Vous pourriez penser que maints admirateurs m’eussent tendu la main, outre Nobu – j’étais une jeune geisha en vue. Mais une geisha dans le besoin n’a rien du joyau tombé dans la rue, que chacun se ferait un plaisir de ramasser. Dans ces dernières semaines, chaque geisha de Gion – nous étions des centaines – se démena pour trouver un lieu sûr. Rares furent celles qui purent se réfugier loin des bombes. Aussi, chaque jour que je passais chez les Arashino, me sentais-je un peu plus en dette vis-à-vis de Nobu.
Je réalisai la chance que j’avais le printemps suivant, en apprenant que Raiha avait été tuée dans le bombardement de Tokyo. « Rien n’est plus noir que l’avenir, sauf le passé, peut-être », avait-elle dit. Elle et sa mère avaient été des geishas de grande classe, son père appartenait à une riche famille de commerçants. Si une geisha de Gion devait survivre à la guerre, c’était Raiha. À l’heure de sa mort, elle lisait une histoire à l’un de ses neveux, dans la propriété de son père, à Denenchofu, un quartier de Tokyo. Sans doute se croyait-elle protégée, comme à Kyoto. Le même raid aérien avait tué Miyagiyama, le grand sumo. Raiha et lui avaient pourtant vécu en privilégiés.
Quant à Pumpkin, qui m’avait semblé perdue, elle survécut à la guerre, bien que l’usine d’équipements militaires où elle travaillait, dans les faubourgs d’Osaka, eût été bombardée cinq ou six fois. Je compris cette année-là que le destin est imprévisible. Mameha survécut. Elle travailla dans un petit hôpital de Fukui comme fille de salle. Sa servante, Tatsumi, fut tuée par l’horrible bombe qui tomba sur Nagasaki. Son habilleur, M. Itchoda, mourut d’une crise cardiaque pendant une alerte. M. Bekku travailla dans une base navale d’Osaka, et sortit vivant de la guerre. Ainsi que le général Tottori, qui vécut à l’auberge Suruya jusqu’à sa mort, au milieu des années cinquante. Au début de l’occupation alliée, le Baron se suicida – il se noya dans son bel étang, après qu’on lui eut confisqué ses biens et retiré son titre. Il dut préférer la mort à une existence sans privilèges.
Quant à Mère, je n’avais pas douté un instant qu’elle allait survivre. Vu son talent inné pour tirer profit de la souffrance des autres, elle spécula au marché gris, comme si elle avait fait cela toute sa vie. Elle sortit de la guerre enrichie, pour avoir acheté et revendu les biens de famille de ses concitoyens. Chaque fois que M. Arashino vendait un kimono de sa collection, pour avoir un peu d’argent, il me demandait de contacter Mère, afin qu’elle le rachète pour lui. Maints kimonos vendus à Kyoto passaient entre ses mains. M. Ararashino espérait sans doute que Mère mettrait son intérêt de côté et garderait ses kimonos quelques années, jusqu’à ce qu’il puisse les racheter. Hélas, elle semblait ne jamais savoir qui les avait achetés – ou du moins le prétendit-elle.
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Les Arashino me traitèrent avec bonté, durant ces années de guerre. Dans la journée, nous confectionnions des parachutes. La nuit, je dormais avec leur fille et leur petit-fils, dans l’atelier. Nous avions si peu de charbon que nous brûlions des feuilles, des journaux, tout ce que nous trouvions pour nous chauffer. La nourriture se faisait rare. Nous mangions des choses invraisemblables : les résidus de graines de soja, que l’on donnait habituellement au bétail ; un plat horrible, le « nukapan » : du son de riz frit dans de la farine de blé. Cela ressemblait à du vieux cuir séché, quoique le cuir dût avoir meilleur goût, à mon avis. En de rares occasions, nous mangions des pommes de terre, ou des patates douces. Et de la viande de baleine séchée, des saucisses de phoque, des sardines – qui jusqu’ici servaient d’engrais. Je maigris de façon catastrophique. Personne, à Gion, ne m’aurait reconnue. Il arrivait que le petit-fils des Arashino, Juntaro, pleure parce qu’il avait faim. M. Arashino vendait alors un kimono de sa collection. Au Japon, nous appelions ça « la vie d’oignon » : enlever une couche à la fois, et pleurer de devoir le faire.
