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Ce soir-là, allongée sur mon futon, la pièce tanguant autour de moi, je décidai d’être aussi persévérante qu’un pêcheur qui, inlassablement cherche à attraper des poissons dans son filet. Chaque fois que des pensées ayant trait au président me traverseraient l’esprit je les écumerais, les unes après les autres, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus. C’était une méthode parfaite – en théorie. Dans la pratique, elle ne me fut d’aucun secours. Quand une pensée se rapportant au président germait dans mon esprit, je n’arrivais jamais à l’éradiquer. Elle prenait de l’ampleur à une vitesse folle, et m’entraînait précisément là où je redoutais d’aller. Maintes fois je songeais : ne pense pas au président, mais à Nobu. Je m’imaginais retrouvant Nobu quelque part dans Kyoto. Très vite les choses dégénéraient : je nous voyais dans un endroit où j’avais rêvé de rencontrer le président. La pensée de l’homme aimé m’aspirait à nouveau.

Pendant des semaines, j’essayai de l’oublier. Parfois, je réussissais à ne pas penser à lui plusieurs heures. J’avais alors l’impression qu’un trou sans fond s’ouvrait en moi. Je n’avais plus d’appétit. Je ne pouvais plus rien avaler – même le bouillon que m’apportait la petite Etsuko, tard le soir. Les rares fois où je parvins à focaliser mes pensées sur Nobu, je me sentis si engourdie ! Comme si j’avais perdu toutes sensations. Quand je me maquillais, mon visage retombait, tel un kimono suspendu sur un bâton. « Tu ressembles à un spectre », me disait Tatie. Je me rendais à des fêtes, à des banquets, mais je demeurais assise, en silence, les mains sur les genoux.

Nobu allait devenir mon danna, je le savais. Chaque jour, je m’attendais à recevoir cette nouvelle, mais les semaines s’écoulaient, et Nobu ne se manifestait pas. Par un chaud après-midi de juin, environ un mois après que j’eus rendu la pierre à Nobu, Mère entra au salon pendant que je mangeais. Elle me montra un article de journal intitulé : « Iwamura Electric obtient un prêt de la banque Mitsubishi. » Je pensai apprendre des choses sur Nobu et le président. Je ne trouvai dans ce papier que des informations compliquées. Iwamura Electric revenait sur le marché – sous l’égide des autorités d’occupation. La société pouvait à nouveau passer des contrats, emprunter de l’argent. Suivaient plusieurs paragraphes sur le crédit et les taux d’intérêt. On parlait ensuite d’un prêt important, consenti à Iwamura Electric par la banque Mitsubishi, la veille. C’était un article ardu, truffé de chiffres et de termes issus du jargon financier. Quand j’eus fini de le lire, je regardai Mère, assise en face de moi.

— La chance a tourné, pour Iwamura Electric, déclara-t-elle. Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

— Mère, j’ai à peine compris ce que je viens de lire !

— Pas étonnant que Nobu Toshikazu se soit autant manifesté ces derniers jours ! Il propose de devenir ton danna. Je pensais l’éconduire. Qui voudrait d’un danna à l’avenir incertain ? Je comprends pourquoi tu es distraite, depuis un mois ! Rassure-toi. Cette fois ça y est. Il va être ton danna !

Je gardai les yeux baissés sur la nappe, telle une fille bien élevée. Je dus manquer d’enthousiasme, car Mère me dit :

— Ne sois pas si amorphe, quand on te parle de mettre un homme comme Nobu dans ton lit ! Tu es peut-être malade. Je t’enverrai voir le médecin dès que tu rentreras d’Amani.

Le seul Amani dont j’eusse entendu parler était une petite île non loin d’Okinawa. Je ne pouvais croire que c’était l’endroit dont parlait Mère. Toutefois, il s’avéra que la maîtresse de l’Ichiriki avait reçu un coup de téléphone d’Iwamura Electric le matin même. Mameha, Pumpkin et moi, ainsi qu’une autre geisha dont Mère avait oublié le nom, étions invitées à passer le prochain week-end à Amani. Nous partirions le vendredi après-midi.

— Mère… c’est absurde, dis-je. Un week-end à Amani ? Rien que le trajet en bateau va prendre la journée !

— Mais non. Iwamura Electric affrète un avion.

J’eus un mouvement de recul, comme si une guêpe m’avait piquée. J’en oubliai tous mes soucis.

