Hatsumomo, quoi que nous ayons pu penser d’elle les unes et les autres, était comme une impératrice dans l’okiya : nous vivions toutes sur ses revenus. Et, en tant qu’impératrice, elle n’aurait pas aimé, revenant tard le soir, trouver son palais éteint et ses serviteurs endormis. Ainsi, lorsqu’elle rentrait trop soûle pour déboutonner ses chaussettes, quelqu’un le faisait à sa place. Si elle avait faim, elle n’allait certainement pas se préparer quelque chose à la cuisine – un umeboshi ochazuke, par exemple, l’un de ses petits en-cas préférés : des restes de riz et de prunes marinées dans du vinaigre, que l’on trempe dans du thé chaud. Ce n’était pas là une coutume propre à notre okiya. Les plus jeunes « cocons » – les élèves geishas – devaient attendre leurs aînées, et s’incliner devant elles quand elles rentraient le soir. Dès que je commençai ma formation de geisha, je devins le plus jeune cocon de notre okiya. Pumpkin et les deux vieilles servantes se couchaient très tôt. À minuit, elles dormaient profondément sur leurs futons, à un mètre de l’entrée. Quant à moi, je devais rester agenouillée devant la porte, à moitié endormie, parfois jusqu’à deux heures du matin. Granny, dont la chambre était située près de l’entrée, dormait avec la lumière allumée et la porte entrebâillée.
Ce soir-là, en apercevant un rai de lumière traverser mon futon, un souvenir me revint. Un jour, à Yoroido, peu de temps avant qu’on nous arrache à notre foyer, ma sœur et moi, j’avais jeté un coup d’œil dans la pièce du fond, pour voir ma mère endormie. Mon père avait drapé des filets de pêche en travers des stores en papier pour mieux protéger ma mère du soleil. Ça m’avait paru lugubre, j’avais ouvert une des fenêtres. Un rayon de soleil était tombé, oblique, sur le futon de ma mère et avait éclairé sa main, si pâle, si osseuse. À présent, en regardant ce rayon jaune sur mon futon… je me demandai si ma mère était toujours en vie. Sans doute l’aurais-je senti si elle était morte, puisque j’étais sa réplique parfaite. Mais, bien entendu, je n’avais aucun pressentiment, ni dans un sens ni dans l’autre.
Par un soir assez froid, vers la fin de l’automne, je venais de m’assoupir contre le mur, quand j’entendis la porte extérieure coulisser. Hatsumomo allait être furieuse si elle me découvrait endormie. Aussi fis-je de mon mieux pour paraître alerte. Mais quand la porte intérieure s’ouvrit, je fus surprise de voir un homme qui portait une veste d’ouvrier, se fermant sur la hanche, et un pantalon de paysan – bien qu’il ne ressemblât ni à un ouvrier, ni à un paysan. Ses cheveux étaient huilés et coiffés en arrière, à la mode du moment. Il avait un fin collier, ce qui lui donnait l’air d’un intellectuel. Il se pencha vers moi et prit ma tête entre ses mains pour me regarder.
— Tu es très jolie, me dit-il, à voix basse. Comment tu t’appelles ?
J’étais certaine qu’il s’agissait d’un ouvrier, mais je ne comprenais pas pourquoi il arrivait en pleine nuit. J’avais peur de lui parler, mais je réussis tout de même à articuler mon nom. Après quoi il mouilla le bout de son doigt avec sa langue et me toucha la joue – pour enlever un cil, s’avéra-t-il.
— Yoko est toujours là ? demanda-t-il.
Yoko était la jeune femme qui passait ses après-midi et ses soirées dans la pièce des servantes. À cette époque, les okiyas et les maisons de thé de Gion étaient reliées par un réseau téléphonique privé. Yoko était probablement la personne la plus occupée de notre okiya : elle répondait au téléphone, prenait les rendez-vous d’Hatsumomo – parfois invitée à des banquets et des réceptions six mois ou un an à l’avance. Généralement, l’emploi du temps d’Hatsumomo n’était bouclé que le matin. Ainsi, le soir, Yoko recevait-elle des appels des maisons de thé, dont les clients souhaitaient voir Hatsumomo, si elle en avait le temps. Mais ce soir, le téléphone n’avait pas beaucoup sonné. Yoko avait dû s’endormir, comme moi. L’homme n’attendit pas ma réponse, mais me fit signe de me taire. Après quoi il se glissa dans le passage qui menait au quartier des servantes.
