Après que la porte se fut ouverte je restai grelottante, engourdie sous le choc. Le ministre se dégagea, ou peut-être le repoussai-je. Je me rappelle avoir pleuré, lui avoir demandé si, comme moi, il avait vu le président. Celui-ci se trouvait à contre-jour, je n’avais pu voir son expression. Pourtant, quand la porte s’était refermée, il m’avait paru choqué. Mais ce n’était qu’une impression. Lorsque nous sommes tristes, même les arbres en fleurs nous semblent souffrir. Après cette apparition à la porte du théâtre, ma douleur se refléta sur tout ce qui m’entourait.
Ayant amené le ministre en ce lieu pour me mettre en danger, j’avais éprouvé une certaine excitation, outre l’angoisse, la peur, le dégoût. Au moment où la porte s’était ouverte, j’avais éprouvé de l’exaltation, comme avant un plongeon. Je n’avais encore jamais pris de décision aussi courageuse pour changer le cours de ma vie. J’étais comme l’enfant au bord de la falaise, qui ne croyait pas qu’une vague monterait jusque-là pour le frapper, et l’emporter.
Lorsque ce chaos d’émotions s’apaisa, je revins à moi. J’étais allongée par terre, Mameha penchée au-dessus de moi. Je n’étais plus dans le vieux théâtre, mais à l’auberge, dans une pièce sombre, sur un tatami. Je ne me souvenais pas d’avoir quitté le théâtre. J’avais dû rentrer dans un état second. J’étais allée voir le patron de l’auberge, m’expliqua Mameha. Je lui avais demandé où je pouvais me reposer. Voyant que j’étais mal en point, il avait couru prévenir Mameha.
Heureusement, Mameha semblait disposée à croire que j’étais réellement malade. Une heure plus tard, je regagnai la chambre commune. Pumpkin arrivait dans le passage couvert. Elle me vit. Elle s’arrêta. Mais au lieu de venir s’excuser, comme je m’y attendais, elle tourna lentement la tête vers moi, tel un serpent qui vient de repérer une souris.
— Pumpkin, dis-je. Je t’avais demandé d’amener Nobu, pas le président. Je ne comprends pas.
— Oui, tu dois être surprise, quand tout ne se passe pas exactement comme tu le désires !
— Comme je le désire ? Il n’aurait rien pu arriver de pire ! As-tu mal compris ce que je t’avais demandé ?
— Tu me prends vraiment pour une idiote.
J’étais sidérée. Je restai plantée là une minute, sans rien ajouter.
— Je pensais que tu étais mon amie, finis-je par dire.
— Moi aussi j’ai cru que tu étais mon amie, à une époque de ma vie.
— Tu as l’air de m’en vouloir, Pumpkin, comme si je t’avais fait souffrir.
— Oh non, tu ne ferais jamais une chose pareille ! Pas toi, pas la parfaite miss Nitta Sayuri ! Tu t’es imposée comme fille de l’okiya à ma place, mais ça ne compte pas, ça ! As-tu oublié, Sayuri ? Après que j’ai couru un risque énorme, dans cette histoire avec le docteur. Tu as tiré la couverture à toi. Tu m’as pris ce qui me revenait de droit ! Depuis le début, je me demande pourquoi tu veux que je participe à ces soirées avec le ministre. Je suis navrée que tu aies dû attendre, cette fois, pour te servir de moi.
— Mais enfin, Pumpkin, l’interrompis-je, tu pouvais refuser de m’aider ! Pourquoi avoir amené le président ?
Elle se redressa, bomba le torse.
— Je sais que tu l’aimes, cracha-t-elle. Quand personne ne regarde, tu le dévores des yeux !
Dans sa fureur, elle s’était mordu la lèvre. Je vis du rouge sur ses dents. Elle avait voulu me blesser, de la façon la plus cruelle qui fût.
— Tu m’as privée d’un bel avenir, Sayuri. À mon tour. Tu vois ce que ça fait ?
