon coude avant de servir. À mon grand étonnement, le président regarda mon bras. Je fus curieuse de voir ce qu’il voyait. Je trouvai à mon bras, sur sa face cachée, la brillance et la texture d’une perle – peut-être était-ce l’éclairage, assez faible dans ce grand hall. Pour la première fois de ma vie, je m’extasiais sur une partie de mon corps. Le président gardait les yeux fixés sur mon bras. Et tant que cela durait, je n’allais pas le dérober à son regard ! Mameha se tut. Parce que le président avait cessé de l’écouter et regardait mon bras, pensai-je. Puis je compris.

La théière était vide ! Pis : elle était déjà vide quand je l’avais prise sur le plateau.

Et moi qui avais failli me prendre pour une star ! Je marmonnai des excuses et reposai la théière aussi vite que possible. Mameha rit.

— Voyez à quel point cette jeune fille est déterminée, président. S’il y avait eu la moindre goutte de thé dans cette théière, elle aurait réussi à l’en extirper !

— Votre petite sœur a un kimono magnifique, Mameha, dit le président. Ne vous ai-je pas vue dans ce kimono, à l’époque où vous étiez apprentie ?

Si j’avais encore eu un doute quant à l’identité de cet homme, je l’aurais reconnu à cet instant-là. Ah, cette douceur, dans sa voix !

— C’est possible, répondit Mameha. Mais le président m’a vue porter tant de kimonos, au fil des années. Je ne puis croire qu’il se souvienne de chacun d’eux.

— Je suis comme n’importe quel autre homme, vous savez, répliqua le président. La beauté me frappe. Quand il s’agit de sumotoris, évidemment, je ne fais pas la différence.

Mameha se pencha vers moi, le président entre nous deux, et me murmura :

— Le président veut simplement dire qu’il n’aime pas le sumo.

— Mameha, intervint-il, si vous essayez de me brouiller avec Nobu…

— Président ! Nobu-san le sait depuis des années !

— Il n’empêche. Sayuri, est-ce votre premier contact avec le monde des sumos ?

Je n’attendais qu’une occasion de lui parler. Mais avant que j’aie ouvert la bouche, un grand « boom » fit trembler les murs du bâtiment. Nous tournâmes la tête, surpris. La foule se tut. C’était seulement la fermeture de l’une de ces portes immenses. Nous entendîmes grincer des gonds : la seconde porte se ferma lentement en décrivant un arc, poussée par deux lutteurs. Nobu ne regardait pas de mon côté. J’en profitai pour observer les horribles marques de brûlure sur sa joue, son cou, son oreille – qui n’avait plus sa forme originelle. Puis je vis que la manche de sa veste était vide – le président ayant accaparé mon attention, je m’en apercevais seulement maintenant. La manche de Nobu était pliée en deux, attachée au niveau de l’épaule par une longue épingle d’argent.

Quand il était jeune, et lieutenant dans la marine japonaise, Nobu avait été grièvement blessé lors d’un bombardement. C’était en 1910, près de Séoul, à l’époque où la Corée était sous domination japonaise. Quand je le rencontrai, j’ignorais tout de son passé héroïque – bien que l’histoire fût connue dans tout le Japon. Si Nobu ne s’était pas associé au président, pour finalement devenir directeur général d’Iwamura Electric, on aurait probablement oublié ses hauts faits de guerre. Ses affreuses blessures rendaient d’autant plus remarquables ses succès en affaires.