J’entendis Yoko s’excuser – elle s’était effectivement endormie –, puis parler longuement avec l’opératrice. Il lui fallut appeler plusieurs maisons de thé, avant de localiser Hatsumomo, et de laisser le message suivant : l’acteur de kabuki Onoe Shikan était en ville. J’ignorais alors qu’il s’agissait d’un code et qu’Onoe Shikan n’existait pas.
Là-dessus Yoko s’en fut, sans s’inquiéter de laisser un homme seul dans le quartier des servantes. Aussi décidai-je de n’en parler à personne. Ce fut une bonne intuition, car lorsque Hatsumomo parut, vingt minutes plus tard, elle s’arrêta dans l’entrée et me dit :
— Je n’ai pas encore été vraiment dure avec toi. Mais si jamais tu avoues à quiconque qu’un homme est venu ici ou que je suis passée avant la fin de la soirée, tu risques de le regretter.
En prononçant ces paroles, Hatsumomo s’était penchée vers moi. Elle fouilla dans sa manche pour en retirer quelque chose. Et bien qu’il fît sombre dans l’entrée, je vis que ses avant-bras avaient rougi. Elle alla dans la pièce des servantes, tira la porte derrière elle. J’entendis une brève conversation à voix basse, puis l’okiya fut à nouveau plongée dans le silence. De temps à autre, il me sembla percevoir un gémissement ou un grognement, mais ces bruits étaient si légers, que je n’aurais pu en jurer. Je ne savais pas vraiment ce qu’ils faisaient, dans cette pièce, mais l’image de ma sœur relevant son costume de bain pour que le jeune Sugi lui touche les seins me traversa l’esprit. J’éprouvai de la curiosité, teintée de dégoût. Et je ne serais pas allée voir, même si j’en avais eu la possibilité.
*
* *
Une fois par semaine environ, Hatsumomo amenait son amant à l’okiya – chef cuisinier dans un petit restaurant du quartier – et s’enfermait avec lui dans la pièce des servantes. Il leur arrivait de se voir ailleurs, à d’autres moments. Je le sais, car on demandait souvent à Yoko de transmettre des messages, dont je surprenais la teneur. Toutes les servantes savaient ce que faisait Hatsumomo. Le fait que personne ne l’ait dit à Mère, Granny, ou Tatie, était révélateur : la geisha avait un réel pouvoir sur nous toutes. À l’évidence, Hatsumomo aurait eu des problèmes si sa liaison s’était ébruitée. Et puis elle laissait un homme venir à l’okiya, ce qui aggravait son cas. Cet homme ne la payait pas. Pis, il l’empêchait d’aller aux fêtes organisées par les maisons de thé, où elle aurait pu gagner de l’argent. Par ailleurs, tout homme riche envisageant une liaison à long terme avec elle, ce qui représentait beaucoup d’argent, aurait probablement changé d’avis en apprenant qu’elle fréquentait le chef d’un petit restaurant.
Un soir, comme je revenais de prendre un verre d’eau au puits, dans la cour, j’entendis la porte d’entrée s’ouvrir, puis se refermer en claquant contre son montant.
— Hatsumomo-san, fit une voix grave, tu vas réveiller tout le monde !
Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi Hatsumomo prenait le risque d’amener son amant à l’okiya – quoiqu’à mon avis ce fût précisément ce risque qui l’excitait. Mais, habituellement, elle veillait à ne pas faire de bruit. Je m’empressai de m’agenouiller. Quelques instants plus tard, Hatsumomo pénétrait dans le vestibule avec deux paquets enveloppés de papier de soie dans les bras. Une autre geisha ne tarda pas à se montrer, une fille si grande qu’elle dut se baisser pour passer dans l’embrasure de la porte, qui était plutôt basse. L’inconnue se redressa, posa les yeux sur moi. Elle n’avait rien d’une beauté. Sa bouche était trop grande, trop charnue, dans ce visage tout en longueur.