Ses narines étaient dilatées, son visage déformé par la haine, comme si l’esprit d’Hatsumomo, tapi en elle depuis toutes ces années, se dévoilait enfin.
*
* *
Je me souviens avoir passé le reste de la soirée à flotter dans un brouillard et à redouter chaque moment à venir. Mes compagnons buvaient, riaient. Je feignais de m’amuser. Je devais être rouge, car Mameha touchait mon cou, de temps à autre, pour vérifier si j’avais de la fièvre. Je m’étais assise loin du président. J’évitais son regard. Avant de me coucher, je le croisai dans le passage – il regagnait la chambre. J’aurais dû m’écarter de son chemin. Mais j’avais tellement honte ! J’accélérai le pas, hochai brièvement la tête à son endroit, sans faire aucun effort pour cacher mon désarroi.
Lorsqu’ils furent tous endormis, je sortis de l’auberge, dans un état second. Je me retrouvai au bord des falaises, à fixer les ténèbres. J’entendais les vagues, en contrebas. Ce ressac violent m’apparut comme une lamentation amère. Je voyais de la cruauté en tout – comme si les arbres, le vent, les rochers sur lesquels je me tenais, s’alliaient avec ma vieille ennemie, Hatsumomo. Le hululement du vent, les feuilles qui bruissaient, semblaient se moquer de moi. Mon destin avait-il pris un tour irrémédiable ? Je sortis le mouchoir du président de ma manche. Je tendis le bras au-dessus du vide. J’allais lâcher le mouchoir dans les ténèbres, quand je pensai aux tablettes mortuaires que m’avait envoyées M. Tanaka, il y avait des années de ça. Il faut toujours garder un souvenir de nos chers disparus. Les tablettes mortuaires, à l’okiya, étaient tout ce qui restait de mon enfance. Le mouchoir du président serait tout ce qui resterait de ma vie de femme.
*
* *
De retour à Kyoto, je surnageai quelques jours, prise dans un tourbillon d’activités. Je me maquillais, je m’habillais, je passais mes soirées dans les maisons de thé, comme avant. Rien de tel que le travail pour surmonter une déception, m’avait dit Mameha. Hélas, le travail n’améliorait en rien mon état. Chaque fois que je me trouvais à l’Ichiriki, je pensais à Nobu : il allait me convoquer d’un jour à l’autre, m’annoncer qu’il allait devenir mon danna. Cela dit, il avait été très occupé, ces derniers mois. Je ne pensais pas avoir de ses nouvelles avant une semaine ou deux. Hélas, le mercredi matin, trois jours après notre retour d’Amani, j’appris qu’Iwamura Electric avait appelé l’Ichiriki et requis ma présence le soir même.
Je m’habillai le plus tard possible, en début de soirée. Je revêtis un kimono en gaze de soie jaune, une combinaison verte et un obi bleu marine, veiné de fils dorés. Jolie, déclara Tatie. Abattue, pensai-je. Il m’arrivait de quitter l’okiya, peu satisfaite de mon apparence. Mais, généralement, un rien me réconfortait. Telle combinaison kaki faisait ressortir le bleu de mes yeux – plutôt que le gris. Ce soir-là mon visage me parut spectral – bien que j’eusse utilisé du maquillage occidental, comme souvent. Même mon chignon me sembla bancal. Je priai M. Bekku de renouer mon obi plus serré, pour rehausser l’ensemble.