Je ne suis pas très férue d’histoire – on nous enseignait seulement les arts, dans notre école – mais je crois que le Japon a pris le contrôle du territoire coréen à la fin de la guerre russo-japonaise. Quelques années plus tard, le Japon décida d’intégrer la Corée dans l’empire en pleine expansion. Ce qui n’a pas dû plaire aux Coréens, à mon avis. Nobu se rendit sur place avec des effectifs réduits pour contrôler le pays. Un jour, en fin d’après-midi, son commandant et lui firent une inspection dans un village, près de Séoul. Ils revenaient vers l’endroit où ils avaient laissé leurs chevaux, quand leur patrouille tomba dans une embuscade. Lorsqu’ils entendirent l’horrible sifflement d’un obus, le commandant voulut descendre dans le fossé, mais il était vieux et avançait à la vitesse d’une bernacle sur un rocher. Deux secondes avant que l’obus n’explose, l’homme cherchait encore un point d’appui pour descendre dans le fossé. Nobu se jeta sur le commandant dans le but de le sauver, mais le vieil homme interpréta ce geste de travers et voulut ressortir du fossé. Il réussit à redresser la tête. Nobu tenta de la lui rabattre, mais l’obus éclata, tuant le commandant et blessant gravement Nobu. À la fin de cette année-là, Nobu avait été amputé du bras gauche.

Alors que je découvrais sa manche fermée par une épingle, je détournai les yeux malgré moi. C’était la première fois que je voyais une personne amputée – bien que, dans mon enfance, un assistant de M. Tanaka se fût tranché le bout du doigt, un matin, en nettoyant un poisson. Dans le cas de Nobu, la plupart des gens n’attachaient pas trop d’importance à ce bras manquant, eu égard à ses autres blessures. Il est difficile de décrire l’aspect de sa peau, et sans doute serait-il cruel d’essayer de le faire. Je me contenterai de répéter les propos d’une geisha à son sujet. « Chaque fois que je regarde ce visage, je pense à une patate douce cuite sur des braises et couverte de cloques. »

Après la fermeture des portes, je me tournai vers le président pour répondre à sa question. En tant qu’apprentie, j’avais le droit de rester muette comme une carpe. Mais j’étais bien décidée à ne pas laisser passer une telle occasion. Si je ne l’impressionnais que modestement, tel un pied d’enfant qui laisse une marque légère dans la poussière, ce serait mieux que rien.

— Le président me demande si j’ai déjà assisté à un tournoi de sumos, dis-je. Non, c’est la première fois, et je serais reconnaissante au président pour toutes les explications qu’il aura la bonté de me donner.

— Si vous voulez comprendre ce qui se passe, dit Nobu, vous feriez mieux de me demander à moi. Quel est votre nom, apprentie ? Je n’ai pas bien entendu, à cause du bruit.

Je me détournai du président avec autant de difficulté qu’un enfant contraint d’abandonner son dessert.

— Je m’appelle Sayuri, monsieur.

— Vous êtes la petite sœur de Mameha. Alors pourquoi ne vous appelez-vous pas Mame-quelque chose ? N’est-ce pas là l’une de vos traditions absurdes ?

— Si, monsieur. Mais le voyant a jugé tous les noms avec « Mame » néfastes pour moi.

— Le voyant ! répéta Nobu, avec mépris. C’est lui qui choisit vos noms ?

— C’est moi qui l’ai choisi, intervint Mameha. Le voyant ne choisit pas les noms. Il nous indique seulement s’ils peuvent convenir.

— Un jour il va falloir que vous grandissiez, Mameha, et que vous cessiez d’écouter ces charlatans, répliqua Nobu.

— Allons, allons, Nobu-san, dit le président. Quiconque vous écouterait penserait qu’il n’y a pas plus moderne que vous, or je n’ai jamais rencontré un homme qui croit autant au destin.

— Chaque homme a son destin, affirma Nobu. Mais pourquoi aller voir un devin pour qu’il vous le révèle ? Vais-je voir le chef d’un restaurant pour savoir si j’ai faim ? Quoi qu’il en soit, Sayuri est un très joli nom – mais qui dit joli nom ne dit pas forcément jolie fille.

Cela semblait annoncer un commentaire du genre : « Quelle vilaine petite sœur vous avez prise, Mameha ! » Mais Nobu déclara, à mon grand soulagement :

— Voilà un cas où le nom et la fille vont bien ensemble. Je crois qu’elle est encore plus jolie que vous, Mameha !