— C’est notre idiote de petite bonne, la plus jeune, dit Hatsumomo. Elle a un nom, j’imagine, mais tu n’as qu’à l’appeler « Petite Sotte ».
— Eh bien, Petite Sotte, si tu allais nous chercher quelque chose à boire, suggéra l’autre geisha.
Je reconnus la voix grave que j’avais entendue à la porte. Ce n’était donc pas celle du petit ami d’Hatsumomo.
Hatsumomo aimait boire de l’amakuchi, un saké doux et léger. Mais on n’en fabriquait qu’en hiver, et nous n’en avions plus. Je leur servis de la bière. Hatsumomo et son amie approchaient déjà de la cour. Elles avançaient dans le passage en terre battue, aussi soûles l’une que l’autre. L’amie d’Hatsumomo avait des pieds bien trop grands pour les petits socques de bois qu’Hatsumomo lui avait prêtés. Aussi pouvait-elle à peine faire un pas sans qu’elles éclatent de rire. Hatsumomo venait de poser ses paquets sur la galerie, qui courait sur le côté de la maison. Elle allait en ouvrir un quand j’arrivai avec la bière.
— Je n’ai pas envie de bière, fit-elle.
Elle se pencha et vida les deux verres sous la maison.
— Moi j’en aurais bien bu, murmure son amie. Pourquoi as-tu vidé mon verre ?
— Oh, ça suffit, Korin ! s’écria Hatsumomo. Tu as assez bu comme ça. Regarde bien ce qu’il y a là-dedans. Tu vas sauter de joie quand tu vas voir ce que c’est !
Hatsumomo dénoua les cordonnets qui fermaient le premier paquet, et déplia sur la galerie un magnifique kimono dans des tons de vert poudreux, avec un motif de feuilles de vigne rouges. Il s’agissait d’une gaze de soie somptueuse – mais fine, et bien trop légère pour cette fraîcheur automnale. Korin, l’amie d’Hatsumomo, le trouva si beau, qu’elle eut une exclamation de surprise et s’étouffa avec sa salive – ce qui les fit à nouveau pouffer de rire. Lorsque je voulus faire une révérence et prendre congé, Hatsumomo m’interrompit :
— Ne pars pas, Petite Sotte.
Puis elle se tourna vers son amie et lui dit :
— C’est le moment de s’amuser un peu, Korin-san. Devine à qui appartient ce kimono !
Korin toussait toujours. Quand elle réussit enfin à parler, elle s’exclama :
— J’aimerais qu’il soit à moi !
— Eh bien, ce n’est pas le tien. Mais celui de la geisha que nous détestons le plus au monde.
— Oh, Hatsumomo… Tu es géniale ! Mais comment as-tu fait pour t’emparer du kimono de Satoka ?
— Je ne parle pas de Satoka ! Mais de… miss Perfection !
— Qui ça ?
— Miss « Je-Suis-Tellement-Mieux-Que-Toi »… Voilà qui !
Après un long silence, Korin reprit :
— Mameha ! Oh, mon Dieu, c’est le kimono de Mameha. Et dire que je ne l’ai pas reconnu ! Comment as-tu fait pour le chiper ?
— Il y a deux trois jours, j’ai oublié des affaires au théâtre Kaburenjo, où nous répétons, expliqua Hatsumomo. Quand je suis allée les rechercher, j’ai cru entendre des gémissements, en bas de l’escalier. Et j’ai pensé : « Non, ce n’est pas possible ! Ce serait trop drôle ! » Alors je suis descendue sur la pointe des pieds, j’ai allumé la lumière, et devine qui j’ai trouvé, couchés là, comme deux grains de riz collés l’un sur l’autre ?
— Je ne peux pas le croire ! Mameha ? !