Mon premier engagement pour la soirée était un banquet donné par un colonel américain en l’honneur du nouveau gouverneur de la préfecture de Kyoto. Ce banquet avait lieu dans l’ancienne propriété de la famille Sumitomo, devenue le quartier général de la septième division de l’armée américaine. Je passai la grille et, stupéfaite, je notai de nombreux changements : les vieilles dalles du jardin peintes en blanc ; des panonceaux en anglais – je ne lisais pas l’anglais – cloués aux arbres. Quand la fête fut finie, je me rendis à l’Ichiriki. Une servante me conduisit dans ce salon où Nobu m’attendait, le jour où Gion avait fermé. Ce soir-là, il m’avait annoncé qu’il me sauvait des horreurs de la guerre. Sans doute était-ce naturel que nous nous retrouvions en ce lieu pour célébrer le fait qu’il devenait mon danna – même si je ne voyais pas là matière à célébration. Je choisis une place à table qui permît à Nobu de me servir du saké avec son bras droit. Car il me servirait une tasse de saké après m’avoir annoncé qu’il devenait mon danna. Ce serait une belle soirée pour lui. J’allais m’efforcer de ne pas la gâcher.
La lumière tamisée, la lueur rouge foncé des murs couleur thé créaient une atmosphère agréable. J’avais oublié l’odeur particulière de cette pièce : mélange de poussière et d’huile de térébenthine – utilisée pour cirer les lambris. Ces odeurs ravivèrent mes souvenirs. Je me revis avec Nobu dans ce salon, des années plus tôt. Des détails de cette soirée me revinrent. Nobu avait des trous dans ses chaussettes. Un orteil long et fin, à l’ongle bien taillé, dépassait de l’un de ces trous. Il y avait seulement cinq ans de ça. Pourtant, il me semblait qu’une génération entière avait disparu. Je comptais tant de morts, parmi mes anciennes connaissances. Étais-je revenue à Gion pour mener cette existence-là ? Mameha avait raison. On ne devient pas geisha par goût, mais parce qu’on n’a pas le choix. Si ma mère avait vécu, je serais moi-même devenue épouse et mère, dans ce village de pêcheurs. Kyoto serait restée pour moi une ville lointaine, une ville où nos poissons arrivaient par le train. Ma vie eût-elle été plus difficile ? Nobu m’avait dit un jour : « Je suis facile à comprendre, Sayuri. Je n’aime pas qu’on m’agite sous le nez des choses que je ne peux avoir. » Peut-être lui ressemblais-je. Depuis quinze ans, je rêvais du président, et maintenant je prenais conscience que je ne l’aurais jamais.
Après avoir attendu Nobu un quart d’heure, je me demandai s’il allait venir. Je posai ma tête sur la table pour me détendre. J’avais très peu dormi depuis trois jours. Au lieu de m’assoupir, je m’appesantis sur ma douleur. Puis il me sembla faire un rêve étonnant. Je crus entendre le bruit de tambours, au loin, puis le sifflement d’une chasse d’eau. Je crus sentir la main du président sur mon épaule. Je levai la tête pour voir qui m’avait touchée et, stupéfaite, je découvris le président, penché au-dessus de moi ! Les percussions, c’était le bruit de ses pas, le sifflement, la porte coulissant dans son rail. Une servante se tenait derrière lui. Je le saluai et le priai de m’excuser de m’être endormie. J’étais si troublée que je me demandais si j’étais vraiment réveillée.
Mais je ne rêvais pas ! Le président s’assit sur un coussin. La servante posa du saké sur la table. J’eus cette affreuse pensée : et si le président était venu m’annoncer que Nobu avait eu un accident ? J’allais poser la question au président, quand la maîtresse de l’Ichiriki passa la tête dans la pièce.
— Président ! s’exclama-t-elle. Cela fait des mois qu’on ne vous a pas vu !
La maîtresse de l’Ichiriki était toujours aimable avec les clients. Cela dit, je lui trouvai un air préoccupé. Sans doute s’inquiétait-elle de Nobu, tout comme moi. Je servis du saké au président. Elle s’assit à table. Le président porta sa tasse à ses lèvres. La maîtresse de l’Ichiriki arrêta sa main, l’empêchant de boire. Elle se pencha vers lui pour humer les vapeurs d’alcool.