Un soir du printemps 1944 – j’étais chez les Arashino depuis trois ou quatre mois –, nous assistâmes à notre premier raid aérien. Le ciel était clair, les étoiles brillaient. Nous vîmes les silhouettes des bombardiers passer en bourdonnant au-dessus de nos têtes, et les « étoiles filantes » jaillir de la terre, puis exploser près d’eux. Nous craignions d’entendre l’horrible bruit sifflant et de voir Kyoto s’embraser. Dans ce cas, nous aurions été condamnés à brève échéance, même si nous avions survécu au bombardement. Kyoto étant aussi fragile qu’une aile de papillon, elle eût été détruite, sans espoir de reconstruction – contrairement à Osaka, Tokyo, et beaucoup d’autres villes. Les bombardiers passèrent dans le ciel et continuèrent leur route – pas seulement ce soir-là, tous les soirs. Souvent, nous voyions le ciel s’embraser au-dessus d’Osaka. Parfois des cendres flottaient dans l’air, telles des feuilles mortes, bien que nous fussions à cinquante kilomètres de là. Je me demandais ce qu’il adviendrait de Satsu, où qu’elle fût. Et je compris une chose : depuis qu’elle avait fui, j’avais inconsciemment pensé que nos chemins finiraient à nouveau par se croiser. Je croyais qu’elle m’écrirait, à l’okiya Nitta, ou qu’elle reviendrait me chercher à Kyoto. Un après-midi, je me promenai au bord du fleuve avec le petit Juntaro. Nous ramassions des cailloux, que nous jetions dans l’eau. Satsu ne reviendra jamais ! me dis-je, soudain. Vivant moi-même dans des conditions précaires, je savais qu’il était impossible de se rendre dans une ville éloignée. Et si Satsu venait à Kyoto, et qu’on se croisât dans la rue, on ne se reconnaîtrait pas. Quant à recevoir une lettre… Je me trouvai bien naïve, encore une fois. Pourquoi n’avais-je pas compris plus tôt que Satsu ignorait que j’habitais l’okiya Nitta ? Elle ne pouvait m’écrire, à moins de contacter M. Tanaka, ce qu’elle ne ferait pas. Comme le petit Juntaro lançait des pierres dans le fleuve, je m’accroupis et me passai de l’eau sur le visage, tout en lui souriant. Je feignis de me rafraîchir. Juntaro ne s’aperçut de rien.
L’adversité, tel un vent furieux, nous empêche d’aller où nous voulons, nous dépouille et nous laisse face à nous-mêmes – tel que nous sommes, et non tel que nous pensions être. Après avoir perdu son mari, la fille de M. Arashino, par exemple, se concentra exclusivement sur son fils et sur la confection de parachutes. Ce faisant, elle maigrit terriblement. À la fin de la guerre, elle se raccrocha à cet enfant comme à une bouée.
Ayant déjà connu l’adversité, certaines vérités me furent à nouveau assenées : sous ces parures élégantes, et malgré mon talent de danseuse, de conteuse, ma vie était d’une banalité consternante. Mon seul but, depuis dix ans, avait été de m’attacher le président. Jour après jour, je regardais couler le fleuve Kamo, depuis les fenêtres de l’atelier. Je lançais parfois un pétale ou un brin de paille sur l’eau, sachant qu’ils iraient jusqu’à Osaka, avant de se perdre dans la mer. J’espérais que le président les verrait passer sous ses fenêtres, assis à son bureau. Puis il me vint une triste pensée. Peut-être le président verrait-il ce pétale. Peut-être ce pétale le rendrait-il songeur. Mais songerait-il à moi pour autant ? Il m’avait témoigné de la bonté, mais c’était un homme bon et généreux. Avait-il fait le rapprochement entre l’adolescente qu’il avait réconfortée et Sayuri la geisha ? Si oui, il n’en avait jamais rien laissé paraître.