— Ne dis pas de sottises. Elle est bien trop bégueule pour ça. C’était sa servante, avec le gardien de nuit. Je savais qu’elle ferait n’importe quoi pour que je ne parle pas. Alors je suis allée la voir, un peu plus tard, et je lui ai dit que je voulais un kimono de Mameha. Quand elle a compris lequel c’était, elle s’est mise à pleurer.
— Et celui-là, c’est quoi ? demanda Korin, le doigt pointé sur le second paquet posé sur la galerie, toujours fermé.
— Celui-là, j’ai demandé à la fille de l’acheter avec son propre argent. Et maintenant il est à moi.
— Son propre argent ? fit Korin. Quelle servante aurait assez d’argent pour acheter un kimono ?
— Si elle ne l’a pas acheté, je ne veux pas savoir comment elle se l’est procuré. Quoi qu’il en soit, la Petite Sotte va aller me le ranger dans la remise.
— Hatsumomo-san, je n’ai pas le droit d’entrer dans la remise, m’empressai-je de répliquer.
— Si tu veux savoir où est ta sœur aînée, ne m’oblige pas à tout répéter deux fois. J’ai des projets pour toi. Après, tu auras le droit de me poser une question, et j’y répondrai.
Je ne la crus pas. Toutefois, Hatsumomo, en faisant appel à toutes les ressources de son imagination, avait le pouvoir de me rendre la vie impossible. Je dus obéir. Je n’avais pas le choix.
Elle me mit le kimono enveloppé de son papier de soie dans les bras, et m’accompagna jusqu’à la remise, dans la cour. Elle ouvrit la porte, actionna un petit interrupteur d’un coup sec. Je vis des étagères où étaient empilés des draps et des oreillers. Il y avait aussi plusieurs coffres fermés à clé et des futons. Hatsumomo m’attrapa par le bras et désigna une échelle, le long du mur extérieur.
— Les kimonos sont là-haut, dit-elle.
Une fois en haut, j’ouvris une porte coulissante. Ici, sous le toit, il n’y avait pas d’étagères, comme au rez-de-chaussée. Des boîtes en laque rouge étaient empilées le long des murs, jusqu’au plafond, formant deux remparts entre lesquels on avait juste la place de passer. À chaque extrémité du grenier, il y avait des bouches d’aération, avec des lattes très fines. L’éclairage était encore plus violent qu’au rez-de-chaussée. Aussi je pus lire les caractères noirs, gravés sur le devant des boîtes : « Kata-Komon, Ro » – Motifs au pochoir, Gaze de Soie, Trame Apparente ; et « Kuromontsuki, Awase » – « Kimono Traditionnels avec Armoiries Noires et Doublure ». Je ne réussis pas à déchiffrer tous ces kanji, mais je parvins à trouver la boîte portant le nom d’Hatsumomo. Elle était rangée tout en haut. J’eus un peu de mal à la descendre, mais finalement, je déposai le nouveau kimono sur quelques autres, également enveloppés dans du papier de soie. Je replaçai ensuite la boîte où je l’avais trouvée. Par curiosité, j’ouvris d’autres boîtes, soulevant le couvercle un bref instant. Chaque fois je vis une quinzaine de kimonos empilés les uns sur les autres. Vu l’importance du stock, je compris pourquoi Granny avait la phobie des incendies. Cette collection à elle seule devait atteindre une valeur deux fois supérieure à celle des maisons de Senzuru et Yoroido réunies. J’appris par la suite que les kimonos les plus précieux étaient stockés ailleurs – et réservés aux apprenties geishas. Vu qu’Hatsumomo ne les portait plus, on les avait déposés dans un coffre, à la banque. On les ressortirait quand on en aurait à nouveau l’utilité.
Le temps que je revienne dans la cour, Hatsumomo était montée dans sa chambre chercher une pierre à encrer, un bâton d’encre, et un pinceau pour la calligraphie. Elle voulait peut-être écrire un mot, puis le glisser dans la manche du kimono avant de replier celui-ci. Elle avait mis un peu d’eau du puits sur sa pierre à encrer. Elle était assise sur la galerie, et frottait son bâton d’encre dans l’eau. Lorsque l’encre fut suffisamment noire, Hatsumomo plongea un pinceau dedans, puis en lissa l’extrémité contre la pierre – afin qu’il absorbe toute l’encre, et ne goutte pas. Elle me mit le pinceau dans la main, guida cette main au-dessus du joli kimono, et me dit :
— Entraîne-toi à la calligraphie, petite Chiyo.
