32

Durant cet hiver et ce printemps-là, Nobu amena le ministre à Gion une ou deux fois par semaine. Vu le temps qu’ils passaient ensemble, on pouvait penser que le ministre aurait compris quels sentiments lui portait Nobu : ceux d’un pic à glace pour un gros glaçon. Mais s’il s’en aperçut, il n’en montra rien. Le ministre ne remarquait pas grand-chose, d’ailleurs. Son attention s’éveillait seulement quand j’étais assise à côté de lui, et que l’on remplissait sa tasse de saké. Cette dévotion me rendait parfois la vie difficile. Si je m’occupais un peu trop du ministre, Nobu s’irritait – un côté de son visage, moins brûlé que l’autre, rougissait sous l’effet de la colère. Aussi la présence de Mameha, du président et de Pumpkin m’était-elle indispensable : ils arrondissaient les angles.

La fréquentation d’Iwamura Ken me régénérait. Je ne l’avais jamais autant vu. Cela dit, l’image de lui que j’avais choyée, le soir, sur mon futon, ne correspondait pas tout à fait à la réalité. Ses cils étaient plus fournis que je ne pensais, telles deux petites brosses. Et puis sa bouche était plus expressive que dans mon souvenir – si expressive qu’il avait souvent du mal à masquer ses sentiments. Si quelque chose l’amusait, mais qu’il ne voulut pas le montrer, il pinçait les lèvres. S’il était perdu dans ses pensées, il tournait inlassablement une tasse de saké dans sa main et deux rides profondes apparaissaient aux coins de sa bouche. Je profitais des moments où il réfléchissait pour le contempler tout mon soûl. Cet air sombre, ces rides marquées me plaisaient. Je voyais là une preuve de son sérieux. Un soir, tandis que Mameha racontait une longue histoire, je me laissai aller à mon penchant : regarder le président. Puis je me ressaisis, réalisant que ce regard pouvait éveiller les soupçons de n’importe qui. Par chance, le ministre était trop ivre pour remarquer quoi que ce soit. Quant à Nobu, il picotait la nourriture dans son assiette, avec ses baguettes. Il ne regardait ni Mameha, ni moi. Pumpkin, en revanche, semblait m’avoir observée tout le temps de ma transe. Quand je levai les yeux vers elle, elle souriait, sourire que je ne pus interpréter.

 

*

*    *

 

Un soir, vers la fin du mois de février, Pumpkin attrapa la grippe et ne put se joindre à nous à l’Ichiriki. Le président était en retard ce soir-là. Mameha et moi divertîmes le ministre et Nobu toutes seules pendant une heure. Nous décidâmes de danser, davantage pour nous occuper que pour leur plaisir. Nobu ne se passionnait pas pour la danse, et le ministre n’avait d’intérêt pour rien.

Mameha exécuta plusieurs petites pièces dansées. Je l’accompagnai au shamisen. Puis nous inversâmes les rôles. À l’instant où je me mettais en place pour ma première danse – penchée en avant, mon éventail frôlant le sol, un bras tendu sur le côté – la porte s’ouvrit et le président entra. Nous le saluâmes et attendîmes qu’il s’assît. Quelle joie de le voir arriver ! Il m’avait déjà vue sur scène, mais c’était la première fois que je danserais devant lui dans un lieu aussi intime. J’allais interpréter « Feuilles Frémissantes », mais je me ravisai. Je danserais « Pluie Cruelle ». Dans « Pluie Cruelle » une jeune femme s’émeut que son amant retire sa veste de kimono pour la protéger de la pluie : l’homme appartient à un monde surnaturel, son corps fondra au contact de l’eau. On m’avait souvent dit que j’exprimais avec force la douleur de l’amoureuse. Je tombais lentement à genoux, sans laisser mes jambes trembler. Dans l’école de danse Inoue, l’expression du visage compte autant que les mouvements des bras et des jambes. Aussi dus-je surveiller mon regard, attiré par le président comme par un aimant. Pour donner une intensité dramatique à ma danse, j’imaginai que Nobu devenait mon danna. Je me noyai dans cette sensation, tout s’alourdit autour de moi – comme s’il tombait des perles de verre des avant-toits, comme si les tatamis se changeaient en plomb. Dans l’histoire que j’interprétais, une jeune femme souffrait d’avoir perdu son amant surnaturel. Or, c’était ma douleur que j’exprimais. J’étais privée de l’homme auquel je tenais le plus au monde ; je songeai aussi à ma sœur, à l’amertume de cette séparation définitive. À la fin de cette danse, j’étais anéantie par le chagrin. Mais je ne m’attendais pas à voir le président dans cet état.