J’avais compris que je ne reverrais sans doute jamais ma sœur. Un matin, je pris conscience d’une chose bien pire, à laquelle j’avais pensé toute la nuit. Et si j’arrivais à la fin de ma vie sans que le président se soit jamais intéressé à moi ? Le lendemain, j’étudiais soigneusement mon almanach, dans l’espoir d’y trouver l’indice d’un événement majeur. J’étais si abattue ! Même M. Arashino parut s’en apercevoir : il m’envoya acheter des aiguilles à la mercerie, à trois kilomètres. Sur le chemin du retour, au coucher du soleil, je faillis me faire renverser par un camion de l’armée. C’est la seule fois de ma vie où j’ai frôlé la mort. Je m’aperçus le lendemain que mon almanach me déconseillait de voyager dans la direction du rat – celle de la mercerie. J’avais seulement cherché des signes concernant le président. Je n’avais pas noté cet avertissement. Ce jour-là, je compris qu’il est dangereux de se focaliser sur ce qui n’est pas. Et si je passais ma vie à attendre un homme qui n’allait jamais venir, pour me dire, à la fin, que je n’avais profité de rien ! Tout cela pour avoir songé au président, même dans les pires moments ? Mais si je m’arrachais à sa pensée, comment survivrais-je ? J’aurais l’impression d’être une danseuse qui répétait un ballet depuis toujours, pour ne jamais se produire en public.
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Pour nous, la guerre se termina en août 1945. Toute personne ayant vécu au Japon à cette époque vous le dira : ce fut le moment le plus lugubre d’une longue traversée des ténèbres. Notre pays n’avait pas seulement perdu la guerre, il était anéanti. Et pas seulement par les bombes, si horribles furent-elles. Quand votre pays perd une guerre et qu’une armée ennemie l’envahit, vous avez le sentiment qu’on vous emmène au poteau d’exécution, les mains dans le dos, vous avez l’impression d’attendre, à genoux, que le sabre vous tranche la tête. Pendant un an, je n’entendis pas un seul rire – hormis ceux du petit Juntaro. Et quand il riait, son grand-père le réprimandait. J’ai remarqué une chose : les enfants de la guerre ont souvent un côté sérieux – ils ont grandi à une époque sinistre.
Au printemps 1946, nous avions tous compris que nous allions devoir vivre avec cette défaite. Certains pensaient que le Japon finirait par renaître de ses cendres. Toutes nos phobies – les Américains envahisseurs, qui allaient nous violer, et nous tuer – se révélèrent non fondées. Ces Américains étaient charmants, pour la plupart. Un jour, un de leurs bataillons passa près de chez nous en camion. Je les regardai passer, avec les femmes du voisinage. À Gion, je me considérais comme différente des autres femmes. Étrangère à leur univers, je m’étais peu interrogée sur leur mode de vie. Et à présent j’étais là, habillée comme une paysanne, les cheveux lâchés. Je n’avais pas pris de bain depuis plusieurs jours – nous n’avions pas de mazout pour chauffer l’eau plus de quelques minutes par semaine. Pour ces soldats américains, j’étais une Japonaise comme les autres. Et d’ailleurs, en quoi étais-je différente de ces femmes-là ? Un végétal qui a perdu ses feuilles, son écorce et ses racines, est-il toujours un arbre ? « Je suis une paysanne, me disais-je, plus une geisha. » Ces cals, sur mes mains, m’effrayaient. Pour ne pas y penser, je regardai à nouveau les camions. N’étaient-ce pas ces soldats américains qu’on nous avait appris à haïr, qui avaient bombardé nos villes avec des armes épouvantables ? Maintenant ils passaient devant chez nous en camion, et lançaient des bonbons aux enfants.
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Un an après la reddition du pays, on demanda à M. Arashino de faire à nouveau des kimonos. Je savais porter ces costumes, mais pas les confectionner. Aussi me dit-on de surveiller les cuves de teintures, qui bouillaient dans le sous-sol de l’annexe de notre atelier. J’y passai mes journées. Ce travail était pénible. N’ayant pas les moyens d’acheter du mazout, nous utilisions du « tadon », de la poussière de charbon agglomérée avec du goudron. En brûlant, ce combustible dégageait une odeur immonde.
