Au Japon, la « vallée des ténèbres » ou « kurotani » désigne une période qui va de la crise de 1929 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une époque où la population vécut dans l’angoisse, tels des enfants recouverts par la vague. Nous, geishas de Gion, n’avons pas enduré les mêmes privations. Si la plupart des Japonais vécurent les années trente dans la vallée des ténèbres, à Gion nous avions encore un peu de soleil. Sans doute est-ce inutile de préciser pourquoi. Les femmes qui sont les maîtresses de directeurs de cabinet et d’officiers de la marine bénéficient d’avantages considérables – dont elles font profiter les autres. On pouvait comparer Gion à un lac de haute montagne, alimenté par la fonte des neiges. L’eau se renouvelait plus vite en certains points, mais le lac était toujours plein.
Grâce au général Tottori, notre okiya était l’un de ces points toujours alimentés en eau fraîche. Les choses empiraient d’année en année. Cela dit, nous eûmes du linge, du thé, des produits alimentaires jusque vers le milieu de la guerre. On nous procurait même des produits de luxe : cosmétiques, chocolat. Nous aurions pu garder ces choses et vivre derrière des portes closes, mais un esprit d’entraide régnait à Gion. Mère donnait une grande part de ce que nous recevions, et de bonne grâce. Non pas qu’elle fût généreuse, mais nous étions des araignées prises dans la même toile. De temps à autre, des gens nous demandaient assistance. Nous les aidions chaque fois que nous le pouvions. À l’automne 1941, par exemple, la milice arrêta une servante avec une boîte contenant dix fois plus de tickets de rationnement que son okiya n’était en droit de posséder. Sa maîtresse nous l’adressa. Nous l’hébergeâmes jusqu’au moment où son okiya put l’envoyer à la campagne. Toutes les okiyas de Gion stockaient les cartes de rationnement – plus l’okiya était riche, plus elle en avait. Ces femmes nous envoyèrent leur servante, car le général Tottori avait donné ordre à la milice de nous laisser en paix. Dans ce lac de haute montagne qu’était Gion, nous étions les poissons évoluant dans les eaux les moins froides.
*
* *
Les ténèbres continuèrent à s’étendre sur le Japon. Arriva le moment où ce petit rien de lumière dans lequel nous avions réussi à nous maintenir nous fut retiré. La chose se produisit un jour de décembre 1942, en tout début d’après-midi. Je prenais mon petit déjeuner – enfin, mon premier repas de la journée, car j’avais aidé les servantes à faire le ménage en prévision du jour de l’an – quand une voix d’homme se fit entendre dans l’entrée. Pensant qu’il s’agissait d’un livreur, je continuai mon repas. Après quelques secondes arriva une servante. Un milicien désirait voir Mère.
— Un milicien ? Dis-lui que Mère n’est pas là.
— C’est ce que j’ai fait, madame. Il affirme que dans ce cas il veut vous parler.
Quand je parvins dans le vestibule, le policier retirait ses bottes. N’importe quelle Japonaise, à ma place, eût été soulagée de voir le pistolet du monsieur dans son holster. Mais nous avions vécu en privilégiées – un policier aurait dû se montrer plus courtois que les autres visiteurs, pour ne pas nous alarmer. Alors le voir retirer ses bottes… C’était une façon de signaler qu’il pénétrerait dans cette maison, que nous le voulions ou non.
Je m’inclinai, lui dis bonjour. Il se contenta de me fixer, comme pour me signifier qu’il m’interrogerait plus tard. Il remonta ses chaussettes, baissa sa casquette, et demanda où se trouvait notre potager. Tout de go, sans s’excuser de nous déranger. À cette époque, tous les habitants de Kyoto, et probablement tous les Japonais, avaient transformé leurs jardins d’agrément en potagers. Tout le monde, sauf certaines personnes, comme nous. Le général Tottori nous procurait assez de légumes pour que nous n’ayons pas à défoncer notre jardin. Nous jouissions de nos jolies mousses, de nos fleurs, de notre bonzaï – un érable miniature. C’était l’hiver. Voyant des plaques de terre gelées, le milicien penserait peut-être que nous avions planté des courges et des patates douces parmi les plantes décoratives. Je le conduisis dans le jardin sans dire un mot. Il s’agenouilla, prit de la terre entre ses doigts. Sans doute voulait-il voir si ce sol avait été retourné, puis semé.