Il était assis à un coin de la table. Personne ne le voyait, sauf moi. Il eut une expression étonnée, puis sa bouche trembla. Il avait les yeux brillants de larmes. Il fixa la porte, feignit de se gratter l’aile du nez, se passa un doigt sur le coin de l’œil. Il se tapota les paupières, comme si elles étaient la source de son mal. Je fus tellement bouleversée de voir l’émotion du président que j’en fus désorientée pendant un moment. Je retournai à table et Mameha se mit à parler avec Nobu. Après quelques minutes, le président les interrompit :

— Où est Pumpkin ce soir ?

— Elle est malade, président, répliqua Mameha.

— Comment ça ? Vous voulez dire qu’elle ne viendra pas ?

— Non, elle ne viendra pas, expliqua Mameha. Et c’est une bonne chose, vu qu’elle souffre d’une grippe intestinale.

Mameha reprit sa conversation. Le président regarda sa montre. Puis il déclara, d’une voix mal assurée :

— Vous allez devoir m’excuser, Mameha. Je ne me sens pas très bien non plus, ce soir.

À l’instant où le président refermait la porte, Nobu fit une remarque spirituelle. Mameha rit. Quant à moi, je venais d’avoir une pensée qui m’affolait : dans ma danse, j’avais tenté d’exprimer la douleur de l’absence.

Sans doute m’étais-je rendue malheureuse en le faisant, mais j’avais également bouleversé le président. Était-ce concevable qu’il ait pensé à Pumpkin – qui était absente ? Je ne pouvais l’imaginer malheureux à cause de la maladie de Pumpkin. Peut-être avais-je ravivé une douleur enfouie, des sentiments plus sombres, plus complexes. Il n’en restait pas moins que le président s’était enquis de Pumpkin aussitôt ma danse achevée. Sachant qu’elle ne viendrait pas, il était parti. Que le président se fût épris de Mameha ne m’eût pas surprise. Mais de Pumpkin ? Comment pouvait-il se languir d’une fille aussi… peu raffinée ?

Une femme sensée eût sans doute abandonné tout espoir, à ce stade. Pendant un temps, j’allai voir l’astrologue tous les jours, je cherchai dans mon almanach le signe qui m’eût incitée à renoncer. Nous, Japonais, traversions une décennie bizarre, nous voyions nos espoirs brisés. Aussi n’eus-je pas été surprise que tout espoir me quitte – le phénomène était courant. Cela dit, nombre de mes compatriotes pensaient que le pays finirait par se relever, chose qui ne se produirait pas si nous continuions à vivre dans la déception, les décombres, le passé. Chaque fois que je lisais un article encourageant dans le journal – par exemple l’histoire d’un fabricant de pièces détachées de bicyclette qui, la guerre passée, relançait son affaire – je me sentais rassérénée. Si notre nation parvenait à émerger de sa vallée de ténèbres, pourquoi ne sortirais-je pas de mon propre marasme ?

 

*

*    *

 

Au mois de mars, et durant tout le printemps, Mameha et moi fûmes très occupées : on donnait les « Danses de l’Ancienne Capitale » pour la première fois depuis la guerre. Nobu et le président furent également très pris ces mois-là. Ils n’amenèrent le ministre à Gion que deux fois. Puis un jour de la première semaine de juin, ma présence fut requise à l’Ichiriki par Iwamura Electric, en début de soirée. J’avais un engagement depuis des semaines dont je ne pouvais me défaire. Aussi arrivai-je à l’Ichiriki avec une demi-heure de retard. À ma grande surprise, je ne trouvai que le ministre et Nobu.