— Mère ! Je ne pourrai jamais prendre l’avion !

— Si tu te retrouves assise dans un avion et qu’il décolle, tu seras bien obligée de voler !

Elle dut se trouver drôle, car elle eut l’un de ses rires grasseyants.

 

*

*   *

 

L’essence était si rare ! Nous ne pouvions décemment prendre l’avion. Aussi décidai-je de ne plus m’inquiéter. Cela fonctionna jusqu’au lendemain. Puis je parlai à la maîtresse de l’Ichiriki. Des officiers américains, basés sur l’île d’Okinawa, prenaient l’avion pour Osaka plusieurs fois par semaine, me précisa-t-elle. L’avion rentrait à vide, puis revenait chercher les officiers quelques jours plus tard. Nous profiterions de cet avion vide repartant sur Okinawa. Ce serait l’occasion de connaître Amani. Autrement, nous aurions passé le week-end dans une station thermale, sans craindre pour nos vies. La dernière chose que me déclara la maîtresse de l’Ichiriki : « Je suis bien contente que ce soit vous qui montiez dans cette chose et pas moi ! »

Le vendredi matin, nous prîmes le train pour Osaka. Outre M. Bekku, qui resterait avec nous jusqu’à l’aéroport et s’occuperait de nos malles, notre petit groupe comptait quatre geishas : Mameha, Pumpkin, une geisha plus âgée du nom de Shizue, et moi. Shizue venait du quartier de Pontocho, elle avait de grosses lunettes et des cheveux gris, qui la vieillissaient. Pis : son menton présentait une fente en son milieu, formant comme deux seins. Shizue passa l’essentiel du voyage à regarder par la vitre. De temps à autre, elle ouvrait le fermoir de son sac orange et rouge, en sortait un bonbon, et nous toisait d’un air méprisant.

De la gare d’Osaka nous allâmes à l’aéroport dans un minibus très sale, qui utilisait le charbon comme carburant. Ce voyage dura une heure. On nous déposa devant un avion argenté, avec une hélice sur chacune de ses ailes. La roue minuscule sur laquelle reposait la queue de l’appareil m’inquiéta au plus haut point. Nous montâmes à bord. L’aile pencha sur le côté de façon alarmante. Je crus que l’avion était cassé.

Nous trouvâmes les hommes installés à l’arrière de l’appareil. Ils parlaient affaires. Outre le président et Nobu, il y avait un monsieur âgé – le directeur régional de la banque Mitsubishi, je l’appris plus tard. Assis à côté de lui, un garçon d’une trentaine d’années, avec un menton semblable à celui de Shizue et des lunettes aussi épaisses que les siennes. Shizue était la maîtresse du directeur de la banque depuis toujours, cet homme était leur fils.

Nous nous assîmes à l’avant de l’appareil, abandonnant les hommes à leur conversation ennuyeuse. L’avion toussa, trembla… je regardai par le hublot : la grosse hélice s’ébranlait. Bientôt ses pales tournèrent à toute vitesse, à deux doigts de mon visage. Ces sabres d’argent sciaient l’air avec un affreux bourdonnement. Allaient-ils trancher le flanc de l’appareil, me couper en deux ? Mameha m’avait placée près du hublot, pensant que la vue me calmerait, une fois en vol. Lorsqu’elle vit cette hélice lancée à toute vitesse, elle refusa de changer de place avec moi. Les moteurs grondèrent, l’avion avança en cahotant, tourna ici et là. Les moteurs vrombirent, l’aile s’inclina vers l’arrière. Nous entendîmes un bruit sourd, nous commençâmes à nous élever dans les airs. Quand la terre fut très loin en contrebas, on m’annonça que nous avions sept cents kilomètres à parcourir et que le vol durerait quatre heures ! À ces mots, les larmes me montèrent aux yeux. Mes compagnons de voyage éclatèrent de rire.

Je tirai les rideaux et tentai de me calmer en lisant un magazine. Une demi-heure plus tard, après que Mameha se fut endormie à côté de moi, Nobu s’approcha dans la travée.

— Ça va, Sayuri ? souffla-t-il, à voix basse, pour ne pas réveiller Mameha.

— Nobu-san ne s’est jamais inquiété de moi de cette façon, dis-je. Il doit être de très bonne humeur.

— L’avenir n’a jamais été aussi radieux.