Cherchant désespérément quelque chose à dire, je lâchai la première chose qui me vint à l’esprit.
— Cette fine couche de neige, sur le sol, ne vous rappelle-t-elle pas l’écume de l’océan ?
Il ne répondit pas. Il se releva, me demanda quels légumes nous cultivions.
— Monsieur, nous n’avons pas eu l’occasion de planter quoi que ce soit. Et maintenant le sol est si dur, si froid…
— L’association de voisinage ne s’est pas trompée à votre sujet ! déclara-t-il.
Il ôta sa casquette, sortit une feuille de papier de sa poche, et se mit à lire la liste des méfaits qu’avait commis notre okiya. Je ne me souviens pas de tous ces délits – stocker du linge, ne pas remettre à l’armée les objets en métal et en caoutchouc pour l’effort de guerre, user des tickets de rationnement avec excès. Nous étions effectivement coupables de toutes ces actions – comme toutes les okiyas de Gion. Notre crime, je suppose, fut d’avoir eu plus de chance que la plupart des gens, d’avoir survécu plus longtemps, et d’être restées en meilleure santé.
Heureusement pour moi, Mère rentra à ce moment-là. Elle ne parut pas surprise de trouver un milicien à l’okiya. Elle le traita avec beaucoup d’égards. Jamais je ne l’avais vue se conduire de façon aussi courtoise avec quiconque. Elle l’emmena au salon, lui servit une tasse de notre thé de privilégiées. Mère ferma la porte, mais je les entendis parler longtemps. À un moment donné, elle sortit du salon, me prit à l’écart et me souffla :
— Le général Tottori a été placé en garde à vue ce matin. Va vite cacher les choses auxquelles on tient. Autrement ils vont nous les prendre, dès demain.
*
* *
À Yoroido, je nageais dès le début du printemps. Il faisait frais. Après mon bain, j’allais m’allonger sur les rochers et séchais au soleil. Quand il se cachait derrière un nuage, l’air froid semblait se refermer sur moi comme un linceul. À l’instant où j’appris l’infortune du général, j’éprouvai cette même sensation de froid soudain. Ce fut comme si le soleil avait disparu, peut-être pour de bon, comme si j’étais condamnée à rester debout, trempée, dans l’air glacé. Dans la semaine qui suivit la visite du milicien, notre okiya se vit dépouillée de ces choses confisquées à d’autres familles depuis des années : stocks de nourriture, sous-vêtements. Nous avions donné du thé à Mameha, qu’elle utilisait pour obtenir certaines faveurs. Ses stocks étant à présent plus importants que les nôtres, elle put à son tour nous dépanner. À la fin du mois, l’association de voisinage confisqua la plupart de nos céramiques et autres rouleaux, pour les vendre au « marché gris », différent du marché noir. Au marché noir, on trouvait de l’essence, des vivres, des objets en métal – essentiellement des produits rationnés, ou interdits à la vente. Le marché gris avait un côté plus innocent. On y voyait surtout des ménagères brader leurs possessions les plus chères pour se faire de l’argent. Nos biens, en revanche, furent vendus par mesure de rétorsion. Le produit de la vente alla à d’autres personnes. La directrice de l’association de voisinage, maîtresse d’une okiya voisine, vint chercher nos affaires, navrée. La milice avait donné des ordres. Tout le monde devait s’y conformer.
Si les premières années de la guerre avaient été excitantes, comme un voyage en mer, nous réalisâmes, en 1943, que les vagues étaient trop hautes pour nos frêles embarcations. Nous pensâmes couler. Et nombre d’entre nous sombrèrent. La vie était devenue très difficile. Et puis, sans vouloir l’admettre, nous commencions à nous interroger sur l’issue de la guerre. Plus personne ne s’amusait. La plupart des gens se refusaient à prendre du bon temps, jugeant cela peu patriotique. Durant cette période, je n’entendis qu’une boutade. Lancée par la geisha Raiha, un soir. Depuis des mois courait le bruit que le gouvernement militaire allait fermer les maisons de thé du Japon. Nous commencions à réaliser que ça n’allait pas tarder. Qu’allions-nous devenir ? La conversation prenait ce tour peu réjouissant quand Raiha s’exclama :
— Il ne faut pas penser à des choses pareilles ! Rien n’est plus noir que l’avenir, sauf le passé, peut-être !