Le kimono de Mameha – dame dont j’ignorais tout, à l’époque – était une œuvre d’art, orné d’un magnifique motif de vigne vierge, depuis l’ourlet du bas jusqu’à la taille. C’était un motif en fils brillants, tressés en tout petits cordonnets, cousus sur le tissu. Toutefois, cette vigne paraissait tellement réelle, qu’il me semblait pouvoir la détacher du tissu comme on arrache une herbe du sol. Les feuilles semblaient avoir perdu de leur couleur et s’être un peu recroquevillées, telles des feuilles d’automne. Elles avaient même un aspect jauni.
— Je ne peux pas, Hatsumomo-san ! m’écriai-je.
— Quelle tristesse, mon petit cœur, me sussura son amie. Parce que si tu obliges Hatsumomo à répéter ce qu’elle t’a dit, tu ne sauras jamais où est ta sœur.
— Oh, la ferme, Korin. Chiyo sait très bien qu’elle doit m’obéir. Écris quelque chose sur le tissu, Petite Sotte. Ce que tu veux, ça m’est égal.
Korin était si excitée qu’à la seconde même où le pinceau entra en contact avec le kimono, elle laissa échapper un cri qui réveilla l’une des vieilles servantes. Celle-ci passa la tête dans la cour, un tissu noué sur la tête, nageant dans sa chemise de nuit. Hatsumomo frappa du pied sur le sol, et fit un brusque mouvement vers l’avant, tel un chat. Cela suffit à chasser la bonne, qui regagna son futon. Les quelques traits indécis dont j’avais maculé la soie vert pâle ne semblèrent pas satisfaire Korin. Aussi Hatsumomo m’indiqua-t-elle où imprimer des marques sur le tissu, et quoi écrire. L’ensemble n’avait aucun sens. Hatsumomo faisait de l’art à sa façon. Quand ce fut fini, elle replaça le kimono dans son papier de soie et noua le cordonnet autour. Je raccompagnai les geishas à la porte. Elles remirent leurs zori laqués. Au moment de sortir, Hatsumomo me demanda de la suivre.
— Hatsumomo-san, si je sors de l’okiya sans permission, Mère va être furieuse.
— Je te donne la permission, m’interrompit Hatsumomo. Il faut que nous rapportions ce kimono à sa propriétaire, non ? Tu n’as tout de même pas l’intention de me faire attendre.
Je n’eus donc pas le choix. J’enfilai mes chaussures et la suivis dans la ruelle. Puis nous prîmes une rue qui longeait la petite rivière Shirakawa. À cette époque, les rues et ruelles de Gion étaient encore pavées de très belles pierres. Nous marchâmes sur une distance de cinq cents mètres, au clair de lune, près des cerisiers pleureurs, dont les branches frôlaient l’eau qui brillait d’un éclat noir. Puis nous traversâmes un pont en bois, de forme convexe, qui menait dans une partie de Gion que je ne connaissais pas. La berge de la rivière était en pierre, recouverte de mousse verte. Au bord de la rive, l’arrière des okiyas et des maisons de thé, contiguës, formaient comme un long mur. Des stores en roseau dessinaient des stries sur la lumière jaune des fenêtres. Je pensai aussitôt à un radis jaune mariné, que la cuisinière avait tranché ce jour-là. J’entendis des rires d’hommes et de geishas. On devait beaucoup s’amuser dans l’une des maisons de thé, car l’assemblée riait de plus en plus fort. L’hilarité finit par retomber, et on n’entendit plus que le son cristallin d’un shamisen, provenant d’une autre fête. Visiblement, certains prenaient du bon temps. Je me demandai si Satsu était parmi eux, bien qu’Awajiumi, au Bureau d’Enregistrement, m’eût précisé qu’elle ne se trouvait pas à Gion.