Mameha remua sur son siège. Nobu se tut. Il remonta le couloir jusqu’aux toilettes. Avant d’ouvrir la porte, il jeta un regard aux hommes assis au fond de l’avion. Pendant un instant, il m’apparut de trois quarts, puis son regard se posa sur moi. Et s’il me voyait inquiète ? Cela était peu probable. Il me devinait si mal ! Cependant, comment aurait-il pu me comprendre ? En sa présence, je n’avais jamais été moi-même. Un seul de mes clients m’avait connue petite fille, sous le nom de Chiyo : le président. C’était la première fois que je réalisai cela. Comment Nobu eût-il réagi, s’il m’avait vue pleurer sur ce mur, ce fameux après-midi ? Sans doute aurait-il passé son chemin. Et c’eût été plus simple pour moi ! Je n’aurais pas langui du président toutes les nuits. Je ne me serais pas arrêtée dans les boutiques de cosmétiques pour humer le talc, qui me rappelait l’odeur de sa peau. Je n’aurais pas fantasmé, nous imaginant ensemble dans divers lieux. Si vous me demandiez pourquoi je désirais cet homme, je vous répondrais : pourquoi le kaki mûr est-il si délicieux ? Pourquoi le bois sent-il la fumée quand il brûle ?

Pourquoi ne pouvais-je cesser de penser au président ?

Ma douleur devait se lire sur ma figure. La porte des toilettes s’ouvrit, la lumière s’éteignit. Que Nobu ne devine pas mon état d’âme ! J’appuyai ma tête contre le hublot et feignis de dormir. Je rouvris les yeux quand il fut passé. Ma tête avait écarté les rideaux. Je regardai dehors, pour la première fois depuis le décollage. En contrebas l’océan, bleu marine, veiné d’émeraude, comme un ornement que portait parfois Mameha. Je n’aurais jamais cru qu’il y eût des taches vertes dans la mer. Du haut des falaises, à Yoroido, l’océan était toujours gris ardoise. Ici, il était bordé par une ligne droite, tel un fil de laine le séparant du ciel. Cette vue me ravit. Même le disque nébuleux de l’hélice était beau. L’aile argentée aussi était pleine de magnificence ! Je vis ces symboles peints sur les bombardiers américains. Étrange que nous fussions dans cet avion, si l’on pensait à l’état du monde, cinq ans auparavant. Nous avions été des ennemis, dans une guerre cruelle. Et à présent ? Nous avions renoncé à notre passé. Chose que je comprenais fort bien – je l’avais moi-même fait. Si seulement je pouvais aussi renoncer à mon avenir…

Une image effrayante me vint à l’esprit : je me vis couper le lien karmique qui m’attachait à Nobu, et regarder l’homme tomber jusque dans l’océan, en contrebas.

Ce n’était pas une idée en l’air, ni une rêverie éveillée. Je venais de comprendre comment procéder. Je n’allais pas réellement jeter Nobu dans l’océan, mais je comprenais ce qu’il fallait faire pour mettre un terme à ma relation avec lui. Je ne voulais pas gâcher cette amitié, mais dans mes efforts pour conquérir le cœur du président, Nobu était un obstacle incontournable – à cette faille près : je pouvais le mettre hors de lui. Comme le soir, à l’Ichiriki, où il s’était coupé la main. Si j’étais capable de me donner à un homme comme le ministre, avait-il dit, il ne m’adresserait plus jamais la parole.

En réalisant cela, je me sentis fiévreuse, mon corps se couvrit de sueur. Heureusement que Mameha dormait à côté de moi. Je suis certaine qu’elle se serait demandé ce qui se passait, à me voir essoufflée, le front trempé. Mais serais-je capable de faire une telle chose ? Je ne parle pas de séduire le ministre. Cela je m’en sentais parfaitement capable : ce serait comme aller chez le médecin pour un vaccin. Je tournerais la tête le temps que ça durerait. Ce serait très vite fini. Mais pouvais-je faire un tel affront à Nobu ? Quelle façon affreuse de lui revaloir ses bienfaits ! Comparé aux clients habituels, Nobu était un danna enviable. Mais pourrais-je vivre une existence qui verrait tous mes espoirs défaits ? Et cela pour toujours ? Depuis des semaines, je tentais de me convaincre que j’y parviendrais. Mais y parviendrais-je ? J’en arrivai à comprendre la cruauté d’Hatsumomo, la méchanceté de Granny. Même Pumpkin, qui avait à peine trente ans et allait dans la vie, l’air déçu. Mon espoir, lui seul, m’avait épargné cela. Allais-je commettre un acte horrible pour continuer d’espérer ? Je ne parle pas de séduire le ministre, mais de trahir Nobu.