Nobu était furieux. Je crus qu’il m’en voulait de l’avoir laissé aussi longtemps seul avec Sato. Il tambourinait sur la table, l’air agacé. Le ministre, debout devant la fenêtre, regardait le jardin.

— Ça suffit, monsieur le ministre ! lança Nobu, quand je m’assis à table. Vous avez assez regardé les buissons pousser ! Allons-nous rester assis toute la soirée, à attendre que vous daigniez nous rejoindre ?

Le ministre, interloqué, eut un petit hochement de tête pour s’excuser. Il vint s’asseoir à côté de nous sur un coussin. J’avais souvent du mal à trouver quoi lui dire. Ce soir c’était facile : je ne l’avais pas vu depuis des semaines !

— Monsieur le ministre, commençai-je. Vous ne m’aimez plus !

— Hé ? dit le ministre, en s’arrangeant pour avoir l’air surpris.

— Cela fait plus d’un mois que vous ne m’avez pas vue ! Est-ce parce que Nobu-san a été méchant et ne vous a pas amené à Gion aussi souvent qu’il aurait dû ?

— Nobu-san n’est pas méchant, fit le ministre.

Il souffla plusieurs fois par le nez avant d’ajouter :

— Je lui en ai déjà trop demandé.

— Vous priver de Gion pendant un mois ? Si, c’est méchant, ça. Il y a tant de choses que nous n’avons pas eu l’occasion de faire !

— Boire du saké, par exemple, dit Nobu.

— Mais Nobu-san est grognon ce soir ! Il a été comme ça toute la soirée ? Et puis où sont le président, Mameha et Pumpkin ? Ne vont-ils pas se joindre à nous ?

— Le président n’est pas libre ce soir, répliqua Nobu. Je ne sais pas où sont les autres. C’est votre problème.

Quelques minutes plus tard, deux servantes apportèrent le dîner des deux hommes. Je m’efforçai de leur tenir compagnie pendant qu’ils mangeaient. J’essayai de faire parler Nobu, mais il n’était pas d’humeur bavarde. Je tentai d’engager la conversation avec le ministre, mais il eût été plus simple de tirer un mot aux petits poissons grillés, sur son assiette. Aussi finis-je par renoncer, et monologuai-je – jusqu’au moment où j’eus l’impression de radoter. Ce faisant, je leur servis du saké. Nobu buvait peu, mais le ministre me tendait sa tasse avec avidité. L’homme commençait à avoir l’œil vitreux.

Nobu posa sa tasse sur la table, l’air déterminé. Il s’essuya la bouche avec sa serviette et déclara :

— Ça suffit pour ce soir, monsieur le ministre. Il est temps de rentrer chez vous.

— Nobu-san ! dis-je. J’ai l’impression que notre invité commence tout juste à s’amuser !

— Il s’est assez amusé. Renvoyons-le chez lui de bonne heure, pour une fois. Allons, monsieur le ministre ! Votre femme va être contente.

— Je ne suis pas marié, objecta le ministre.

Mais déjà, il enfilait ses chaussettes, se préparant à partir.

Je reconduisis Nobu et le ministre jusqu’à la sortie, j’aidai ce dernier à mettre ses chaussures. Les taxis étaient rares, à cause du rationnement de l’essence. La servante fit signe à un rickshaw. J’aidai le ministre à monter dedans. Je savais qu’il était bizarre, mais cette fois il ne dit même pas au revoir. Nobu resta dans l’entrée. Il fixait la nuit d’un air sombre, comme s’il voyait des nuages s’amonceler dans ce ciel dégagé. Quand son invité fut parti, je lui demandai :

— Qu’est-ce qui se passe avec le ministre, Nobu-san ?

Il me lança un regard écœuré, retourna dans la maison de thé. Je le retrouvai dans le salon. Il frappait sa tasse sur la table. Je crus qu’il voulait boire. Je tentai de lui servir du saké. Il m’ignora – le flacon était vide, de toute façon. J’attendis un long moment, pensant qu’il avait quelque chose à me dire. Finalement ce fut moi qui parlai.