Peut-être ne trouvez-vous pas ça drôle. Nous, cela nous fit rire aux larmes. Gion allait bientôt cesser toute activité. On nous enverrait dans des usines. Pour vous donner une idée de ce qu’était la vie dans ces usines, je vais vous conter l’histoire de Korin, l’amie d’Hatsumomo.
L’hiver précédent, Korin avait subi le sort que nous redoutions toutes. Une servante de son okiya avait brûlé des journaux pour chauffer l’eau d’un bain et mis le feu à la maison. L’okiya brûla entièrement. L’incendie engloutit la collection de kimonos. Et Korin échoua dans une usine, au sud de Kyoto. Elle posait des lentilles sur du matériel de précision utilisé dans les bombardiers. Elle nous rendait visite, de temps à autre. Nous fûmes horrifiées de voir à quel point elle avait changé. Non seulement elle était de plus en plus malheureuse – nous avions cependant toutes connu cet état à Gion, et nous étions prêtes à l’assumer – mais elle souffrait surtout d’une mauvaise toux, et sa peau était aussi tachée que si elle avait mariné dans un bain d’encre. Le charbon utilisé dans les usines était de qualité médiocre : en brûlant, il laissait un film de suie sur les choses et les gens. On obligeait la pauvre Korin à travailler deux fois plus que les autres. On la nourrissait mal. Elle ne mangeait qu’une fois par jour – un méchant bouillon dans lequel nageaient quelques nouilles, ou un gruau de riz allongé d’eau et parfumé à la peau de pommes de terre.
Aussi vous pouvez aisément imaginer combien l’idée d’aller travailler en usine nous terrifiait… Chaque jour, à notre réveil, constatant que Gion était toujours en activité, nous remerciions le ciel.
Puis un matin de janvier, l’année suivante, alors que je faisais la queue sous la neige, pour acheter du riz, le marchand d’à côté passa la tête dehors et déclara :
— Ça y est !
Nous nous regardâmes, perplexes. J’étais trop engourdie par le froid pour m’inquiéter de ce qu’il avait dit. Je ne portais qu’un gros châle, sur mes vêtements de paysanne. Plus personne ne mettait de kimono pendant la journée. Une geisha, devant moi, chassa la neige de ses sourcils et demanda à l’homme ce qu’il entendait par là.
— La guerre est finie ? s’enquit-elle.
— Le gouvernement a annoncé la fermeture des maisons de thé expliqua-t-il. Vous devez toutes vous présenter au Bureau d’Enregistrement demain matin.
Le son de sa radio filtrait dehors. Nous écoutâmes les nouvelles. Puis il ferma sa porte, et on n’entendit plus que le chuintement de la neige qui tombait. Voyant le désespoir sur le visage des geishas qui m’entouraient, je sus immédiatement que nous pensions toutes la même chose : quels hommes, parmi nos clients, pourraient nous épargner la vie en usine ?
Le général Tottori était encore mon danna l’année précédente, mais il fréquentait d’autres geishas. Je devais le joindre la première. Bien que je ne fusse pas habillée pour le froid, je remis mes tickets de rationnement dans la poche de mon pantalon de paysanne et partis à pied, vers le nord-ouest de Kyoto. Le bruit courait que le général vivait à l’auberge Suruya – celle où je l’avais retrouvé, deux fois par semaine, pendant des années.
J’y arrivai une heure plus tard, transie et couverte de neige. La maîtresse de l’auberge me regarda longuement. Elle s’inclina, et me dit, confuse, qu’elle ne me reconnaissait pas.
— C’est moi, Sayuri ! Je suis venue voir le général.
— Sayuri-san… mon Dieu ! Je n’aurais jamais pensé que vous pouviez ressembler à une paysanne !