Durant le reste du vol, je retournai ces pensées dans ma tête. Je n’aurais jamais cru que je pourrais ainsi comploter, calculer. Comme dans une partie de go, je prévoyais plusieurs coups à l’avance : je prendrais le ministre à part, à l’auberge – non, pas à l’auberge, ailleurs –, et je m’arrangerais pour que Nobu nous surprenne. Mais peut-être suffirait-il que quelqu’un le lui dise. Imaginez combien j’étais épuisée à la fin du voyage ! Je devais avoir l’air inquiet en sortant de l’avion, car Mameha ne cessa de me rassurer. Le vol était terminé, me dit-elle, tout allait bien.

Nous arrivâmes à l’auberge une heure avant le coucher du soleil. Les autres admirèrent la pièce dans laquelle nous allions séjourner. Je feignis de m’extasier – j’étais si agitée ! Cette pièce, aussi spacieuse que le plus grand salon de l’Ichiriki, était meublée dans le style japonais. Il y avait des tatamis, des lambris. Une cloison entièrement en verre, dotée de portes coulissantes, donnait sur un jardin tropical – certaines feuilles étaient aussi grandes que moi ! Un passage couvert traversait le jardin, menant à une rivière.

Nous défîmes nos bagages. Nous étions prêtes à prendre un bain. L’auberge nous avait donné des paravents pliants. Nous nous déshabillâmes derrière, nous enfilâmes des peignoirs en coton. Nous prîmes toute une série de passages couverts à travers la végétation luxuriante, pour arriver au bord d’un grand bassin d’eau chaude, à l’autre extrémité de l’auberge. L’entrée des hommes était séparée de celle des femmes par une cloison. De même que les douches carrelées. Mais une fois immergés dans les eaux sombres de la source, au-delà de la cloison de séparation, les hommes et les femmes se retrouvaient ensemble. Le directeur de la banque ne cessait de nous taquiner, Mameha et moi. Il nous demandait d’attraper un caillou, ou une brindille, au bord du bassin – il voulait nous voir nues. Ce faisant, son fils était en grande conversation avec Pumpkin. Pas étonnant : le derrière de Pumpkin, assez gros, apparaissait à la surface de l’eau pendant qu’elle bavardait avec insouciance.

Peut-être vous paraît-il étrange que nous nous baignions tous ensemble, et que nous prévoyions de dormir dans la même pièce. Cependant, les geishas font ce genre de choses avec leurs meilleurs clients – du moins en était-il ainsi à mon époque. Une geisha qui tient à sa réputation veillera à ne jamais se faire surprendre avec un homme qui n’est pas son danna. Mais nous baigner en groupe, innocemment, dans une source chaude dont les eaux troubles cachaient nos corps, c’était différent. Quant à dormir en groupe, nous appelons ça « zakone » en japonais, « dormir comme des poissons » – imaginez des maquereaux dans un panier.

Il était innocent de se baigner en groupe, je l’ai dit. Toutefois, cela n’empêchait pas une main de s’égarer de temps à autre. J’y pensai, en trempant dans cette eau tiède. Si Nobu avait été homme à faire ça, il se serait laissé dériver jusqu’à moi, nous aurions bavardé un peu, puis il aurait saisi ma hanche, ou n’importe quelle autre partie de mon corps. J’aurais poussé un cri, Nobu aurait ri, et ç’aurait été fini. Mais Nobu n’était pas provocateur. Il avait passé un quart d’heure dans le bassin, à discuter avec le président. À présent il était assis sur un rocher, les jambes dans l’eau, une petite serviette humide nouée autour des hanches. Il grattouillait son moignon, plongé dans ses pensées. Le soleil avait disparu derrière l’horizon, la lumière baissait. Je voyais cet homme nu pour la première fois. La cicatrice qu’il avait sur le côté du visage descendait jusque sur son épaule – son autre épaule était belle, lisse comme un œuf. Dire que j’envisageais de le trahir ! Il penserait que c’était à cause de son physique, il ne devinerait jamais la vraie raison. Je ne supportais pas l’idée de blesser Nobu, ou de perdre son amitié. Je n’étais pas certaine d’être capable de passer à l’acte.

