3

En rentrant à la maison, j’eus l’impression que l’état de ma mère s’était aggravé durant la journée où j’avais été absente. Mais peut-être avais-je seulement réussi à oublier à quel point elle était malade. Si la maison de M. Tanaka sentait les pins et la fumée, la nôtre sentait la maladie de façon telle, que je préfère n’en rien dire. Satsu travaillait au village, l’après-midi. Aussi Mme Sugi vint-elle m’aider à baigner ma mère. Nous la portâmes dehors. Sa cage thoracique saillait horriblement, et le blanc de ses yeux était devenu gris. Je ne pus supporter de la voir dans cet état qu’en me souvenant des bains que nous prenions ensemble, à l’époque où elle avait encore force et santé. Quand nous sortions du bain, nos corps pâles dégageaient de la vapeur, tels deux morceaux de radis bouillis. J’avais du mal à imaginer que cette femme, à qui j’avais frotté le dos avec une pierre, et dont la chair m’avait toujours paru plus ferme et plus douce que celle de Satsu, pourrait bien être morte avant la fin de l’été.

Ce soir-là, allongée sur mon futon, j’essayai d’envisager cette situation affreuse sous tous les angles, pour me persuader que les choses finiraient par s’arranger. Comment allions-nous continuer à vivre sans ma mère ? Si nous survivions et que M. Tanaka nous adoptât, ma famille cesserait-elle d’exister pour autant ? J’arrivai à la conclusion que M. Tanaka allait nous adopter tous les trois : mon père, ma sœur et moi. Il ne pensait tout de même pas que mon père allait vivre seul ! Il était bien rare que je m’endorme sans m’être convaincue du bien-fondé de ma théorie. Aussi ai-je peu dormi, ces semaines-là. Le matin, j’étais comme hébétée.

Par l’un de ces matins comateux, au plus fort de l’été, je rentrais du village où j’avais acheté un paquet de thé, quand j’entendis un bruit derrière moi. Je me retournai, et vis M. Sugi – l’assistant de M. Tanaka – monter la côte en courant. Après qu’il m’eut rejointe, il lui fallut un certain temps pour recouvrer une respiration normale. Il soufflait comme un bœuf et se tenait les côtes, comme s’il avait couru depuis Senzuru sans s’arrêter. Il était rouge et luisant comme une écrevisse, bien que le soleil ne fût pas encore très haut dans le ciel. Il finit par me dire :

— M. Tanaka veut que tu viennes… avec ta sœur au village… le plus vite possible.

J’avais trouvé surprenant que mon père n’aille pas pêcher ce matin-là. À présent je comprenais pourquoi : c’était aujourd’hui qu’on partait.

— Et mon père ? m’enquis-je. M. Tanaka a dit quelque chose à son sujet ?

— Tu viens, c’est tout, Chiyo-chan. Va chercher ta sœur.

Cela ne me disait rien de bon, mais je courus jusqu’à la maison. Je trouvai mon père assis à table, en train de gratter avec ses doigts la saleté dans une rainure du bois. Satsu mettait des boulets de charbon dans la cuisinière. On avait l’impression qu’ils attendaient tous deux quelque événement affreux.

— Père, murmurai-je, M. Tanaka veut que je descende au village avec Satsu-san.

Satsu ôta son tablier, l’accrocha à un clou, puis sortit. Mon père ne répondit pas. Il cilla plusieurs fois, puis il fixa le seuil de la maison que ma sœur venait de franchir. Après quoi il baissa lentement les yeux vers le sol et acquiesça d’un hochement de tête. J’entendis ma mère crier dans son sommeil, dans la pièce du fond.

Quand je rattrapai Satsu, elle était presque parvenue au village. Cela faisait des semaines que j’imaginais ce fameux jour, mais jamais je n’aurais pensé que j’aurais aussi peur. Quant à Satsu, elle semblait ne pas réaliser ce qui nous arrivait. Elle descendait au village avec la même désinvolture que d’ordinaire.

Elle n’avait même pas pris la peine de laver ses mains noires de charbon. En chassant une mèche de cheveux de son visage, elle laissa une traînée sombre sur sa joue. Je ne voulais pas que M. Tanaka la vît dans cet état. Je tentai de nettoyer sa joue, comme ma mère aurait pu le faire, mais Satsu repoussa ma main avec son poing.