Elle me fit entrer, mais refusa de m’introduire chez le général avant de m’avoir emmenée à l’étage et prêté l’un de ses kimonos. Elle me maquilla même un peu, par égard pour le général – elle avait stocké des produits de maquillage.
Lorsque j’entrai dans sa chambre, le général Tottori était assis à table. Il écoutait une dramatique à la radio. Son peignoir en coton bâillait, dévoilant une poitrine osseuse et de fins poils gris. Sans doute avait-il traversé de dures épreuves, depuis un an. On l’avait accusé de crimes affreux : négligences, incompétence, abus de pouvoir. D’aucuns pensaient qu’il avait de la chance d’avoir échappé à la prison. Un article de journal lui avait même reproché la défaite de la marine impériale dans le Pacifique Sud : Tottori n’aurait pas vérifié si les marins emportaient suffisamment de vivres. Cela dit, certains hommes supportent mieux l’adversité que d’autres. Cette dernière année avait éprouvé le général. Même son visage semblait de guingois. Il avait toujours senti le légume mariné. Il avait à présent une odeur franchement aigre.
— Vous avez l’air en forme, général, dis-je, bien que ce fût un mensonge. Je suis contente de vous revoir !
Le général éteignit la radio.
— Vous n’êtes pas la première à passer, répliqua-t-il. Je ne peux rien pour vous, Sayuri.
— Mais je suis venue si vite ! Je ne puis croire que quiconque soit arrivé avant moi !
— Depuis une semaine, toutes les geishas que je connais sont venues me trouver, mais je n’ai plus d’amis haut placés. Je ne vois d’ailleurs pas pourquoi une geisha de votre classe vient me demander de l’aide. Il y a tant d’hommes puissants qui vous aiment !
— Être aimée et avoir de vrais amis sur lesquels on puisse compter sont deux choses différentes.
— C’est vrai. Mais quel genre d’aide attendez-vous de moi ?
— Toute aide sera la bienvenue, général. Nous craignons toutes de nous retrouver en usine. L’enfer, semble-t-il.
— Les plus chanceux d’entre nous connaîtront l’enfer. Les autres ne vivront pas assez longtemps pour voir la fin de la guerre.
— Je ne comprends pas.
— Nous allons nous faire bombarder, expliqua le général. Les usines seront les premières visées. Si vous voulez survivre à cette guerre, trouvez-vous un endroit sûr. Je ne puis vous aider. J’ai déjà utilisé mes relations.
Le général s’enquit de la santé de Mère, de Tatie, et ne tarda pas à me congédier. Je compris des mois plus tard pourquoi il ne pouvait plus obtenir la moindre faveur. La propriétaire de la Suruya avait une fille. Le général avait usé de ses appuis pour l’envoyer dans le nord du Japon.
Je rentrai à l’okiya. Il me fallait agir, mais j’étais incapable de me concentrer. J’avais déjà du mal à ne pas m’affoler ! Je passai à l’appartement où Mameha vivait désormais – le Baron ayant mis un terme à leur relation quelques mois plus tôt, elle s’était installée dans un logement beaucoup plus petit. J’espérais une suggestion de sa part, mais elle aussi paniquait.
— Le Baron ne fera rien pour moi, murmura-t-elle, pâle et inquiète. Quant aux hommes à qui je pensais demander de l’aide, je n’ai pas réussi à les joindre. Déniche-toi un protecteur, Sayuri, le plus tôt possible.
Je n’avais plus de nouvelles de Nobu depuis quatre ans. Le solliciter était exclu. Quant au président… j’aurais trouvé n’importe quel prétexte pour lui parler, mais je n’aurais jamais pu lui demander une faveur. Il avait beau s’être montré chaleureux avec moi dans les couloirs des maisons de thé, il ne m’invitait jamais à ses fêtes – il conviait des geishas de moindre classe que moi. Cela me blessait, mais qu’y faire ? Et quand bien même le président eût été disposé à m’aider, ses différends avec le gouvernement militaire l’accaparaient. Il avait lui-même trop de problèmes.
Aussi passai-je la fin de cet après-midi glacial à visiter les maisons de thé. Je pris des nouvelles d’hommes que je n’avais pas vus depuis des semaines, voire des mois. Personne ne sut me dire où les trouver.