 

*

*   *

 

Le lendemain matin, après le petit déjeuner, nous nous promenâmes dans la forêt tropicale, jusqu’aux falaises. Nous arrivâmes à l’endroit où la rivière se jetait dans la mer, formant une charmante petite chute d’eau. Nous restâmes un long moment sur la falaise, admirant la vue. Au moment de partir, le président eut du mal à s’arracher à ce lieu enchanteur. Au retour, je marchai à côté de Nobu. Je ne l’avais jamais vu aussi heureux. En fin de matinée, nous fîmes le tour de l’île dans un camion militaire – il y avait des bancs à l’arrière. Nous vîmes des bananiers, des ananas poussant sur des plantes basses, des oiseaux exotiques. Vu des montagnes, l’océan ressemblait à une couverture froissée, de couleur turquoise, parsemée de taches bleu foncé.

L’après-midi, nous nous promenâmes dans les rues en terre battue du village. Nous découvrîmes un vieux bâtiment en bois, avec un toit de chaume pentu. Nous en fîmes le tour. Nobu monta l’escalier de pierre, ouvrit la porte. Le soleil frappa une scène poussiéreuse. Je visitai ce bâtiment sans pensées particulières. C’est en ressortant que l’idée me vint. J’eus à nouveau l’impression d’avoir la fièvre. Je venais de m’imaginer allongée sur ce plancher avec le ministre. La porte s’ouvrait : un rayon de soleil nous frappait, nous ne pouvions nous cacher nulle part, Nobu nous apercevait. Sans doute était-ce l’endroit rêvé pour exécuter mon projet. Les pensées affluaient dans ma tête, tels des grains de riz tombant d’un sac déchiré.

Comme nous remontions la colline pour retourner à notre auberge, je demeurai en arrière pour prendre un mouchoir dans ma manche. Il faisait très chaud, sur cette route, le soleil de l’après-midi cognait nos visages de plein fouet. Je n’étais pas la seule à transpirer. Nobu revint sur ses pas, me rejoignit. Il me demanda si j’allais bien. Je ne pus lui répondre. J’espérai qu’il mettrait cela sur le compte de la fatigue.

— Vous avez eu l’air fatigué tout le week-end, Sayuri. Vous auriez peut-être dû rester à Kyoto.

— Mais je n’aurais pas pu découvrir cette île sublime.

— Sans doute n’êtes-vous jamais allée aussi loin de chez vous. Okinawa est aussi loin de Kyoto qu’Okaïdo.

Les autres avaient disparu derrière une courbe du chemin. J’apercevais les avant-toits de l’auberge, au-dessus des plantes luxuriantes. Je voulus répondre à Nobu, mais une pensée m’arrêta : cet homme ne me comprenait pas. Kyoto n’était pas « chez moi ». Pas dans le sens où il l’entendait : un endroit où j’aurais grandi, dont je ne serais jamais partie. En cet instant précis, je décidai de passer à l’acte. Je trahirais Nobu, bien qu’il me couvât d’un regard aimant. Je remis mon mouchoir dans ma manche, les mains tremblantes. Nous reprîmes la route en silence.

Quand nous arrivâmes dans le grand salon, le président et Mameha avaient déjà pris place à table et entamé une partie de go contre le directeur de la banque. Shizue et son fils les regardaient jouer. Les portes en verre étaient ouvertes. Le ministre était allongé sur le ventre, face au jardin. Appuyé sur ses coudes, il pelait un morceau de canne à sucre qu’il avait rapporté de sa promenade. Je craignis que Nobu n’engage la conversation avec moi, mais il alla s’asseoir à côté de Mameha. Comment allais-je réussir à attirer le ministre à l’intérieur du théâtre ? Puis m’arranger pour que Nobu nous surprenne ? Et si je demandais à Pumpkin d’aller se promener avec Nobu ? Ma vieille amie n’était pas collet monté. Elle accepterait sans doute de m’aider. Je devrais lui expliquer clairement d’amener Nobu au vieux théâtre, et d’entrer.