— Nobu-san ! Aucune femme n’aime entendre dire qu’il y a plus belle qu’elle !

— Surtout vous, n’est-ce pas ? Eh bien, vous feriez mieux de vous y habituer. Elle a des yeux magnifiques. Toume-toi vers moi, Sayuri, que je les voie mieux.

Je pouvais difficilement fixer le tatami, vu que Nobu voulait voir mes yeux. Et si je le regardais franchement, j’allais paraître provocante. Aussi laissai-je mon regard errer un moment, comme un pied qui hésite avant de se poser sur la glace, et m’arrêtai-je dans la région de son cou. Si j’avais pu empêcher mes yeux de voir, je n’aurais pas hésité, car la tête de Nobu avait l’aspect d’un buste en argile raté. J’ignorais encore comment il avait été défiguré, mais quand je me posais la question, j’éprouvais une sensation de lourdeur.

— J’ai rarement vu regard aussi étincelant, déclara Nobu.

À ce moment-là, une porte s’ouvrit et un homme arriva du dehors. Il portait un kimono traditionnel, et une coiffe noire carrée, tel un personnage tout droit sorti d’une peinture de la cour impériale. Il descendit l’allée centrale, suivi par une procession de lutteurs si énormes qu’ils durent s’accroupir pour passer la porte.

— Que savez-vous du sumo, jeune fille ? me demanda Nobu.

— Je sais que les lutteurs sont gros comme des baleines. Il y a un homme, à Gion, qui était sumotori, dans sa jeunesse.

— Tu veux sans doute parler d’Awajiumi. Il est assis là-bas.

D’un geste de la main, Nobu me désigna la rangée où était assis Awajiumi. Il riait, Korin assise à côté de lui. Elle devait m’avoir repérée, car elle me fit un petit sourire. Puis elle se pencha vers Awajiumi pour lui parler. L’ancien sumo regarda dans notre direction.

— Ça n’a jamais été un très bon lutteur, dit Nobu. Il aimait se jeter sur ses adversaires, l’épaule la première. Le pauvre sot ! Ça ne marchait jamais, mais ça lui a cassé la clavicule un grand nombre de fois.

À présent, les sumos étaient tous dans la salle. Ils se tenaient autour de l’estrade. On appela leurs noms. Un par un, ils grimpèrent sur le ring, formant un cercle face au public. Quelques minutes plus tard, comme ils quittaient la salle pour laisser entrer les lutteurs de l’équipe adverse, Nobu me dit :

— La corde en cercle sur le sol indique les limites du ring. Le premier lutteur qui sort de la corde, ou qui touche l’estrade autrement qu’avec ses pieds, perd le tournoi. Ça paraît simple, mais essayez de pousser l’un de ces géants par-dessus la corde !

— Je pourrais arriver derrière lui avec des claquoirs en bois. Il aurait tellement peur qu’il sortirait du ring.

— Soyez sérieuse, répliqua Nobu.

Mon humour était balbutiant – c’était la première fois que j’essayais de faire rire un homme. Je me sentis ridicule et ne trouvai rien d’autre à ajouter. Puis le président se pencha vers moi.

— Le sumo n’est pas un sujet de plaisanterie pour Nobu-san, chuchota-t-il.

— Il y a trois choses sur lesquelles je ne plaisante pas : le sumo, la guerre et les affaires.

— Vous venez de faire de l’humour, là, lança Mameha. Vous vous contredites, Nobu-san !

— Si vous étiez au milieu d’un champ de bataille, reprit Nobu, ou dans une réunion d’affaires, comprendriez-vous ce qui se passe ?

Je ne voyais pas où il voulait en venir. Mais je savais, d’après le ton de sa voix, qu’il attendait que je réponde par la négative.

— Non, absolument pas, répliquai-je.