Ce soir-là, on donnait des fêtes d’adieux à l’Ichiriki. C’était fascinant de voir comment réagissaient les geishas. Certaines semblaient prostrées. D’autres rappelaient des statues de Bouddha – calmes, adorables, empreintes d’une légère mélancolie. Je ne sais à quoi je ressemblais moi-même, mais j’avais un abaque à la place du cerveau. J’étais si occupée à faire des calculs, à fomenter des stratégies – réfléchissant à l’homme qu’il convenait d’approcher, et comment – que j’entendis à peine la servante : on me demandait dans un autre salon, annonçait-elle. Je pensai qu’un groupe d’hommes avait requis ma compagnie. Nous montâmes deux étages, longeâmes un couloir, jusqu’au fond de la maison. La servante ouvrit la porte d’un petit salon avec tatamis dont j’ignorais l’existence. Et là, à table, seul avec sa bouteille de bière : Nobu.
Avant que j’aie pu m’incliner ou prononcer une seule parole, il lança :
— Sayuri-san, vous m’avez déçu !
— Juste ciel, Nobu-san ! Je n’ai pas eu l’honneur de vous voir depuis quatre ans, et en un instant je vous déçois. Qu’ai-je pu faire de mal en si peu de temps ?
— Je pensais que vous alliez rester bouche bée à ma vue.
— Je suis clouée sur place !
— Entrez, et laissez la servante refermer la porte. Mais d’abord, demandez-lui d’apporter un autre verre, et une autre bière. Il faut que nous trinquions, vous et moi.
Je m’exécutai, puis je m’assis en bout de table, à la gauche de Nobu. Il me fixait. Je sentais ses yeux sur moi, comme s’il me touchait. Je rougis comme on peut rougir sous le soleil. J’avais oublié combien il est flatteur d’être admiré.
— L’ossature de votre visage est plus marquée, remarqua-t-il. Ne me dites pas que vous avez faim, vous aussi. Je ne me serais jamais attendu à une telle chose de votre part.
— Nobu-san paraît un peu amaigri, lui aussi.
— J’ai de quoi me nourrir, mais je n’ai pas le temps de manger.
— Je suis heureuse que vous soyez occupé.
— Ah oui ? Si un homme avait dû passer entre les balles pour rester en vie, vous vous réjouiriez qu’il ait eu de quoi s’occuper ?
— Nobu-san sent-il réellement sa vie menacée…
— Personne ne m’attend au coin de la rue pour me tuer, si c’est cela qui vous inquiète. Mais si Iwamura Electric est ma vie, je crains effectivement de la perdre. Maintenant dites-moi : qu’est-il advenu de votre danna ?
— Le général ne va ni mieux ni plus mal que la plupart d’entre nous, j’imagine. C’est aimable à vous de me le demander.
— Je ne cherchais pas à être aimable.
— Rares sont les gens qui lui veulent du bien. Mais pour changer de sujet, Nobu-san, êtes-vous venu à l’Ichiriki tous les soirs, et êtes-vous resté dans cette pièce étrange pour que je ne vous voie pas ?
— C’est un drôle d’endroit, n’est-ce pas ? Ce doit être la seule pièce de la maison de thé qui donne sur la rue.
— Nobu-san connaît bien ce salon.
— Pas vraiment. C’est la première fois que je l’utilise.
Je lui fis une grimace, incrédule.
— Pensez ce que vous voulez, Sayuri, mais je n’avais encore jamais mis les pieds dans ce salon. La maîtresse de l’Ichiriki doit le proposer comme chambre à ses clients, lorsqu’ils veulent passer la nuit. Quand je lui ai expliqué pourquoi j’étais là, elle a eu la gentillesse de le mettre à ma disposition.
— Tout cela est bien mystérieux. Vous aviez donc une idée en tête. Puis-je savoir laquelle ?
— J’entends la servante revenir, dit Nobu. Je vous le dirai quand elle sera repartie.
La porte s’ouvrit, la servante posa la bière sur la table. Cette boisson était un luxe, à l’époque. Quel plaisir de voir le liquide doré monter dans le verre ! La servante sortit. Nous levâmes nos verres. Nobu déclara :
— Je porte un toast à votre danna !