Je m’assis et contemplai les feuilles éclaboussées de soleil. Comme j’aurais aimé pouvoir jouir de ce spectacle ! N’étais-je pas folle d’envisager un acte pareil ? Cela dit, mes craintes ne m’empêcheraient pas d’exécuter mon projet. Il me fallait éloigner le ministre de l’auberge – avec discrétion. Ayant demandé un en-cas à une servante, il se servait un verre de bière, tout en picorant avec ses baguettes des morceaux de poisson salé – plus précisément des entrailles de calamar séchées. Cela peut paraître écœurant, mais on trouve des entrailles de calamars séchées dans nombre de bars et restaurants du Japon. C’était l’un des mets préférés de mon père. Moi, je n’ai jamais réussi à les digérer. Je ne supportais même pas de regarder le ministre en manger.

— Monsieur le ministre, lui soufflai-je, voudriez-vous que je vous trouve quelque chose de plus appétissant ?

— Non, dit-il. Je n’ai pas faim.

Pourquoi mangeait-il, alors ? Mameha et Nobu étaient sortis par la porte de derrière, en grande conversation. Les autres, dont Pumpkin, étaient autour de la table de go. Le président dut pousser le mauvais pion : tout le monde éclata de rire. C’était le moment.

— Si vous n’avez pas faim, monsieur le ministre, dis-je, nous pourrions visiter l’auberge ensemble. J’en ai très envie depuis notre arrivée, mais je n’en ai pas encore eu l’occasion.

Je n’attendis pas sa réponse. Je me levai et sortis de la pièce. Je fus soulagée de voir qu’il me suivait. Je fis quelques pas sur le passage couvert. Voyant que personne ne venait, je m’arrêtai.

— Excusez-moi, monsieur le ministre, mais ne voudriez-vous pas que nous retournions au village ensemble ?

Cette proposition le troubla.

— Il nous reste une heure avant le dîner, poursuivis-je, et il y a un endroit que j’aimerais revoir.

Après un long silence, le ministre reprit :

— Il faudrait d’abord que j’aille aux toilettes.

— Parfait. Allez aux toilettes, puis attendez-moi ici. Nous irons nous promener. Ne bougez pas jusqu’à ce que je revienne.

Cette perspective sembla convenir au ministre, qui se dirigea vers les toilettes. Je retournai au salon. J’étais dans un état second. En ouvrant la porte, je sentis à peine la paroi sous mes doigts.

Pumpkin n’était plus à table. Elle cherchait quelque chose dans sa malle. Je tentai de parler. Aucun son ne sortit de ma bouche. Je dus m’éclaircir la voix et recommencer.

— Excuse-moi, Pumpkin, fis-je. Aurais-tu une minute à m’accorder ?

Elle ne semblait pas pressée d’abandonner sa malle pour me répondre. Elle finit tout de même par se lever et par me rejoindre sur le passage, où je fis quelques pas avec elle.

— J’ai besoin d’un service, Pumpkin, commençai-je.

J’attendis qu’elle me répondît qu’elle serait ravie de m’aider. Elle se contenta de me fixer.

— J’espère que ça ne t’ennuie pas que je te demande ça…

— Je t’écoute.

— Le ministre et moi allons faire une petite promenade. Je vais l’emmener au vieux théâtre et…

— Pourquoi ?

— Pour que nous puissions être seuls.

— Le ministre ? s’exclama Pumpkin, incrédule.

— Je t’expliquerai une autre fois, mais je voudrais que tu entraînes Nobu là-bas et que… ça va te paraître bizarre, Pumpkin, meus je veux que vous nous découvriez.

— Comment ça, qu’on vous découvre ?

— Je voudrais que tu trouves un prétexte pour emmener Nobu là-bas. Tu ouvriras la porte, et vous nous surprendrez.

Pumpkin avait vu que le ministre attendait sur un autre passage couvert, au milieu de la végétation. Elle me regarda.

— Qu’est-ce que tu complotes, Sayuri ?

— Je n’ai pas le temps de t’expliquer, mais c’est très important. Mon avenir en dépend. Surtout, fais bien attention que ce soit Nobu – pas le président ou quelqu’un d’autre. Je te revaudrai cela.

Pumpkin me dévisagea, puis lâcha :

— Ainsi le moment est venu de demander une autre faveur à Pumpkin, n’est-ce pas ?

Je n’étais pas certaine d’avoir compris, mais au lieu de préciser sa pensée, Pumpkin tourna les talons et s’en fut.