— Je ne comprends pas pourquoi vous préférez ce saké aux autres, président. Nous en avons reçu du très bon, cet après-midi. Nobu-san va l’apprécier, quand il va arriver.
— Je n’en doute pas, dit le président. Nobu apprécie les bonnes choses. Mais il ne viendra pas ce soir.
Cette nouvelle m’alarma, mais je gardai les yeux baissés. La maîtresse dut être surprise, elle aussi, car elle changea de sujet.
— Vous ne trouvez pas notre Sayuri adorable, ce soir, président ?
— Sayuri est toujours adorable, répondit le président. Mais cela me rappelle que… Je vais vous montrer quelque chose.
Le président posa un petit paquet sur la table, enveloppé dans de la soie bleue. Il l’ouvrit. Apparut un rouleau large et court, qu’il commença à dérouler. C’était un rouleau ancien, craquelé, représentant divers tableaux à la cour impériale – des scènes en miniature, vivement colorées. Ces rouleaux font plusieurs mètres de long. Ils donnent un panoramique complet de la résidence impériale – des grilles au palais. Le président passa assez vite sur des scènes de réunions alcoolisées, sur des aristocrates en train de jouer à la balle au pied, leur kimono remonté entre les jambes. Il s’arrêta sur une jeune femme, exquise dans son kimono doré. Elle était agenouillée sur le plancher, à l’entrée des appartements de l’empereur.
— Que dites-vous de cela ? s’exclama le président.
— C’est un très beau rouleau, dit la maîtresse. Où le président l’a-t-il trouvé ?
— Oh, je l’ai depuis des années. Mais regardez cette femme. C’est à cause d’elle que je l’ai acheté. Vous ne remarquez rien de particulier ?
La maîtresse examina le rouleau. Le président le tourna ensuite vers moi. En dessinant cette jeune femme – guère plus grande qu’une pièce de monnaie – le peintre n’avait omis aucun détail. Je vis que ses yeux étaient pâles. Gris-bleu. Cela me rappela les tableaux qu’Uchida avait peints en m’utilisant comme modèle. Je rougis et déclarai que ce dessin était très beau. La maîtresse l’admira quelques instants et reprit :
— Je vais vous laisser. Je fais monter de ce saké dont je vous ai parlé, ou je le garde pour Nobu, la prochaine fois qu’il viendra ?
— Ne prenez pas cette peine, dit le président. Nous nous contenterons du saké qui est sur la table.
— Nobu-san est… il va bien, n’est-ce pas ?
— Oh, oui, assura le président. Il va très bien.
Cela me soulagea et m’inquiéta à la fois. Si le président n’était pas venu me donner des nouvelles de Nobu, il avait une autre raison – me reprocher mon incartade à Amani, sans doute. Depuis mon retour, je préférais ne pas penser à ce qu’il avait pu voir : le ministre avec son pantalon baissé, mes jambes nues, mon kimono remonté…
Lorsque la maîtresse quitta la pièce, le bruit de la porte évoqua pour moi celui d’un sabre tiré de son fourreau.
— Je voudrais vous dire, président, commençai-je, d’une voix mal assurée, que mon comportement à Amani…
— Je sais ce que vous pensez, Sayuri. Mais je ne suis pas venu vous demander des excuses. Restez tranquillement assise. Je veux vous parler d’une chose qui s’est produite il y a des années.
— Président, je suis tellement gênée, réussis-je à articuler. Pardonnez-moi, mais…
— Écoutez-moi. Vous n’allez pas tarder à comprendre pourquoi je vous raconte cette histoire. Vous vous souvenez d’un restaurant, le Tsumiyo ? Il a fermé au début des années trente, mais… enfin, peu importe. Vous étiez très jeune, à l’époque. Un jour, il y a de nombreuses années – dix-huit ans, très exactement – je suis allé déjeuner dans ce restaurant avec mes associés. Une geisha du nom d’Izuko nous accompagnait. Elle habitait Pontocho.