— Nobu-san, vous avez une grosse ride entre les deux yeux !

Il se détendit un peu, la ride sembla disparaître.

— Je ne suis plus tout jeune, vous savez.

— Que voulez-vous dire ?

— Certaines rides deviennent définitives. Elles ne vont pas partir parce que vous le demandez.

— Il y a de bonnes rides, et de mauvaises, Nobu-san. N’oubliez jamais ça.

— Vous non plus, vous n’êtes plus toute jeune, vous savez.

— Et maintenant vous m’insultez ! Vous êtes encore de plus mauvaise humeur que je ne croyais. Pourquoi n’y a-t-il plus d’alcool ? Vous avez besoin d’un verre.

— Je ne vous insulte pas. Je constate un fait.

— Il est de bonnes et de mauvaises rides, des faits intéressants et des faits insultants. Laissons les faits insultants.

Je trouvai une servante. Je lui demandai d’apporter un plateau avec du scotch et de l’eau, ainsi que du poulpe séché à grignoter – Nobu avait à peine touché à son dîner. Le plateau arriva, je servis du scotch à Nobu, ajoutai de l’eau, posai le verre devant lui.

— Voilà. Dites-vous que c’est un médicament, et buvez.

Il prit une gorgée, une toute petite gorgée.

— Tout le verre, insistai-je.

— Je boirai à mon rythme !

— Quand un médecin prescrit un médicament à un malade, le patient le prend. Maintenant buvez !

Nobu vida son verre sans me regarder. Je le resservis et lui ordonnai à nouveau de boire.

— Vous n’êtes pas médecin ! gronda-t-il. Je boirai à mon rythme.

— Allons, Nobu-san. Chaque fois que vous ouvrez la bouche, vous aggravez votre cas. Plus le patient est malade, plus on augmente la dose.

— Je ne boirai pas. J’ai horreur de boire seul.

— Très bien, je vais boire avec vous.

Je jetai des glaçons dans un verre et le tendis à Nobu, qu’il me le remplisse. Il prit mon verre avec un sourire narquois et versa dedans deux fois plus de scotch que je n’en avais mis dans le sien. Il ajouta une giclée d’eau. Je saisis son verre, le vidai dans le saladier, au milieu de la table, et le remplis de la même quantité de scotch qu’il avait versée dans le mien, plus une petite giclée supplémentaire, pour le punir.

Comme nous buvions, je fis la grimace. J’aurais aussi bien pu boire l’eau d’un caniveau. Nobu se réjouit de mes grimaces.

— Je ne vois toujours pas ce qui a pu vous mettre dans un tel état, vous et le ministre, repris-je.

— Ne me parlez plus de cet homme ! Je commençais à l’oublier, et voilà que vous me le rappelez ! Vous savez ce qu’il m’a dit, tout à l’heure ?

— Nobu-san ! Je suis là pour vous remonter le moral. Je vous ferai boire, que vous le vouliez ou non. Cela fait des mois que vous regardez le ministre se soûler. À votre tour de vous enivrer.

Nobu me lança un regard mauvais. Il saisit son verre, tel le condamné qui entame sa marche vers le peloton d’exécution. Il contempla le liquide ambré avant de l’avaler. Il reposa son verre vide sur la table, se frotta les yeux, comme pour voir plus clair.

— Sayuri, commença-t-il, j’ai quelque chose à vous dire. Vous allez finir par l’apprendre, de toute façon. La semaine dernière, le ministre et moi avons eu une petite conversation avec la propriétaire de l’Ichiriki. Nous lui avons demandé si le ministre pourrait devenir votre danna.

— Le ministre ? Je ne comprends pas, Nobu-san. C’est cela que vous souhaitez ?