La femme de M. Arashino m’apprit quelles feuilles, quelles tiges, quelles écorces ramasser pour faire les teintures moi-même, ce qui pouvait ressembler à une promotion. Et c’eût été le cas, si l’un des ces végétaux – je ne découvris jamais lequel – ne m’avait abîmé la peau. Mes mains de danseuse, si délicates, que j’avais massées avec les meilleures crèmes, pelaient et se teintaient de violet. Durant cette période – et sans doute parce que j’étais seule – j’eus une courte liaison avec un fabricant de tatamis, du nom d’Inoue. Je le trouvais beau, il avait des yeux sombres et doux, une jolie peau, des lèvres pulpeuses. Plusieurs nuits par semaine, un mois durant, nous nous rencontrâmes dans l’annexe. Un soir où les flammes étaient plus vives, sous les cuves, je réalisai combien mes mains étaient abîmées. Quand Inoue les eut vues, il refusa que je continue à le toucher !
Pour laisser ma peau se reconstituer, M. Arashino me confia une nouvelle tâche, durant l’été : cueillir des fleurs de millepertuis. Avec le jus des fleurs de millepertuis, on peint les soies avant de les amidonner, puis de les teindre. Ces fleurs poussent au bord des étangs et des lacs, pendant la saison des pluies. Je croyais que cette cueillette serait agréable. Aussi, un matin de juillet, partis-je avec mon sac à dos, prête à profiter de cette belle journée. Je ne tardai pas à découvrir que les millepertuis sont des fleurs cruellement intelligentes. Elles semblaient s’être assuré la collaboration de tous les insectes du Japon. Chaque fois que j’arrachais une poignée de fleurs, j’étais assaillie par des bataillons de tiques, et autres moustiques. Un jour, je marchai sur un gros crapaud ! Après avoir passé une affreuse semaine à cueillir ces millepertuis, je m’attelai à une autre tâche – bien plus agréable, pensai-je : presser les fleurs pour en extraire le jus. Mais si vous connaissez l’odeur du jus de millepertuis… Je fus ravie de retourner à mes cuves de teintures !
Je travaillai très dur ces années-là. Chaque soir, avant de m’endormir, je songeais à Gion. Toutes les maisons de thé du Japon avaient rouvert quelques mois après la reddition. Cela dit, je ne pourrais retourner à Gion que si Mère me le demandait. Elle gagnait bien sa vie en vendant des kimonos, des objets d’art et des sabres aux soldats américains. Elle ne quitta donc pas la petite ferme, à l’ouest de Kyoto, où elle avait établi ses quartiers avec Tatie.
Quant à moi, je continuai à vivre et à travailler avec la famille Arashino.
Gion n’étant qu’à quelques kilomètres, on aurait pu penser que j’y allais souvent. Or je ne leur rendis visite qu’une fois en cinq ans – un après-midi de printemps, environ un an après la fin de la guerre. Je revenais de l’hôpital de la préfecture de Kamigyo – j’étais partie chercher des médicaments pour le petit Juntaro. Je longeai Kawaramachi Avenue jusqu’à Shijo, puis je traversai le pont qui menait à Gion. Quel choc de voir ces familles pauvres campant sur la rive !
À Gion, je reconnus quelques geishas, qui bien sûr ne me reconnurent pas. Je ne les saluai pas : je voulais voir ce quartier avec les yeux d’une étrangère. Cela dit, je ne vis pas Gion, j’errai dans mes souvenirs. En longeant la rivière Shirakawa, je pensai à ces après-midi où je m’étais promenée avec Mameha. Je retrouvai le banc où Pumpkin et moi nous étions assises, avec deux bols de nouilles, le soir où je lui avais demandé son aide. Non loin de ce banc, la ruelle où Nobu m’avait reproché d’avoir pris le général pour danna. De là, j’allai au coin de Shijo Avenue, où un jeune livreur, troublé, avait renversé des boîtes à cause de moi. En ces divers endroits, j’eus l’impression d’être sur scène, longtemps après la fin du spectacle. Je marchai jusqu’à notre okiya, fixai tristement le gros cadenas, sur la porte. J’avais été enfermée là, j’avais voulu sortir ! Puis ma vie avait changé. Exilée, je voulais revenir. Pourtant j’étais une adulte – libre, si je le désirais, de quitter Gion à tout jamais.