Izuko ! Je n’avais pas oublié ce nom.
— Cette geisha était très en vue, à l’époque, poursuivit le président. Nous avons fini de déjeuner assez tôt. J’ai proposé que nous marchions au bord de la rivière Shirakawa, avant d’aller au théâtre.
Je sortis le mouchoir du président de mon obi. Je le posai sur la table et le lissai, que le monogramme fût bien visible. Au fil des années, le mouchoir avait jauni. Il y avait une tache dans un coin. Le président le reconnut. Il le prit.
— Où avez-vous eu cela ?
— Président, dis-je, je me suis toujours demandé si vous saviez que j’étais cette petite fille, que vous aviez consolée. Vous m’avez donné votre mouchoir, cet après-midi-là, en allant voir une pièce intitulée Shibaraku. Vous m’avez aussi donné une pièce…
— Ainsi vous avez toujours su que j’étais l’homme qui vous avait offert un granité ?
— J’ai reconnu le président dès l’instant où je l’ai revu, à ce tournoi de sumo. À vrai dire, je suis surprise que le président se souvienne de moi.
— Vous devriez vous regarder plus souvent dans un miroir, Sayuri. Surtout quand vos yeux sont brillants de larmes, parce qu’alors ils deviennent… c’est inexplicable. J’avais l’impression de lire à travers eux. Vous savez, je passe beaucoup de temps avec des hommes qui ne disent jamais la vérité… Et voilà que se tenait devant moi une fille qui me laissait voir directement en elle !
Le président fit une pause.
— Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi Mameha est devenue votre grande sœur ? reprit-il.
— Mameha ? Je ne comprends pas. Qu’est-ce que Mameha a à voir dans tout ça ?
— Vous ne savez vraiment pas, n’est-ce pas ?
— Que serais-je censée savoir, président ?
— J’ai demandé à Mameha de vous prendre sous son aile, Sayuri. Je lui ai assuré que j’avais rencontré une très belle jeune fille, avec des yeux d’un gris étonnant. Je lui ai demandé de s’occuper de vous, si jamais elle vous croisait dans Gion. Je lui ai assuré que je couvrirais ses frais, s’il le fallait. Et elle vous a croisé, quelques mois plus tard. D’après ce qu’elle m’a raconté, vous ne seriez jamais devenue geisha sans son aide.
Il est impossible de décrire ce que je ressentis à ce moment-là. J’avais toujours pensé que Mameha m’avait choisie dans un but précis : se débarrasser d’Hatsumomo. Or elle m’avait prise sous tutelle sur la demande du président. J’aurais voulu me remémorer tous les commentaires qu’elle m’avait faits, au fil des années, leur trouver une signification nouvelle. Ce n’était pas seulement l’image de Mameha qui changeait, mais la mienne. J’avais l’impression d’être une nouvelle femme. Je baissai les yeux sur mes mains – des mains que le président avait faites, songeai-je. J’étais à la fois euphorique, effrayée, reconnaissante. Je m’écartai de la table pour le saluer et lui exprimer ma gratitude. Mais avant de le faire, je ne pus m’empêcher de lui déclarer :
— Pardonnez-moi, président, mais j’aurais tant aimé que vous me disiez cela il y a des années ! Je ne puis vous dire à quel point c’eut été important pour moi.
— J’ai une raison de ne pas l’avoir fait, Sayuri, et d’avoir insisté pour que Mameha se taise également. Cette raison, c’est Nobu.
Je blêmis. Je crus comprendre où le président voulait en venir.
— Président, je n’ai pas été digne de votre bonté. Le week-end dernier…
— J’ai beaucoup pensé à ce qui s’est passé à Amani, Sayuri.
Je sentis que le président me regardait. Je ne pus poser les yeux sur lui.