— Eh bien voilà ! Ne vous attendez pas non plus à comprendre un tournoi de sumo. Vous pouvez rire des plaisanteries de Mameha, ou bien m’écouter, et suivre le tournoi.

— Voilà des années qu’il essaie de m’expliquer les règles de ce sport, me dit le président, à voix basse, mais je suis un piètre disciple.

— Le président est un homme intelligent, continua Nobu. S’il n’arrive pas à retenir les règles du sumo, c’est que ça ne l’intéresse pas. Et s’il n’avait pas sponsorisé cette manifestation, il ne serait même pas là. Il s’est montré très généreux.

Les équipes ayant défilé sur le ring, deux autres rituels suivirent, un pour chaque « yokozuna ». Le yokozuna est le rang le plus élevé, dans le sumo – équivalant à la position qu’avait Mameha à Gion, m’expliqua Nobu. Je n’avais aucune raison d’en douter. Toutefois, si Mameha avait mis autant de temps à faire son entrée dans une fête que ces yokozuna mettaient à pénétrer sur le ring, on ne l’aurait jamais réinvitée. Le deuxième yokozuna était de petite taille et avait un visage étonnant – pas du tout bouffi, mais ciselé, comme sculpté dans la pierre, avec une mâchoire carrée, tel l’avant d’un bateau de pêche. Le public lui fit une ovation si sonore, que je dus me boucher les oreilles. Il s’appelait Miyagiyama. Si vous connaissez le sumo, vous comprendrez pourquoi on l’ovationna.

— Je n’ai jamais vu pareil lutteur, me déclara Nobu.

Avant que commence le tournoi, le présentateur énuméra les prix que recevrait le vainqueur. L’un de ces prix était une énorme somme d’argent offerte par Nobu Toshikazu, directeur général d’Iwamura Electric. Nobu parut très contrarié en entendant cela.

— Quel imbécile ! s’exclama-t-il. Ce n’est pas mon argent, mais celui d’Iwamura Electric ! Acceptez mes excuses, président. Je vais appeler quelqu’un, que le présentateur rectifie son erreur.

— Il n’y a pas d’erreur, Nobu. Vu la dette immense que j’ai envers vous c’est le moins que je puisse faire.

— Le président est trop généreux, répondit Nobu. Je lui suis très reconnaissant.

Là-dessus il tendit une tasse à saké au président et la lui remplit. Les deux hommes burent de concert.

Les premiers lutteurs entrèrent sur le ring. Je crus que le tournoi allait commencer. Mais ils procédèrent à divers rituels pendant au moins cinq minutes. Ils jetèrent du sel sur l’estrade, s’accroupirent, se penchèrent d’un côté, puis levèrent une jambe en l’air pour la faire retomber bruyamment sur le sol. De temps à autre ils se faisaient face, toujours à croupetons, se lançaient des regards mauvais. À plusieurs reprises, je crus qu’ils allaient charger. Mais chaque fois l’un d’eux se levait et allait ramasser une poignée de sel.

Finalement, à l’instant où je m’y attendais le moins, ils se jetèrent l’un sur l’autre de tout leur poids, s’agrippant à leurs petits pagnes en tissu. En l’espace d’une seconde un sumo avait poussé l’autre, qui avait perdu l’équilibre. Ainsi le tournoi s’achevait. Le public applaudissait, criait. Nobu secouait la tête et grommelait : « Déplorable, comme technique. »

Durant les tournois qui suivirent, j’eus souvent l’impression que l’une de mes oreilles était branchée sur mon cerveau, et l’autre sur mon cœur : côté cerveau Nobu, qui me disait des choses intéressantes ; côté cœur le président, qui parlait avec Mameha et dont la voix finissait toujours par me faire rêver.

Une heure passa. Je vis bouger quelque chose de très coloré, du côté d’Awajiumi : une fleur en soie orange, dans les cheveux d’une femme qui s’agenouillait. Je crus qu’il s’agissait de Korin, et qu’elle avait changé de kimono. Puis je vis qu’il ne s’agissait pas de Korin, mais de Hatsumomo !