— Absolument pas ! Mais le ministre nous a énormément aidés. Je n’avais pas le choix. Les autorités d’occupation allaient rendre un jugement définitif contre Iwamura Electric. La compagnie aurait été saisie. Le président et moi aurions fini maçons ! Jamais nous n’aurions pu réintégrer le monde des affaires. Cependant, le ministre leur a demandé de rouvrir notre dossier. Il les a persuadés qu’ils nous avaient traités injustement. Ce qui est la vérité.

— Et malgré tout Nobu-san insulte le ministre ! Il me semble que…

— Il mérite qu’on l’insulte ! Je n’aime pas cet homme, Sayuri. Le fait qu’il m’ait aidé n’y change rien.

— Je vois. Ainsi on allait me donner au ministre parce que…

— On ne vous aurait pas donnée au ministre ! Il n’aurait pas eu les moyens d’être votre danna, de toute façon. Je lui ai simplement fait croire qu’Iwamura Electric paierait – ce que nous n’aurions pas fait, bien sûr. Dès le départ, je savais qu’il n’avait aucune chance. Le ministre a été très déçu, vous savez. Pendant une fraction de seconde, il m’a fait pitié.

Ce que Nobu venait de me raconter n’était pas drôle. Pourtant, je ne pus m’empêcher de rire. J’avais eu la vision du ministre se penchant sur moi, avec sa mâchoire protubérante.

— Ainsi vous trouvez ça drôle ?

— Oh, Nobu-san, pardonnez-moi ! Mais imaginer le ministre…

— Je ne veux pas imaginer le ministre ! Ç’a été suffisamment pénible de parlementer avec la maîtresse de l’Ichiriki en sa présence.

Je préparai un autre scotch à Nobu. Il m’en prépara un. C’était la dernière chose dont j’avais envie. Déjà, le contour des objets s’émoussait. Nobu leva son verre, je dus boire avec lui. Ensuite, il s’essuya la bouche avec sa serviette et murmura :

— C’est dur de vivre à notre époque, Sayuri.

— Je croyais que nous buvions pour nous remonter le moral, Nobu-san.

— Cela fait un bout de temps qu’on se connaît, vous et moi. Quinze ans, c’est ça ? Non, ne répondez pas. J’ai quelque chose à vous confier. Vous allez rester assise et m’écouter. Il y a longtemps que je voulais vous le dire. À présent c’est le moment. Écoutez-moi, parce que je ne le répéterai pas. Voilà : je n’aime pas beaucoup les geishas. Mais je vous ai toujours trouvée au-dessus du lot.

J’attendis que Nobu poursuive. Il n’ajouta rien.

— C’était ça que voulait me dire Nobu-san ? m’enquis-je.

— Vous ne comprenez pas. J’aurais dû faire mille choses pour vous ! Vous acheter des bijoux !

— Vous m’avez offert un bijou. Vous avez toujours été gentil avec moi. Or vous n’êtes pas gentil avec tout le monde.

— J’aurais dû vous couvrir de cadeaux ! Mais j’avais autre chose à vous dire. J’ai du mal à m’expliquer. Écoutez, je me suis conduit avec vous comme un idiot. Vous avez ri à l’idée d’avoir le ministre comme danna. Mais regardez-moi : je ne suis qu’un manchot, avec une peau de – comment m’appellent-ils, déjà, M. Lézard ?

— Nobu-san, taisez-vous…

— Il faut que je le dise ! J’ai attendu des années ! J’ai dû patienter tout le temps qu’a duré cet arrangement absurde avec le général. Chaque fois que je vous imaginais avec lui… oh, je ne veux même pas y penser. Et ce ministre imbécile voulait devenir votre danna ! Vous savez ce qu’il m’a dit, ce soir ? C’est pire que tout ! Après avoir appris qu’il ne serait pas votre danna, il est resté assis une demi-heure, comme un tas d’ordures, puis il m’a dit : « Vous m’aviez promis que je serais le danna de Sayuri. » Je ne lui avais jamais rien promis ! « Nous avons fait le maximum, monsieur le ministre, lui ai-je répondu. Mais ça n’a pas marché. » Alors il m’a demandé une chose affreuse. « Ne pourriez-vous pas m’arranger ça juste une fois ? » « Que j’arrange quoi ? ai-je grondé. Vous voudriez être le danna de Sayuri juste une fois ? Vous voulez dire : un soir ? » Et il a acquiescé d’un hochement de tête ! « Écoutez-moi bien, monsieur le ministre, lui ai-je répondu, ç’a déjà été suffisamment pénible d’aller voir la maîtresse de l’Ichiriki, et de lui proposer qu’un homme comme vous devienne le danna de Sayuri. Une femme de cette classe ! J’ai accepté uniquement parce que je savais que ça ne se ferait pas. Mais si vous croyez que… »

— Vous n’avez pas dit ça !