— Il y a quelque chose dont je souhaiterais vous parler, poursuivit-il. Je m’interroge depuis ce matin sur la façon d’aborder le sujet. Je ne cesse de penser à une chose qui s’est produite il y a de nombreuses années. Je devrais m’expliquer autrement mais… J’espère que vous comprendrez ce que j’essaie de vous dire.
» À l’époque où j’ai créé Iwamura Electric, j’ai rencontré un homme, Ikeda, qui travaillait pour l’un de nos fournisseurs, à l’autre bout de la ville. Il n’avait pas son pareil pour résoudre un problème dans une installation électrique. Il nous arrivait de faire appel à lui, de louer ses services pour une journée. Puis un après-midi, en rentrant chez moi, je tombe sur lui chez le pharmacien. Il me paraît très heureux. « J’ai démissionné ! » m’annonce-t-il. Je lui demande pourquoi. Il me répond : « Le moment était venu de démissionner. Alors j’ai démissionné ! » Je l’ai engagé sur-le-champ. Quelques semaines plus tard, je lui ai de nouveau posé la question. Pourquoi avait-il donné sa démission ? « Monsieur Iwamura, me dit-il, pendant des années j’ai rêvé de travailler pour vous, mais vous ne me l’avez jamais demandé. Vous m’appeliez quand vous aviez un problème, ça s’arrêtait là. Puis un jour j’ai compris que vous ne pouviez débaucher l’employé d’un fournisseur sans compromettre vos relations d’affaires. Il fallait que je quitte mon emploi, pour que vous puissiez m’engager. Alors j’ai démissionné. »
Je savais que le président attendait un commentaire de ma part. Je n’osai rien dire.
— Votre aparté avec le ministre m’a rappelé Ikeda démissionnant, poursuivit-il. Je vais pour dire pourquoi j’ai fait le rapprochement. À cause d’une remarque de Pumpkin, quand nous revenions à l’auberge. J’étais furieux contre elle, j’ai exigé qu’elle avoue pourquoi elle avait fait cela. Elle m’a raconté que vous vouliez qu’elle amène Nobu. Sur le moment je n’ai pas compris. Mais en réfléchissant, tout s’est éclairé.
— Président, je vous en prie, murmurai-je, hésitante. J’ai commis une grave erreur…
— Avant que vous n’ajoutiez quoi que ce soit, je voudrais savoir pourquoi vous avez fait cela. Peut-être pensiez-vous rendre un « service » à Iwamura Electric. À moins que vous n’ayez eu envers le ministre une dette dont je ne sais rien.
Je dus secouer la tête – le président se tut.
— J’ai honte, président, finis-je par dire, mais j’avais des raisons personnelles de faire ça.
Un long silence. Puis le président soupira et me tendit sa tasse de saké. Je le servis, avec une impression d’irréalité. Il but la tasse d’un coup, garda l’alcool dans sa bouche avant de l’avaler.
— Très bien, Sayuri, déclara-t-il. Je vais vous expliquer pourquoi je vous pose la question. Vous ne comprendrez pas pourquoi je suis venu ici, ce soir, ni pourquoi je vous ai traitée comme je l’ai fait toutes ces années, si vous n’avez pas une claire conscience de ma relation avec Nobu. Je sais qu’il est difficile. Mais c’est un génie. Il m’est à la fois très cher, et très utile.
Je ne savais ni quoi faire, ni quoi dire. Aussi pris-je le flacon de saké pour resservir le président. Il ne leva pas sa tasse, ce que j’interprétai comme un mauvais présage.
— Un jour, dans une fête – je vous connaissais depuis peu –, Nobu vous a offert un peigne ancien devant tout le monde. À ce moment-là j’ai compris qu’il vous aimait. Il y a sans doute eu d’autres indices de son attachement, mais j’avais dû les occulter. Quand j’ai compris son sentiment, quand j’ai vu la façon dont il vous regardait… j’ai su que je ne pouvais lui prendre la femme qu’il désirait. Cela étant, je me suis toujours préoccupé de vous. Et j’ai eu de plus en plus de mal, au fil des années, à prendre un air détaché quand j’écoutais Nobu parler de vous.