Je posai mon verre.
— Rares sont les raisons de se réjouir en ce moment, Nobu-san. Mais vous voir boire à la santé de mon danna me laisse sans voix.
— J’aurais dû être plus précis. Je bois à la bêtise de votre danna ! Il y a quatre ans, je vous ai dit que cet homme était un incapable. Ça s’est révélé vrai, non ?
— En réalité, il n’est plus mon danna.
— C’est bien ce que je disais ! Et même s’il l’était, il ne pourrait rien faire pour vous, n’est-ce pas ? Je sais que Gion va fermer. Tout le monde panique. Une geisha, que je ne nommerai pas, m’a téléphoné à mon bureau. Vous imaginez ? Elle m’a demandé si je pouvais lui trouver un travail à Iwamura Electric !
— Si je puis me permettre, que lui avez-vous répondu ?
— Je n’ai pas de travail pour qui que ce soit, c’est tout juste si j’en ai pour moi. Même le président va perdre son emploi, et se retrouver en prison, s’il ne se plie pas aux directives du gouvernement. Il les a persuadés que nous n’avions pas les machines pour faire des balles et des baïonnettes, mais maintenant ils veulent que nous leur fabriquions des bombardiers ! Nous vendons des dispositifs électriques ! Qu’est-ce que ces gens vont s’imaginer ?
— Nobu-san devrait parler moins fort.
— Qui pourrait m’entendre ? Votre général ?
— À propos du général, je suis allée lui demander de l’aide, aujourd’hui.
— Vous avez de la chance qu’il ait été encore en vie !
— Il a été malade ?
— Non, mais il va finir par se tuer, un de ces jours, s’il en a le courage.
— Je vous en prie, Nobu-san.
— Il ne vous a pas aidée, n’est-ce pas ?
— Il a dit qu’il avait usé de tout le pouvoir qu’il avait.
— Ce qui doit se résumer à peu de chose, répliqua Nobu. Mais pourquoi n’a-t-il pas usé de ce pouvoir en votre faveur ?
— Cela faisait plus d’un an que je ne l’avais pas vu…
— Moi, ça fait plus de quatre ans que vous ne m’avez pas vu, et pourtant, j’ai usé de tout mon pouvoir, pour vous. Pourquoi n’êtes-vous pas venue me trouver ?
— Je pensais que vous étiez fâché contre moi. Regardez la tête que vous faites, Nobu-san ! Comment aurais-je pu solliciter votre aide ?
— Comment avez-vous pu ne pas solliciter mon aide ! Je peux vous éviter l’usine. Je dispose d’un petit paradis. Et je vous l’ai réservé, Sayuri. Mais je ne vous y enverrai que si vous vous inclinez bien bas devant moi et reconnaissez vos torts. Vous avez pris une décision idiote, il y a quatre ans. Bien sûr que je vous en veux ! Nous allons peut-être mourir et ne jamais nous revoir. Il se pourrait que je n’aie plus l’occasion de m’occuper de vous. Et, non contente de me rejeter, vous avez gâché vos meilleures années avec un imbécile, un homme qui ne paiera pas la dette qu’il a envers son pays, a fortiori celle qu’il a envers vous. Il continue sa petite vie, comme s’il n’avait rien fait de mal !
Vous imaginez dans quel état cette tirade m’avait laissée ! Nobu était de ces hommes qui balancent leurs reproches comme des pierres. Moi qui étais déterminée à ne pas pleurer, quoi qu’il me dise, je finis par comprendre qu’il voulait que je pleure. Ce fut si facile, comme laisser une feuille de papier glisser entre mes doigts. Je pleurai pour de nombreuses raisons. J’avais de quoi m’attrister ! Je pleurai sur moi-même, je pleurai pour Nobu, pour nous tous, à l’avenir si incertain, pour le général Tottori, pour Korin, devenue triste et grise dans cette usine. Puis je fis ce que Nobu m’avait demandé. Je m’éloignai de la table pour avoir de la place, et je m’inclinai bien bas sur le sol.
— Pardonnez-moi d’avoir été si bête.