— Bien sûr que si ! « Mais si vous croyez que je pourrais m’arranger pour que vous restiez ne serait-ce qu’un quart de seconde avec elle… De toute façon, elle ne m’appartient pas, je ne puis vous la donner. Mais penser que j’irais lui demander une chose pareille ! »

— J’espère que le ministre n’a pas pris ça trop mal, Nobu-san, vu tout ce qu’il a fait pour Iwamura Electric.

— Attendez. N’allez pas penser que je suis ingrat. Le ministre nous a aidés, parce que ça fait partie de son travail d’aider les gens. Je l’ai bien traité ces derniers mois, et je vais continuer. De là à renoncer à ce que j’attends depuis plus de dix ans, et à son profit ! Imaginez que je sois venu vous présenter sa requête ? M’auriez-vous répondu : « D’accord, Nobu-san, je vais le faire pour vous » ?

— Je vous en prie… Comment pourrais-je répondre à une telle question ?

— Très facilement. Dites-moi juste que vous n’auriez jamais fait une chose pareille.

— Je vous dois tant, Nobu-san ! Si vous me demandiez une faveur, je pourrais difficilement refuser.

— Eh bien c’est nouveau, ça ! Avez-vous changé à ce point, Sayuri, ou est-ce que je vous connais mal ?

— J’ai souvent pensé que Nobu-san a de moi une opinion trop élevée.

— Je ne méjuge pas les gens. Si vous n’êtes pas la femme que je crois, alors le monde qui m’entoure n’est pas non plus celui que je croyais. Pourriez-vous réellement envisager de vous donner à un homme comme le ministre ? Ne voyez-vous pas qu’il y a des choses qui se font et d’autres qui ne se font pas ? Ou bien avez-vous passé trop de temps à Gion ?

— Oh, Nobu-san… il y a des années que je ne vous ai vu dans une telle rage…

Ce n’était sans doute pas la chose à dire : Nobu devint rouge de colère. Il cogna son verre sur la table. Si fort qu’il le cassa. Des glaçons roulèrent sur la nappe. Nobu retourna sa main. Un filet de sang coulait sur sa paume.

— Oh, Nobu-san !

— Répondez-moi !

— Je ne puis penser à cela pour le moment. Je vais chercher de quoi nettoyer votre main.

— Vous donneriez-vous au ministre, même si c’était moi qui vous le demandais ? Si vous êtes capable de faire une chose pareille, je veux que vous quittiez cette pièce sur-le-champ, et que vous ne m’adressiez plus jamais la parole !

Comment en étions-nous arrivés là ? Quoi qu’il en fût, je ne pouvais faire qu’une seule réponse. Je voulais m’occuper de la main de Nobu – son sang gouttait sur la table. L’homme me fixait d’un regard si intense ! Je n’osais pas bouger.

— Je ne ferais jamais une chose pareille, dis-je.

Je pensai que ça allait le calmer. Erreur : il continuait à me regarder d’un air méchant. Finalement il reprit :

— La prochaine fois, répondez-moi sans que j’aie besoin de me couper la main pour ça !

Je courus chercher la maîtresse de la maison de thé. Elle arriva avec plusieurs servantes, un saladier rempli d’eau, des serviettes. Nobu refusa qu’elle appelle un docteur – la coupure n’était pas aussi profonde que je l’avais cru. Après que la maîtresse fut partie, Nobu resta étonnamment silencieux. Je tentai d’engager la conversation, sans succès.