 

*

*   *

 

Je ne savais pas si Pumpkin allait m’aider ou non. Mais à ce stade, je ne pouvais plus que mettre mon plan à exécution, en espérant qu’elle et Nobu allaient se montrer. Je rejoignis le ministre dans le jardin. Nous prîmes la route du village.

Comme nous arrivions au détour du chemin, je pensai à ce jour où Mameha m’avait coupé la cuisse et emmenée chez le docteur Crab. Je m’étais sentie en danger, cet après-midi-là, un danger indéfinissable. Je ressentais la même chose à présent. J’avais le visage brûlant sous le soleil, comme si je m’étais assise trop près de l’hibachi. Je levai les yeux vers le ministre. De la sueur coulait de sa tempe jusque dans son cou. Si tout se passait comme prévu, il presserait bientôt ce cou contre le mien. À cette idée, je sortis mon éventail de mon obi et l’agitai jusqu’à ce que mon bras me fasse mal, m’efforçant de nous rafraîchir, le ministre et moi. Je lui parlai tout le long du chemin. Nous parvînmes devant le vieux théâtre au toit de chaume. L’homme semblait perplexe. Il s’éclaircit la voix, regarda le ciel.

— Et si nous allions à l’intérieur, monsieur le ministre ? proposai-je.

Il sembla ne pas savoir comment interpréter cela. Je longeai le bâtiment. Le ministre me suivit. Je montai les marches, ouvris la porte. Il n’hésita qu’un instant avant d’entrer. S’il avait fréquenté Gion toute sa vie, le ministre aurait compris ce que j’avais en tête – une geisha qui entraîne un homme dans un lieu isolé risque sa réputation, et une geisha de grande classe ne fera pas une telle chose sans raison. Cependant, le ministre demeura planté au milieu du théâtre, dans la flaque de lumière, tel un homme qui attend l’autobus. Je refermai mon éventail et le glissai dans mon obi. Mes mains tremblaient. Je m’interrogeai : saurais-je réaliser mon projet ? Le simple fait de refermer la porte me vida de mon énergie. Nous nous retrouvâmes dans la pénombre. Une faible lumière filtrait sous les avant-toits. Le ministre resta debout, inerte, les yeux fixés sur une pile de tatamis, dans un coin de la scène.

— Monsieur le ministre…

Ma voix résonna dans le théâtre. Je poursuivis un ton plus bas.

— J’ai cru comprendre que vous aviez eu un entretien avec la maîtresse de l’Ichiriki. Je me trompe ?

Le ministre prit une grande inspiration, mais resta silencieux.

— Je vais vous raconter l’histoire d’une geisha nommée Kazuyo, monsieur le ministre. Elle n’est plus à Gion, mais je l’ai bien connue, à une époque. Un homme puissant – comme vous, monsieur le ministre – fit la connaissance de Kazuyo et apprécia tellement sa compagnie qu’il revint à Gion tous les soirs. Après quelques mois, il voulut devenir son danna, mais la maîtresse de la maison de thé lui répliqua que c’était impossible. L’homme fut très déçu. Un après-midi, Kazuyo l’emmena dans un endroit désert, afin qu’ils puissent être seuls. Un endroit comme ce théâtre vide. Elle lui dit que… bien qu’il ne puisse devenir son danna…

Le visage du ministre s’éclaira, comme une vallée que le soleil inonde. Il fit un pas vers moi, maladroit. Je sentis mon sang battre dans mes oreilles. Je ne pus m’empêcher de détourner la tête et de fermer les yeux. Quand je les rouvris, le ministre était tout près de moi. Je sentis sa peau grasse et humide contre ma joue. Il pressa son corps contre le mien. Il me prit les bras, sans doute pour me coucher sur les planches. Je l’arrêtai.

— La scène est trop poussiéreuse. Allez chercher un tatami.

— Allons là-bas, proposa le ministre.

Si nous nous allongions sur les tatamis, Nobu ne nous verrait pas. Jusqu’ici, je m’étais dit qu’un événement fortuit nous empêcherait de mener à bien cette entreprise. À présent j’étais confrontée à l’odieuse réalité. Le temps parut ralentir. Mes pieds me semblèrent appartenir à quelqu’un d’autre, quand je les sortis de mes zoris laqués et fis un pas sur le tatami.