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Par un froid après-midi de novembre, trois ans après la fin de la guerre, je me réchauffais les mains au-dessus des cuves de teintures, quand Mme Arashino vint me dire que j’avais une visite. Je compris, à son expression qu’il ne s’agissait pas d’une des femmes du village. Vous imaginez ma surprise quand j’arrivai en haut des escaliers et trouvai Nobu ! Il était assis dans l’atelier avec M. Arashino, une tasse de thé vide à la main, comme s’il était là depuis un moment, à bavarder. M. Arashino se leva quand il me vit.
— Je retourne travailler, Nobu-san. Vous pouvez parler un peu, tous les deux. Je suis ravi que vous soyez venu nous voir.
— Ne vous méprenez pas, Arashino, répondit Nobu. C’est Sayuri que je suis venu voir.
Je trouvai cela insultant, mais M. Arashino rit. Il sortit, referma la porte de l’atelier derrière lui.
— Je pensais que rien n’était plus pareil, dis-je. Mais j’ai dû me tromper. Nobu-san est resté le même.
— Je ne changerai jamais, déclara-t-il. Mais je ne suis pas venu ici pour bavarder. Je veux savoir ce qui ne va pas.
— Tout va bien. Nobu-san n’a-t-il pas reçu mes lettres ?
— Vos lettres ! On dirait des poèmes ! Vous parlez du « son cristallin de l’eau », et autres absurdités de ce genre.
— Nobu-san, je ne vous écrirai plus jamais !
— Eh bien tant mieux ! Parce que si c’est pour m’envoyer des lettres comme ça ! Pourquoi ne me dites-vous pas les choses qu’il m’importe de savoir : si vous revenez bientôt à Gion, par exemple. Tous les mois, je téléphone à l’Ichiriki pour avoir de vos nouvelles, et la maîtresse trouve une excuse pour justifier votre absence. J’ai craint de vous trouver malade. Vous êtes maigre, certes, mais vous paraissez en bonne santé. Qu’est-ce qui vous empêche de revenir ?
— Il ne se passe pas une journée sans que je pense à Gion.
— Votre amie Mameha est revenue il y a plus d’un an. Même Michizono, si vieille soit-elle, était là le jour de la réouverture. Mais personne n’a pu m’expliquer pourquoi Sayuri ne revient pas.
— Ce n’est pas à moi d’en décider, mais à Mère. J’attends qu’elle rouvre l’okiya. J’ai très envie de revenir à Gion.
— Alors appelez votre Mère et dites-lui que le moment est venu de reparaître. Cela fait six mois que j’attends ! Vous n’avez donc pas compris ce que je vous disais dans mes lettres ?
— Que vous vouliez me voir.
— Quand je dis que je veux vous voir, je m’attends à ce que vous fassiez vos bagages et reveniez sur-le-champ ! Je ne vois pas pourquoi il vous faut attendre le bon vouloir de votre Mère ! Elle est sotte, si elle n’a pas compris qu’il fallait revenir !
— Elle a de nombreux défauts, mais je puis vous assurer qu’elle n’est pas sotte. Nobu-san pourrait même l’admirer, s’il la connaissait. Elle fait d’excellentes affaires en vendant des souvenirs aux soldats américains.
— Ces soldats ne vont pas rester là éternellement. Avertissez-la que votre ami Nobu veut que vous reveniez à Gion.
Là-dessus il me lança un petit paquet, sur le tatami. Il n’ajouta rien. Il sirota son thé, tout en me regardant.
— Qu’est-ce que vous me lancez, Nobu-san ?
— Un cadeau. Ouvrez-le.
— Laissez-moi d’abord vous donner le cadeau que j’ai pour vous.
J’allai prendre un éventail dans le coffre où je rangeais mes affaires. Je voulais le donner à Nobu depuis longtemps. Offrir un éventail à l’homme qui vous a épargné l’usine peut paraître ingrat. Toutefois, les éventails d’une danseuse sont des objets sacrés. Mon professeur m’avait donné celui-ci quand j’avais atteint le niveau « shisho », dans les danses de l’école Inoue. Il avait donc une valeur particulière. Je ne connaissais pas de geisha qui se fût séparée d’un tel objet – raison pour laquelle j’avais décidé de l’offrir à Nobu.
J’enveloppai l’éventail dans un carré de coton et le lui tendis. Il l’ouvrit, parut perplexe. Je m’y attendais. Je lui expliquai de mon mieux pourquoi je le lui offrais.