— D’abord je n’ai pas réussi à vous calmer. Et maintenant je ne parviens pas à vous faire parler. Dois-je vous faire boire davantage ou bien est-ce l’alcool le problème ?

— Nous avons assez bu, Sayuri. Il est temps que vous alliez me chercher cette pierre.

— Quelle pierre ?

— Celle que je vous ai donnée l’automne dernier. Allez la chercher !

Cette nouvelle me glaça. Nobu allait me demander de devenir mon danna.

— J’ai tellement bu ! Je ne sais pas si j’arriverai à marcher ! dis-je. Peut-être Nobu-san voudra-t-il bien attendre la prochaine fois ?

— Vous irez la chercher ce soir ! Pourquoi croyez-vous que je sois resté après le départ du ministre ? Allez me chercher cette pierre ! Je vous attends ici.

Je pensai envoyer une servante chercher ce morceau de ciment à ma place. Cependant, je n’aurais pu lui expliquer où je l’avais rangé. Aussi redescendis-je le couloir, glissai-je mes pieds dans mes chaussures, et me traînai-je – du moins en eus-je l’impression, vu mon état d’ébriété avancé – dans les rues de Gion.

J’arrivai à l’okiya, je montai dans ma chambre. Je pris le morceau de ciment sur une étagère de mon placard. Il était enveloppé dans un carré de soie. Je laissai tomber la soie et ne la ramassai pas, sans bien savoir pourquoi. Je sortis de ma chambre. Tatie, qui devait m’avoir entendue, m’attendait sur le palier. Elle me demanda pourquoi j’avais une pierre à la main.

— Je vais la donner à Nobu-san, Tatie. Empêchez-moi d’y aller, je vous en prie !

— Tu es ivre, Sayuri. Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Je dois lui rendre cette pierre. Et… oh, ça signera mon arrêt de mort. Retenez-moi, je vous en prie…

— Ivre et pleurnicheuse. Pire qu’Hatsumomo ! Tu ne peux pas ressortir dans cet état.

— Alors appelez l’Ichiriki. Qu’ils disent à Nobu-san que je ne pourrai pas venir. Vous voulez bien ?

— Pourquoi Nobu-san attend-il que tu lui rapportes une pierre ?

— Je ne peux pas vous le dire. Je ne peux pas…

— Ça ne fait rien. Mais s’il t’attend, il faut que tu y retournes.

Tatie me prit par le bras et me reconduisit dans ma chambre. Elle sécha mes larmes avec une serviette, refit mon maquillage à la lumière d’une lanterne électrique. J’étais toute molle. Elle saisit mon menton, pour empêcher ma tête de retomber sur le côté. Puis elle prit ma tête entre ses mains, pour me faire comprendre que je ne devais plus bouger.

— J’espère ne jamais te revoir dans cet état, Sayuri, dit-elle. Dieu seul sait ce qui t’a pris.

— Je suis une idiote, Tatie.

— Tu t’es conduite comme une idiote, oui. J’espère que tu n’as pas gâché l’attachement que Nobu a pour toi. Mère serait très fâchée.

— Pas encore, non. Mais si vous avez une idée de ce qui pourrait le détacher de moi…

— Ce n’est pas bien de dire des choses comme ça, déclara Tatie.

Elle finit de me maquiller sans ajouter un mot.

Je retournai à l’Ichiriki, tenant ce morceau de ciment des deux mains. Je ne sais s’il était vraiment lourd, ou si l’alcool alourdissait mes bras, mais j’arrivai, vidée de toute énergie, dans le salon où m’attendait Nobu. Saurais-je me contenir, s’il faisait la moindre allusion au fait que j’allais devenir sa maîtresse ?

Je posai le morceau de ciment sur la table. Nobu le prit dans sa main bandée.

— J’espère ne pas vous avoir promis un joyau aussi gros que ça, murmura-t-il. Je ne suis pas assez riche. Cela dit, certaines choses impossibles hier sont envisageables aujourd’hui.

Je m’inclinai et tentai de ne pas avoir l’air catastrophé. Nobu n’eut pas besoin de préciser sa pensée.