Le ministre ôta ses chaussures à la hâte et m’enlaça. Ses mains tirèrent sur le nœud de mon obi. Je ne sais pas ce qu’il s’imaginait. Je n’allais certainement pas enlever mon kimono ! Je posai mes mains sur les siennes. En m’habillant, ce matin, j’avais mis une combinaison grise que je n’aimais pas beaucoup, afin d’être parée à toute éventualité. J’avais choisi un kimono bleu et gris en gaze de soie, un obi peu fragile, de couleur argent. J’avais raccourci mon « koshimachi » en le remontant au niveau de ma taille. Ainsi le ministre n’aurait-il aucun mal à se frayer un chemin jusqu’à moi si je décidais finalement de le séduire.

Je me dégageai de son étreinte. Il me lança un regard perplexe. Il dut croire que je l’empêchais de me toucher. Il fut soulagé quand je m’allongeai sur le tatami. Ce n’était pas un vrai tatami, mais une natte en paille. Je sentais la dureté du sol, en dessous. D’une main, je remontai mon kimono et ma combinaison, exposant ma jambe jusqu’au genou. Le ministre se coucha sur moi, encore tout habillé. Le nœud de mon obi me rentra dans le dos. Je me renversai sur une hanche. Je tournai la tête, pour préserver mon chignon.

Nous étions mal installés, mais mon inconfort n’était rien, comparé au malaise et à l’anxiété que je ressentais. Je me demandai si j’avais vraiment toute ma tête, pour m’être mise dans une situation pareille. Le ministre se haussa sur un coude, passa la main sous mon kimono, me griffa les cuisses avec ses ongles. Instinctivement, je mis mes mains sur ses épaules pour le repousser… Puis j’imaginai ma vie avec Nobu comme danna, une vie sans joie. Je remis mes mains sur le tatami. Les doigts du ministre, telles des araignées, montaient de plus en plus haut sur l’intérieur de ma cuisse. J’essayai de m’évader en pensée. Je fixai la porte. Peut-être allait-elle s’ouvrir avant que le ministre ne poursuive. Hélas, j’entendis le cliquetis de sa ceinture, la fermeture Éclair de sa braguette. Une seconde plus tard, il forçait le passage et s’insinuait en moi. J’eus l’impression d’avoir à nouveau quinze ans, de me retrouver avec le docteur Crab. Je m’entendis gémir. Le ministre prenait appui sur ses avant-bras, son visage au-dessus du mien. Du coin de l’œil, je voyais sa mâchoire proéminente. Il me fit penser à un animal. Cette lèvre qui avançait formait un réceptacle, qui se remplit de salive. Une salive grisâtre. Était-ce dû aux entrailles de calamar ? Je l’ignore, mais ce liquide me rappela le résidu gluant qu’on voit sur les tables où l’on vide les poissons.

En m’habillant, ce matin, j’avais glissé plusieurs feuilles de papier absorbant dans mon obi. Je n’avais pas pensé en avoir l’usage avant que le ministre ne s’essuie – si toutefois je décidai de passer à l’action. Je me dis que j’allais en avoir besoin pour m’essuyer le visage, quand sa salive me coulerait dessus. Le ministre me clouait au sol – je ne réussis pas à glisser ma main dans mon dos pour attraper le papier. Je laissai échapper de petits halètements. Le ministre dut croire à des manifestations d’excitation : il se fit plus enthousiaste. La mare de salive oscillait dangereusement au bord de sa lèvre. C’était étonnant qu’elle n’ait pas encore débordé. J’avais l’impression d’être au fond d’un bateau secoué par les vagues, j’avais mal au cœur. Le ministre émit un grognement, s’immobilisa, lâcha sa salive dans mon cou.

Je voulus prendre le papier de riz dans mon obi, mais le ministre était écroulé sur moi, respirant fort, comme s’il venait de courir un marathon. J’allais le repousser, quand j’entendis un grattement, dehors. Mon dégoût immense avait tué en moi toute autre perception. Me ressouvenant de Nobu, je sentis mon cœur s’emballer. Un autre grattement. Quelqu’un gravissait les marches de pierre. Le ministre semblait n’avoir aucune idée de ce qui allait lui arriver. Il leva la tête, la tourna vers la porte, comme s’il s’attendait à voir un oiseau.

La porte s’ouvrit. Un flot de soleil inonda les planches. Je plissai les yeux, éblouie. Je discernai deux silhouettes. Pumpkin. Un homme. Mais pas Nobu. Pourquoi avait-elle fait cela ? Pumpkin avait amené le président.