— C’est gentil à vous, dit-il, mais je ne mérite pas un tel présent. Offrez cet éventail à quelqu’un qui apprécie la danse davantage que moi.
— Je ne pourrais l’offrir à personne d’autre. Cet objet est une part de moi-même, que j’ai donnée à Nobu-san.
— Alors j’en suis très fier, et je chérirai cet objet. Maintenant ouvrez le paquet que je vous ai apporté.
Ce que je fis. Dans le paquet, enveloppée de plusieurs épaisseurs de papier journal, une pierre, de la grosseur d’un poing. Je restai perplexe – comme Nobu, devant mon éventail. En y regardant de plus près, je vis qu’il s’agissait d’un morceau de béton.
— J’ai récupéré cela dans les gravats de notre usine d’Osaka, me dit Nobu. Deux de nos fabriques ont été détruites. Il se peut que notre société périclite. Vous m’avez donné une part de vous-même. Je vous rends la pareille !
— Si c’est là une part de Nobu-san, je la chérirai.
— Je ne vous l’ai pas donnée pour que vous la chérissiez. C’est un morceau de béton ! Je veux que vous m’aidiez à en faire un gros joyau. Que je vous offrirai.
— Si Nobu-san peut réaliser ce genre de miracle, qu’il m’explique comment procéder, que nous soyons tous riches !
— Vous allez faire un travail pour moi, à Gion. Si les choses se passent comme je le souhaite, notre compagnie sera à nouveau sur pied dans un an. Quand vous me rendrez ce morceau de béton, vous aurez un joyau à la place et le moment sera venu pour moi d’être votre danna.
Cette idée me glaça. Je n’en montrai rien.
— Vous êtes bien mystérieux, Nobu-san. Je pourrais accomplir un travail qui sauverait votre société ?
— C’est une tâche horrible, autant que vous le sachiez. Les deux dernières années avant la fermeture des maisons de thé, un certain Sato venait à Gion, aux fêtes du gouverneur. Je veux que vous passiez des soirées avec cet homme, que vous le divertissiez.
Je ris.
— Pourquoi serait-ce horrible ? Nobu-san a beau détester ce monsieur, je suis sûre d’avoir connu pire !
— Si vous vous souveniez de lui, vous sauriez pourquoi c’est horrible. Il est irritant, il se conduit comme un porc. Il s’asseyait toujours en face de vous pour vous regarder, m’a-t-il dit. Il ne parle que de vous – quand il parle. Le plus souvent, il se contente de rester assis. Peut-être avez-vous lu des articles sur lui dans les journaux, le mois dernier. Il vient d’être nommé secrétaire du ministre des Finances.
— Juste ciel ! Il doit être intelligent !
— Oh, ils sont une quinzaine à avoir ce titre. À part boire du saké, je me demande à quoi il est bon ! C’est une tragédie, que l’avenir de notre société dépende d’un homme comme lui ! Il est dur de vivre à une époque pareille, Sayuri.
— Nobu-san ! Vous ne devriez pas dire cela.
— Pourquoi pas ? Personne ne m’entend.
— Là n’est pas la question. C’est votre état d’esprit. Essayez de voir les choses de façon plus optimiste.
— Pourquoi ? Notre société n’a jamais été en si mauvaise posture ! Pendant toute la durée de la guerre, le président a refusé de céder aux instances du gouvernement. Quand il a accepté de coopérer, la guerre était presque terminée. De toutes les choses que nous avons fabriquées pour eux, pas une – vous m’entendez, pas « une » – n’a servi au combat ! Mais ça n’a pas empêché les Américains de taxer Iwamura Electric de « zaibatsu », au même titre de Mitsubishi. C’est absurde ! Nous comparer à eux, c’est comparer un moineau à un lion. Pis : si nous n’arrivons pas à les convaincre de notre bonne foi, ils vont saisir Iwamura Electric, dont les biens et l’actif serviront à la reconstruction du pays ! Il y a quinze jours, nous en étions là, puis ils ont désigné ce Sato comme médiateur. Les Américains ont cru plus malin de nommer un Japonais. J’aurais préféré un chien !
Nobu s’interrompit dans sa tirade.