Le fait de la voir au moment où je m’y attendais le moins fut pour moi comme une décharge électrique ! Sans doute allait-elle trouver un moyen de m’humilier, même dans cette salle gigantesque, parmi des centaines de gens. Ce n’était qu’une question de temps. Cela m’indifférait qu’elle me tourne en ridicule devant une foule de gens, mais, de grâce, pas devant le président ! Ma gorge me brûla, je ne pus même pas feindre d’écouter Nobu – il me faisait une remarque sur les lutteurs qui grimpaient sur le ring. Je regardai Mameha. Elle jeta un bref coup d’œil à Hatsumomo et annonça :

— Veuillez m’excusez, président, je dois m’absenter un moment. Sayuri aussi.

Elle attendit que Nobu ait terminé son histoire, puis nous sortîmes de la salle.

— Oh, Mameha-san, cette femme est diabolique ! dis-je.

— Korin est partie il y a plus d’une heure. Elle a dû aller voir Hatsumomo et lui suggérer de venir. Tu devrais être flattée qu’Hatsumomo se donne autant de peine, uniquement pour te tourmenter.

— Je ne pourrais supporter qu’elle me ridiculise devant… devant autant de gens.

— Mais si tu fais quelque chose qu’elle juge risible, elle te laissera en paix, ne crois-tu pas ?

— Mameha-san, ne m’obligez pas à me rendre ridicule, je vous en prie !

Nous avions traversé une cour. Nous allions monter les marches du bâtiment où se trouvaient les toilettes, mais Mameha m’entraîna plus loin. Nous longeâmes un passage couvert. Quand nous fûmes loin de toute oreille indiscrète, elle reprit :

— Nobu-san et le président sont de très bons clients à moi, et ce depuis des années. Dieu sait que Nobu peut se montrer dur avec les gens qu’il n’aime pas, mais il est aussi loyal envers ses amis qu’un serviteur du Moyen Âge envers son seigneur. C’est un homme réellement digne de confiance. Et tu crois qu’Hatsumomo apprécie de telles qualités ? Non ! Elle a baptisé Nobu « M. Lézard ». « Mameha-san, je vous ai vue avec M. Lézard, hier soir ! Oh, vous avez des ampoules partout. Il a dû se frotter contre vous. » Je ne veux pas savoir ce que tu penses de Nobu-san pour le moment. Avec le temps, tu verras que cet homme est la bonté même. Si Hatsumomo croit qu’il te plaît, elle pourrait bien te laisser en paix.

Je ne voyais pas quoi répondre à cela. Je n’étais même pas certaine de comprendre ce que Mameha attendait de moi.

— Nobu-san t’a parlé de sumo tout l’après-midi, dit-elle. Aux yeux d’un observateur extérieur, vous êtes les meilleurs amis du monde. Mais tu vas devoir montrer un intérêt plus marqué, qu’Hatsumomo te croie sous le charme. Ça va l’amuser. Sans doute voudra-t-elle te voir rester à Gion, rien que pour connaître la suite des événements.

— Mais, Mameha-san, comment faire croire à Hatsumomo qu’il me plaît ?

— Si tu n’y arrives pas, c’est que j’ai été un mauvais professeur.

Nous retournâmes dans la salle. Nobu avait de nouveau engagé la conversation avec l’un de ses voisins. Je ne pouvais l’interrompre. Aussi feignis-je d’observer les sumos qui s’apprêtaient à combattre. Le public commençait à s’agiter. Nobu n’était pas le seul à parler. J’avais tellement envie de me tourner vers le président et de lui dire : « Vous vous souvenez d’avoir offert un granité à une adolescente en larmes, il y a des années ? » Mais bien entendu, cela était impossible. Et si Hatsumomo me voyait lui parler avec émotion, cela risquait d’avoir des conséquences tragiques pour moi.

Nobu ne tarda pas à m’adresser la parole.