— Oh, relevez-vous. Promettez-moi que vous ne referez pas cette erreur, cela suffira.
— Je ne recommencerai pas.
— Tout le temps que vous avez passé avec cet homme était du temps perdu ! Je vous l’avais dit ! Peut-être cela vous servira-t-il de leçon, et laisserez-vous votre destin s’accomplir, à l’avenir.
— Je me soumettrai à mon destin, Nobu-san.
— J’en suis ravi. Et quelle direction prend-il, ce destin ?
— Il me conduit tout droit dans les bras de l’homme qui dirige Iwamura Electric.
Je pensais au président.
— Mais oui, fit Nobu. Buvons, maintenant.
Je mouillai mes lèvres dans mon verre de bière – j’étais bien trop nerveuse pour avoir soif. Nobu me parla du refuge qu’il m’avait trouvé : la maison de son ami Arashino Isamu, l’homme qui faisait des kimonos. Vous vous souvenez de lui ? Il était l’invité d’honneur du Baron, lors de cette réception avec Crab et Nobu. La maison et l’atelier de M. Arashino se trouvaient sur une rive du fleuve Kamo, à cinq kilomètres en amont de Gion. M. Arashino faisait de très beaux kimonos, dans le style Yuzen. Il travaillait avec sa femme et sa fille. Cependant les fabricants de kimonos avaient été réquisitionnés par le gouvernement pour confectionner des parachutes – ils avaient l’habitude de manier la soie. Un travail que j’apprendrais vite, me précisa Nobu. Et puis la famille Arashino serait ravie de m’avoir comme aide. Nobu prendrait les dispositions nécessaires avec les autorités. Il nota l’adresse de M. Arashino sur un morceau de papier, me le donna.
J’exprimai ma gratitude à Nobu à plusieurs reprises. Il sembla chaque fois un peu plus content de lui. J’allais lui proposer de faire quelques pas dehors, quand il regarda sa montre et vida son verre de bière.
— Sayuri, me dit-il, je ne sais pas quand nous allons nous revoir, ni dans quel état sera le monde quand nous nous reverrons. Nous aurons peut-être vu des horreurs. Mais chaque fois que j’aurais besoin de me rappeler qu’il y a de la beauté et de la gentillesse en ce monde, je penserai à vous.
— Nobu-san ! Vous auriez dû être poète !
— Je n’ai rien d’un poète, vous le savez bien.
— Vous partez ? J’espérais que nous pourrions marcher un peu.
— Il fait bien trop froid ! Accompagnez-moi à la porte. Nous nous dirons au revoir en bas.
Je descendis l’escalier derrière Nobu. Je m’accroupis dans l’entrée de la maison de thé pour l’aider à mettre ses chaussures. Je glissai mes pieds dans mes « geta » – je portais ces chaussures en bois à cause de la neige. J’accompagnai Nobu jusque dans la rue. Avant la guerre, une voiture l’attendait. À présent, seuls les hauts fonctionnaires disposaient d’un véhicule – il était presque impossible de trouver de l’essence. Je proposai à Nobu de marcher avec lui jusqu’au tramway.
— Je préfère être seul. J’ai rendez-vous avec l’homme qui distribue nos produits à Kyoto. J’ai trop de choses en tête.
— Je préférais vos premières paroles d’adieu, Nobu-san. Celles que vous m’avez dites là-haut.
— Dans ce cas restez là-haut la prochaine fois.
Je m’inclinai et saluai Nobu. La plupart des hommes se seraient sans doute retournés. Nobu progressa lentement dans la neige, tourna dans Shijo Avenue, et disparut. Dans ma main, je serrais le morceau de papier où il avait écrit l’adresse de M. Arashino. Pourquoi étais-je si nerveuse, pourquoi avais-je si peur ? Je regardai la neige tomber autour de moi, je suivis des yeux les empreintes de Nobu, jusqu’au coin de la rue. Je compris alors ce qui m’angoissait. Quand allais-je revoir Nobu ? Et le président ? Ou même Gion ? Une fois déjà, on m’avait arrachée à mon foyer. Sans doute était-ce le souvenir de ces sombres années qui me faisait me sentir si seule.