— Qu’est-il arrivé à vos mains ? dit-il.
Depuis le début de notre entretien, je dissimulais mes mains du mieux que je pouvais. Nobu avait dû finir par les voir.
— M. Arashino a eu la bonté de me demander de m’occuper des teintures.
— Espérons qu’il saura faire disparaître ces taches, dit Nobu. Vous ne pouvez pas retourner à Gion avec des mains dans cet état.
— Oh, mes mains ce n’est qu’un détail. Je ne suis pas du tout sûre de pouvoir revenir à Gion, Nobu-san. Je ferai de mon mieux pour convaincre Mère, mais cette décision lui appartient. De toute façon, il y a d’autres geishas…
— Il n’y a pas d’autres geishas ! Écoutez-moi. L’autre jour, j’ai emmené le secrétaire d’État Sato dans une maison de thé, avec six autres personnes. Il n’a pas ouvert la bouche pendant plus d’une heure. Puis il s’est éclairci la voix et il a dit : « Ce n’est pas l’Ichiriki ! » À quoi j’ai rétorqué : « Non, ce n’est pas l’Ichiriki. » Il a grogné, comme un porc, et il a ajouté : « Sayuri travaille à l’Ichiriki. » Alors j’ai dit : « Non, monsieur le ministre. Si elle était à Gion, elle viendrait s’occuper de nous ici. Mais je vous ai dit qu’elle n’était pas à Gion ! » Il a pris sa tasse de saké…
— J’espère que vous avez été plus poli que ça avec lui !
— Certainement pas ! Je le supporte environ une demi-heure. Après, je ne réponds plus de rien. Voilà pourquoi je veux que vous veniez ! Et ne me dites plus que la décision ne vous appartient pas. Vous me devez bien ça, et vous le savez. En fait, j’aimerais vous voir…
— Moi aussi j’aimerais voir Nobu-san.
— Venez, mais ne vous faites aucune illusion.
— Cette guerre m’a fait perdre toutes mes illusions. Si Nobu-san pense à quelque chose de précis.
— N’espérez pas que je vais devenir votre danna en un mois, c’est tout. Tant que je n’aurai pas redressé la situation chez Iwamura Electric, je ne serai pas en position de faire une telle offre. Je m’inquiète pour l’avenir de ma société. Cela dit, le fait de vous avoir revue me redonne espoir.
— Nobu-san ! C’est vraiment gentil !
— Ne soyez pas ridicule, je n’essaie pas de vous flatter. Votre destinée et la mienne sont liées. Mais je ne serai jamais votre danna si Iwamura Electric ne se relève pas. Peut-être est-il écrit que ma société sortira du marasme, de même qu’il était écrit que nous devions nous rencontrer.
Durant les deux dernières années de la guerre, j’avais cessé de me demander si certaines choses devaient arriver ou pas. J’avais souvent dit aux femmes du voisinage que je n’étais pas certaine de retourner à Gion – mais à vrai dire, j’avais toujours su que j’y retournerais. Mon destin s’accomplirait là-bas, je le sentais. Durant ces années d’exil, j’avais gelé toute l’eau de ma personnalité. Ce fut pour moi le seul moyen de supporter cette réalité. Le fait que Nobu parlât de ma destinée fit fondre la glace et raviva mes désirs !
— Nobu-san, repris-je, s’il faut faire impression sur le secrétaire d’État, peut-être serait-il bon d’inviter le président à ces soirées.
— Le président est un homme très occupé.
— Mais si le secrétaire doit jouer un rôle déterminant dans l’avenir de la société…
— Inquiétez-vous de venir. Je m’inquiète du reste. Je serais très déçu si vous n’êtes pas revenue à Gion à la fin du mois au plus tard.
Nobu se leva pour partir. Il devait être de retour à Osaka avant la nuit. Je l’accompagnai à la porte, l’aidai à enfiler ses chaussures et son manteau. Je lui mis son chapeau. Après quoi il me regarda un long moment. Je crus qu’il allait me dire que j’étais belle – c’était le genre de réflexion qu’il pouvait faire après m’avoir longuement dévisagée.
— Juste ciel ! Vous avez l’air d’une paysanne, Sayuri !
Il fronça les sourcils, puis tourna les talons.