— Ces tournois sont d’une platitude consternante, déclara-t-il. Quand Miyagiyama va arriver, cela prendra un autre tour.

Je tenais l’occasion de lui montrer mon intérêt.

— Pourtant, dis-je, ces combats m’ont impressionnée. Et les explications de Nobu-san m’ont beaucoup intéressée ! Je pensais que nous avions vu les plus beaux tournois.

— Ne soyez pas ridicule, fit Nobu. Aucun de ces lutteurs ne mérite d’être sur le ring en même temps que Miyagiyama !

Je regardai par-dessus l’épaule de Nobu et aperçus Hatsumomo, une quinzaine de rangs derrière, sur la droite. Elle papotait avec Awajiumi et ne semblait pas me prêter la moindre attention.

— Je vais peut-être poser une question idiote, repris-je, mais comment un lutteur aussi petit que Miyagiyama peut-il battre les autres ?

À voir mon expression, on aurait pu croire que jamais un sujet ne m’avait autant intéressée. Je me sentais stupide, de paraître ainsi fascinée par un sport aussi vulgaire. Mais tout observateur extérieur aurait pu croire que Nobu et moi échangions nos secrets. Heureux hasard : Hatsumomo tourna la tête vers moi à cet instant-là.

— Miyagiyama paraît gringalet parce que les autres sont énormes, précisa Nobu. Il est d’ailleurs très susceptible sur le sujet. Il y a quelques années, sa taille et son poids ont été publiés dans le journal. Sans la moindre erreur. Il s’est toutefois senti si offensé, qu’il a demandé à un ami de lui donner un coup de planche sur la tête ! Puis il s’est gavé de patates douces et gorgé d’eau. Après quoi il est allé au journal, leur prouver qu’ils s’étaient trompés.

Nobu aurait pu me raconter n’importe quelle histoire : j’aurais ri – pour qu’Hatsumomo me voie rire. Mais c’était réellement drôle d’imaginer Miyagiyama les yeux plissés, attendant que la planche lui tombe sur la tête. Je m’attardai sur cette image, puis je ris. Nobu se mit à rire aussi. On dut nous prendre pour les meilleurs amis du monde. Hatsumomo battit des mains, ravie.

Après quoi j’imaginai que Nobu était le président. Chaque fois qu’il me parlait, j’oubliais son côté bourru et m’efforçais de le trouver gentil. Peu à peu, je parvins à regarder ses lèvres, à occulter ces zones décolorées sur sa peau.

Je me persuadai que c’étaient les lèvres du président, que chacune de ses intonations reflétait son amour pour moi. Je réussis à me convaincre que je n’étais pas dans la salle des expositions, mais dans un salon, assise à côté du président. Je n’avais encore jamais connu pareille félicité. Telle une balle lancée en l’air qui semble s’immobiliser avant de retomber, je me sentais planer dans un instant d’éternité. Autour de moi, je ne voyais plus que de jolis lambris, je ne sentais plus que le doux arôme des gâteaux de riz. Je crus que cet état pourrait durer toujours. Puis je fis une remarque dont je ne me souviens pas, et Nobu déclara :

— Qu’est-ce que vous racontez ? Il faut vraiment être ignorante pour dire une chose pareille !

Mon sourire s’évanouit. Comme si l’on venait de couper les ficelles qui le retenaient. Nobu me regardait droit dans les yeux. Hatsumomo était assise plus loin, mais elle nous observait, sans nul doute. Une idée s’imposa à moi : si elle me voyait pleurer devant Nobu, elle penserait que je lui étais attachée. J’aurais pu m’excuser. Au lieu de ça, j’imaginai que c’était le président qui m’avait parlé durement. Ma lèvre se mit à trembler. Je baissai la tête comme une petite fille.

À ma grande surprise, Nobu reprit :

— Je vous ai blessée ?