Le président marqua une pause avant d’ajouter :
— Vous m’écoutez, Sayuri ?
— Bien sûr, président.
— Je ne suis pas obligé de vous dire ça, mais j’ai une dette immense envers Nobu. C’est moi qui ai créé cette société, je suis son patron. Mais, dans les débuts, Iwamura Electric a eu un grave problème de trésorerie, nous avons été au bord de la faillite. Je voulais garder la majorité des parts, et j’ai refusé d’écouter Nobu, quand il a insisté pour faire appel à des investisseurs. Il a fini par me convaincre, mais cela a créé un fossé entre nous. Pendant des mois. Il a même proposé de démissionner. J’ai failli accepter. Mais c’était lui qui avait raison. Sans lui, j’aurais perdu ma société. Comment s’acquitter d’une dette pareille ? Voilà pourquoi, quand j’ai vu qu’il vous aimait, j’ai caché à Nobu mes sentiments pour vous. Le destin a été cruel avec lui, Sayuri. Il n’a pas connu beaucoup de douceur.
J’étais geisha depuis douze ans. Je n’avais jamais pu me convaincre que le président éprouvait de l’amour pour moi. Alors apprendre qu’il avait masqué ses sentiments à mon égard pour que Nobu puisse m’avoir…
— Je ne jouais pas les indifférents de gaieté de cœur, poursuivit-il. Si j’avais laissé transparaître mes sentiments, il aurait renoncé à vous sur-le-champ.
Depuis dix-huit ans, je rêvais que le président me déclare sa flamme, sans réellement croire que cela arriverait. Et voilà qu’il me disait ce que j’espérais entendre – et ajoutait que Nobu m’était destiné. Ce vers quoi j’avais toujours tendu allait sans doute m’échapper. Du moins pouvais-je confesser au président que je l’aimais.
— Pardonnez-moi de vous parler franchement, finis-je par dire.
J’essayai de continuer, puis je déglutis – sans doute refoulais-je un nœud d’émotions enfoui dans les profondeurs de mon être.
— J’ai beaucoup d’affection pour Nobu, mais ce que j’ai fait à Amani…
Je dus attendre que la brûlure s’apaise, dans ma gorge, avant de poursuivre.
— Ce sont mes sentiments pour vous qui m’ont dicté ma conduite à Amani, président. Depuis ce fameux jour, au bord de la rivière, je n’ai eu qu’un seul désir : me rapprocher de vous.
J’eus l’impression que toute la chaleur de mon corps me montait au visage. Je crus que j’allais m’élever dans l’air, comme de la cendre crachée par un feu. Je tentai de me raccrocher à un détail matériel – une tache sur la nappe – mais tout se brouillait devant mes yeux.
— Regarde-moi, Sayuri.
J’aurais voulu lui obéir, mais je n’y parvins pas.
— C’est curieux, poursuivit-il, comme pour lui-même. Je me souviens d’une petite fille, qui m’a regardé dans les yeux. Et, à présent qu’elle est femme, elle n’en est plus capable ?
Sans doute était-ce facile de regarder le président, mais je n’aurais pas été plus intimidée, seule sur une scène, face à tous les habitants de Kyoto. Nous étions assis à ce coin de table, si près l’un de l’autre ! Si près que je vis le cercle noir entourant ses iris, quand finalement je séchai mes larmes et le regardai. Devais-je lui faire une révérence, lui servir une tasse de saké ? Aucun geste n’eût suffi à gommer la tension entre nous. Le président poussa le flacon de saké et la tasse sur le côté. Il tendit la main vers moi, saisit mon col, m’attira vers lui. Son visage fut soudain si près du mien ! Je sentis la chaleur de sa peau. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait – que faire ? que dire ? Le président m’embrassa.