Korin et Hatsumomo s’arrêtèrent bientôt devant une porte en bois.
— Tu vas monter l’escalier et donner le kimono à la servante, m’ordonna Hatsumomo. Si miss Perfection vient ouvrir elle-même, tu le lui donnes. Ne dis rien. Donne-le-lui, c’est tout. On reste là. On te regarde.
Elle me mit le kimono dans les bras. Korin ouvrit la porte coulissante. Des marches en bois poli montaient dans l’obscurité. J’avais tellement peur, que je m’arrêtai au milieu de l’escalier. Korin me lança, à voix basse :
— Continue, petite fille ! Personne ne va te manger, à moins que tu ne redescendes avec le kimono. Là on pourrait bien te manger, n’est-ce pas, Hatsumomo-san ?
Hatsumomo poussa un soupir en guise de réponse. Korin plissait les yeux dans l’obscurité, s’efforçant de me voir. Hatsumomo, qui ne lui arrivait qu’à l’épaule, se mordillait un ongle sans me prêter la moindre attention. Et même en cet instant où je tremblais de peur, la beauté d’Hatsumomo me frappa. Elle était peut-être aussi cruelle qu’une araignée, mais elle était plus belle au clair de lune, en train de se mordiller un ongle, que bien des geishas souriant pour un photographe. Entre elle et son amie Korin, il y avait à peu près la même différence qu’entre un caillou et une pierre précieuse. Korin n’était pas à l’aise avec cette coiffure traditionnelle et ses maints ornements. Son kimono semblait gêner ses mouvements, alors qu’Hatsumomo portait son kimono à la manière d’une seconde peau.
Une fois sur le palier, en haut de l’escalier, je m’agenouillai dans le noir.
— Il y a quelqu’un ? lançai-je.
J’attendis, mais il ne se passa rien.
— Plus fort, fit Korin. Elles n’attendent pas ta visite.
— Il y a quelqu’un ? répétai-je.
— Un moment ! répondit une voix étouffée.
La porte coulissante s’ouvrit quelques secondes plus tard. La fille agenouillée de l’autre côté, sans doute à peine plus âgée que Satsu, était mince et vive comme un oiseau. Je lui tendis le kimono dans son papier de soie. Elle parut à la fois surprise et affolée. Elle me prit le paquet des mains à la hâte.
— Qui est-ce, Asami-san ? lança une voix, à l’intérieur.
Par la porte ouverte, j’apercevais une lanterne en papier posée sur une petite table ancienne, près d’un futon tout propre – celui de la geisha Mameha, car les draps étaient amidonnés, la couverture en soie, et l’oreiller était un oreiller de geisha, ou « takamakura ». Le takamakura ne ressemble pas vraiment à un oreiller, mais à un petit banc, avec un support rembourré pour le cou. C’était le seul moyen, pour une geisha, de garder sa coiffure intacte en dormant.
La servante ne répondit pas à la question. Elle ouvrit le papier de soie enveloppant le kimono, le plus discrètement possible, elle inclina le vêtement plié pour qu’il capte la lumière. Quand elle vit les traces d’encre, elle suffoqua, se mit une main sur la bouche. Ses yeux se remplirent de larmes.
— Asami-san ! Qui est-ce ? insista la voix.
— Oh, personne, mademoiselle ! dit la servante.
Elle sécha vite ses larmes contre l’une de ses manches. Elle me faisait pitié. Lorsqu’elle se leva pour refermer la porte, j’aperçus un instant sa maîtresse. Je compris aussitôt pourquoi Hatsumomo appelait Mameha « miss Perfection ». Son visage était d’un ovale parfait, semblable à celui d’une poupée. Sa peau paraissait aussi douce et délicate qu’un objet en fine porcelaine, même sans maquillage. Mameha fit quelques pas vers la porte, essaya de regarder dans l’escalier. Puis elle disparut à ma vue, car sa servante tira la porte.