Je n’eus aucun mal à renifler de façon théâtrale. Nobu continua de me regarder un long moment, puis il ajouta : « Vous êtes une fille adorable. » Il allait poursuivre, mais Miyagiyama fit son entrée. Une grande rumeur parcourut la foule.

Pendant plusieurs minutes, Miyagiyama et son adversaire, un certain Saiho, paradèrent autour du ring. Ils prenaient du sel, le jetaient sur le ring, ou frappaient le sol du pied, comme le font les sumotoris. Chaque fois qu’ils s’accroupissaient l’un en face de l’autre, ils me faisaient penser à deux rochers sur le point de basculer dans le vide. Miyagiyama semblait toujours se pencher davantage que Saiho, plus grand, et bien plus lourd que lui. Quand ils chargeront, pensai-je, le pauvre Miyagiyama reculera. Je ne pouvais imaginer quiconque réussissant à chasser Saiho du ring. Ils se mirent en position huit ou neuf fois, mais ni l’un ni l’autre n’attaqua.

— « Hataki komi ! » me souffla Nobu. Il va faire « hataki komi ». Voyez ses yeux !

Miyagiyama ne regardait jamais Saiho. Lequel ne devait pas apprécier d’être ignoré : il lançait des œillades féroces à son adversaire, telle une bête. Ses mâchoires étaient énormes ! Sa tête avait la forme d’une montagne. Saiho était en colère : il avait la figure toute rouge. Miyagiyama continuait à faire comme s’il n’existait pas.

— Ça ne va plus être long, me précisa Nobu.

Et effectivement, dès qu’ils se remirent en position, Saiho chargea.

Miyagiyama se pencha en avant, comme s’il allait se jeter sur Saiho de tout son poids. Mais il utilisa la force de Saiho pour se relever. En un éclair, il avait décrit un arc de cercle, telle une porte battante, et abattu sa main sur la nuque de Saiho. Saiho était à présent penché en avant, comme un homme qui tombe dans l’escalier. Miyagiyama le poussa violemment. Saiho vola par-dessus la corde. À mon grand étonnement, cette montagne de chair bascula par-dessus le ring et s’étala au premier rang. Les spectateurs s’écartèrent, mais après la chute du sumo, un homme se releva, haletant : il avait pris l’épaule de Saiho en pleine poitrine.

La rencontre avait duré à peine une seconde. Saiho dut se sentir humilié par sa défaite : il fit un salut plus bref que tous les perdants du jour. Puis il sortit de la salle, tandis que la foule acclamait le vainqueur.

— Cette parade s’appelle « hataki komi », m’expliqua Nobu.

— C’est fascinant, murmura Mameha, comme dans un état second.

Elle ne développa même pas son idée.

— Qu’est-ce qui est fascinant ? lui demanda le président.

— Ce que vient de faire Miyagiyama. Je n’ai jamais rien vu de tel.

— Mais si. Les lutteurs font ça tout le temps.

— En tout cas, cela me fait réfléchir…, dit Mameha.

 

*

*    *

 

Dans le rickshaw, en rentrant à Gion, Mameha se tourna vers moi, tout excitée.

— Ce sumotori m’a donné une idée ! annonca-t-elle. Hatsumomo va voler par-dessus la corde, elle aussi. Et sans rien voir venir.

— Vous avez un plan ? Oh, Mameha-san, dites-le-moi, je vous en prie !

— Tu crois vraiment que je le pourrais ? s’exclama-t-elle. Je ne vais même pas le dire à ma propre servante ! Arrange-toi seulement pour que Nobu-san continue de s’intéresser à toi. Tout dépend de lui, et d’un autre homme.

— Quel autre homme ?

— Tu ne l’as pas encore rencontré. Mais arrêtons de parler de ça ! J’en ai probablement déjà trop dit. C’est une chance que tu aies fait la connaissance de Nobu-san. Il pourrait devenir ton sauveur.

Je ressentis comme un malaise. Si je devais avoir un sauveur, ce serait le président, personne d’autre.