Cela vous surprendra sans doute, mais personne ne m’avait jamais embrassée – réellement embrassée. Le général Tottori avait parfois pressé ses lèvres contre les miennes, à l’époque où il était mon danna. Mais il faisait cela sans passion. Même Yasuda Akira – l’homme qui m’avait offert un kimono et que j’avais débauché, un soir, à la maison de thé Tatematsu – m’avait embrassée une douzaine de fois le visage et le cou, mais jamais les lèvres. Aussi ce baiser, le premier de ma vie, me donna-t-il une impression d’extrême intimité. Le président me donnait quelque chose qu’aucun homme ne m’avait donné. Sa langue avait un goût étonnant, un goût fruité, je sentis mes épaules mollir, mon ventre frémir. Curieusement, ce baiser évoqua pour moi plusieurs scènes : la vapeur qui s’élevait de l’autocuiseur quand la cuisinière soulevait le couvercle, dans notre okiya ; cette petite ruelle de Pontocho remplie de fans, le soir où Kichisaburo donna son dernier spectacle de Kabuki. Sans doute aurais-je pu voir d’autres images : une digue avait sauté dans mon esprit, libérant des souvenirs enfouis. Le président s’écarta légèrement de moi, laissant une main sur mon cou. Il était si près ! Je voyais de la salive briller sur sa lèvre, je sentais l’odeur de notre baiser.
— Pourquoi, président ? fis-je.
— Que voulez-vous savoir ?
— Pourquoi m’avez-vous embrassée ? Vous prétendiez laisser l’avantage à Nobu.
— Nobu a renoncé à vous, Sayuri. Je ne lui ai rien pris.
J’étais émue. Je ne comprenais plus.
— Quand je vous ai surprise avec le ministre, vous aviez ce même regard que vingt ans auparavant, au bord de la rivière Shirakawa, poursuivit-il. Vous aviez l’air désespéré, vous paraissiez sur le point de vous noyer. Pumpkin m’a dit que vous aviez organisé ce petit aparté à l’intention de mon associé. J’ai alors décidé de tout raconter à Nobu. Il a eu une réaction tellement violente ! Je me suis dit que cet homme ne vous méritait pas, s’il n’était pas capable de vous pardonner.
*
* *
Quand j’avais cinq ou six ans, à Yoroido, un gamin nommé Gisuke grimpa dans un arbre, au bord de la mare – avec l’idée de sauter dans l’eau. Il grimpa trop haut. Nous lui dîmes de ne pas sauter, mais il eut peur de redescendre – il y avait des rochers, sous l’arbre. Je courus au village chercher son père, M. Yamashita. Il me suivit. Il monta la colline très lentement – je me demandai s’il réalisait le danger que courait son fils. Il arriva sous l’arbre au moment où le petit garçon – qui ignorait que son père était là – lâcha prise et tomba. M. Yamashita le rattrapa aisément, comme si on lui avait lancé un ballon léger. Il remit Gisuke sur ses pieds. Nous avions tous crié de joie. Gisuke cligna les yeux. De petites larmes d’étonnement perlèrent sur ses cils.
Je comprenais à présent ce que Gisuke avait dû ressentir. J’allais m’écraser sur les rochers. Le président avait tendu les bras et m’avait rattrapée. Quel soulagement ! À travers mes larmes, je vis le président se pencher vers moi. Il me serra dans ses bras. Il posa ses lèvres sur le petit triangle de chair, au creux de mon décolleté. Je sentis son souffle sur mon cou, l’impatience de son désir. Je me souvins d’une scène, à l’okiya, des années plus tôt. J’étais entrée dans la cuisine et j’avais surpris une servante, penchée sur l’évier : elle tentait de dissimuler la poire qu’elle portait à sa bouche et dont le jus coulait dans son cou. Une envie irrésistible, m’avait-elle expliqué. Puis elle m’avait suppliée de n’en rien dire à Mère.