*
* *
Le lendemain matin, après mes cours, je trouvai Granny, Mère et Tatie enfermées dans le salon du premier étage. Je savais qu’elles parlaient du kimono. Dès qu’Hatsumomo rentra à l’okiya, l’une des servantes dut aller prévenir Mère, car celle-ci descendit aussitôt. Elle arrêta la geisha qui s’apprêtait à monter l’escalier.
— Nous avons eu la visite de Mameha et de sa servante, ce matin, dit-elle.
— Oh, Mère, je sais ce que vous allez dire. Vous allez me parler du kimono ! Je suis vraiment navrée. J’ai essayé d’arrêter Chiyo avant qu’elle ne mette de l’encre dessus, mais c’était trop tard. Elle a dû penser que c’était le mien ! Cette petite m’a toujours détestée. Je ne sais pas pourquoi. Abîmer un aussi beau kimono, uniquement pour me blesser !
Tatie sortit dans le couloir en claudiquant.
— Matte mashita ! cria-t-elle.
Ce qui signifiait : « Nous t’avons attendue ! » Mais je ne voyais pas ce que Tatie voulait dire par là. Toutefois, il s’agissait d’une remarque opportune : c’est parfois ce que crie la foule, quand un grand acteur fait son entrée, dans une pièce de Kabuki.
— Insinuez-vous que je pourrais avoir une responsabilité dans cette affaire, Tatie ? dit Hatsumomo. Pourquoi ferais-je une chose pareille ?
— Tout le monde sait que tu détestes Mameha, répliqua Tatie. Tu ne supportes pas les femmes qui réussissent mieux que toi.
— Est-ce à dire que je devrais vous adorer, parce que vous êtes une ratée ?
— Ça suffit, Hatsumomo, intervint Mère. Et maintenant écoute-moi. Tu n’imagines tout de même pas qu’on est assez sottes pour croire ta petite histoire. Une telle attitude est inadmissible, même de ta part. J’ai un grand respect pour Mameha. Je ne veux pas que ce genre de choses se reproduise. Quant au kimono, il va falloir que quelqu’un le rembourse. Je ne sais pas ce qui s’est passé hier soir, mais il n’y a aucun doute quant à l’identité de la personne qui tenait le pinceau. La servante a vu la petite écrire dessus. La petite paiera.
Là-dessus elle fourra à nouveau sa pipe dans sa bouche. Granny sortit du salon et appela une servante, à qui elle demanda d’aller chercher le bâton de bambou.
— Chiyo a assez de dettes comme ça, dit Tatie. Je ne vois pas pourquoi elle devrait en plus payer celles d’Hatsumomo.
— Le débat est clos, déclara Granny. Il faut corriger cette petite. Et l’obliger à rembourser le kimono. Où est le bâton de bambou ?
— Je vais la corriger moi-même, suggéra Tatie. Je ne voudrais pas que vos articulations recommencent à enfler, Granny. Viens ici, Chiyo.
Tatie attendit que la servante apporte le bâton, puis elle m’emmena dans la cour. Elle était si fâchée qu’elle avait les narines dilatées, les pupilles resserrées comme des poings miniatures. J’avais bien pris garde, depuis mon arrivée à l’okiya, de ne commettre aucun impair qui puisse me valoir une correction. J’eus soudain très chaud. Je regardai les pierres sur lesquelles je marchais, et brusquement je vis flou. Mais, au lieu de me battre, Tatie posa le bâton contre le mur de la réserve, se pencha vers moi et me demanda calmement :
— Qu’as-tu fait à Hatsumomo ? Elle essaie de te détruire. Il doit certainement y avoir une raison. Je veux savoir laquelle.
— Elle me traite comme ça depuis que je suis arrivée à l’okiya. Je ne sais vraiment pas ce que j’ai pu lui faire !
— Peut-être que Granny la traite d’idiote, mais Hatsumomo n’est pas sotte, crois-moi. Si elle veut ruiner ta carrière, elle y parviendra. Quoi que tu aies fait qui l’ait énervée, tu ne dois pas recommencer.
— Je n’ai rien fait, Tatie, je vous le promets.
— Ne te fie jamais à Hatsumomo, même si elle te propose son aide. Elle t’a déjà rendue débitrice d’une somme telle, que tu pourrais bien ne jamais réussir à la rembourser.
— Je ne comprends pas…, dis-je. Qu’est-ce que ça signifie, débitrice ?
— Hatsumomo t’a joué un tour, avec ce kimono. Tu n’imagines pas ce que cela va te coûter.
— Mais… comment vais-je payer ?
— Quand tu commenceras à travailler en tant que geisha, tu rembourseras ce kimono à l’okiya, avec toutes tes autres dettes : tes repas, tes cours, tes frais médicaux, si tu tombes malade. C’est toi qui paieras tout ça. Pourquoi Mère passe-t-elle ses journées à inscrire des chiffres dans des petits livres, d’après toi ? Tu devras même rembourser l’argent que nous avons dépensé pour faire ton acquisition.
Durant ces mois passés à Gion, j’avais réfléchi à cela. Je m’étais bien dit que quelques yen avaient dû changer de mains avant qu’on nous arrache, Satsu et moi, à notre foyer. Je me souvenais de cette conversation entre mon père et M. Tanaka. Et puis Mme Bougeotte avait dit que Satsu et moi pouvions « convenir ». Je me demandai avec horreur si M. Tanaka avait gagné de l’argent en aidant mon père à nous vendre, et combien nous avions coûté. Mais je n’avais jamais imaginé que je devrais rembourser moi-même cette somme.
— Tu ne pourras rembourser tout cela avant d’avoir travaillé maintes années comme geisha, poursuivit Tatie. Et tu ne pourras jamais rembourser ce kimono si tu rates ta carrière, comme moi. Est-ce ainsi que tu vois ton avenir ?
À ce moment-là, mon avenir m’importait peu.
— Si tu veux gâcher ta carrière à Gion, il existe une dizaine de façons d’y arriver. Tu peux essayer de t’enfuir. Si tu fais ça, Mère verra en toi un mauvais investissement. Elle ne misera plus un yen sur une fille qui peut disparaître à tout instant. Cela signerait l’arrêt immédiat de tes cours. Or, sans formation, tu ne pourrais jamais être geisha. Tu peux aussi te rendre impopulaire auprès de tes professeurs, qui cesseront alors de s’occuper de toi. Et puis tu peux devenir une jeune fille au physique ingrat, comme moi. Je n’étais pas laide, quand Granny m’a achetée à mes parents. Mais je le suis devenue en grandissant. Et pour cette raison, Granny s’est mise à me haïr. Un jour, elle m’a battue si fort pour une bêtise que j’avais faite, qu’elle m’a cassé une hanche. C’est à ce moment-là que j’ai cessé d’être geisha. Voilà pourquoi je vais te donner des coups de bâton moi-même. Je ne veux pas que Granny lève la main sur toi.
Elle me conduisit sur la galerie et m’ordonna de me coucher sur le ventre. Cela m’importait peu qu’elle me batte ou pas. Je ne voyais pas ce qui pouvait encore aggraver ma situation. Chaque fois que mon corps se contractait sous un coup de bâton, je gémissais, sans trop exagérer, et me représentais une Hatsumomo ricanante, penchée sur moi. Quand elle eut fini de me battre, Tatie me laissa pleurer sur la galerie. Je sentis bientôt le sol trembler sous des pas. Je m’assis. Hatsumomo se tenait devant moi.
— Chiyo, je te serais tellement reconnaissante de t’écarter de mon chemin.
— Vous m’avez promis de me dire où était ma sœur, Hatsumomo, lui rappelai-je.
— Effectivement !
Elle se pencha vers moi, son visage fut tout près du mien. Elle va me dire que je n’en ai pas encore assez fait, pensai-je. Je me trompais.
— Ta sœur est dans un jorou-ya, le Tatsuyo, dit-elle, dans le quartier de Miyagawa-cho, au sud de Gion.
Après m’avoir révélé cela, Hatsumomo me donna un petit coup de pied. Je m’écartai de son chemin.