Devant la Société japonaise des Fruits de Mer, j’inclinai la tête et saluai M. Tanaka. Je m’attendais à ce qu’il soit heureux de nous retrouver. Mais il se montra étonnamment froid. J’aurais dû voir là le premier indice que les choses n’allaient pas se passer comme je l’avais imaginé. Il nous conduisit à sa voiture. J’en déduisis qu’il voulait nous emmener chez lui, pour que sa femme et sa fille soient présentes quand il nous déclarerait son intention de nous adopter.

— M. Sugi va monter devant avec moi, dit-il. Alors tu ferais bien de passer derrière avec Shizu-san.

« Shizu-san. » Je le trouvai grossier d’écorcher à ce point le nom de ma sœur, mais Satsu sembla ne rien remarquer. Elle monta à l’arrière de la voiture, s’assit au milieu des paniers à poissons vides. Elle posa une main à plat sur le plancher poisseux. Puis, avec la même main, elle chassa une mouche de devant ses yeux, laissant une tache brillante sur sa joue. Contrairement à elle, je préférais ne pas toucher ce dépôt gluant. Je pensais à l’odeur qu’il dégageait, et j’aurais aimé pouvoir me laver les mains. Peut-être même voudrais-je laver mes vêtements, en arrivant chez M. Tanaka.

Durant le trajet, Satsu se tut. Je demeurai silencieuse, moi aussi. Mais quand nous atteignîmes le sommet de la colline surplombant Senzuru, Satsu dit :

— Un train.

Je cherchai ce train des yeux, et le repérai, dans le lointain. Il se dirigeait vers la ville. La fumée s’enroulait au-dessus du toit, telle la mue d’un serpent. Je trouvai mon image brillante et voulus l’expliquer à Satsu, mais ça ne sembla pas l’intéresser. M. Tanaka aurait goûté cette métaphore, me dis-je. Kuniko aussi. Je décidai de leur en faire part quand nous arriverions à la maison Tanaka.

Puis je compris que nous ne prenions pas le chemin de la maison Tanaka.

Quelques minutes plus tard, la voiture s’arrêtait sur un carré de terre battue, le long des rails de chemin de fer, à la sortie de la ville. Une foule de gens attendaient le train, des sacs et des cageots posés à côté d’eux. À une extrémité du quai, j’aperçus Mme Bougeotte, debout à côté d’un homme extrêmement menu, vêtu d’un épais kimono. Ses cheveux étaient noirs et fins comme des poils de chat. Il avait à la main un sac en toile, fermé par un cordonnet. Il me sembla détonner parmi tous ces gens. Il y avait là des fermiers, des poissonniers avec leurs cageots, une vieille femme voûtée, avec un sac plein d’ignames sur le dos. Mme Bougeotte dit quelque chose à l’homme au kimono. Il tourna la tête, nous regarda. Et aussitôt il me fit peur.

M. Tanaka nous le présenta. Il s’appelait Bekku. M. Bekku ne dit pas un mot. Il m’observa avec soin, et parut déconcerté par Satsu.

— J’ai amené Sugi, de Yoroido, précisa M. Tanaka. Voulez-vous qu’il vous accompagne ? Il connaît les filles, et je peux me passer de lui pendant un jour ou deux.

— Non, non, répliqua M. Bekku, en faisant un geste de la main, comme pour chasser un importun.

Je ne m’étais vraiment pas attendue à cela. Je demandai où nous allions, mais personne ne paraissait m’entendre. Aussi trouvai-je moi-même une réponse à ma question : M. Tanaka n’avait pas aimé les remarques de Mme Bougeotte à notre sujet. Cet homme si menu, ce M. Bekku, projetait de nous emmener en un lieu où l’on nous dirait notre avenir de façon plus détaillée. Après quoi on nous rendrait à M. Tanaka.

Je tentai ainsi de me rassurer. Mme Bougeotte, qui souriait de façon charmante, nous entraîna à l’écart, Satsu et moi. Quand nous fûmes suffisamment loin pour que les autres ne puissent nous entendre, son sourire s’envola et elle déclara :

— Maintenant, écoutez-moi. Vous êtes de vilaines filles !

Elle jeta un coup d’œil alentour, pour s’assurer que personne ne regardait. Après quoi elle nous frappa sur le dessus de la tête. Si je n’eus pas mal, je criai néanmoins de surprise.

— Si vous faites quoi que ce soit qui me plonge dans l’embarras, poursuivit-elle, je vous le ferai payer ! M. Bekku est un homme très dur. Vous devrez écouter ce qu’il vous dit. S’il vous demande de vous glisser sous la banquette du train, vous devrez obéir. Compris ?

Vu l’expression de Mme Bougeotte, je sentais que j’avais intérêt à lui répondre. Sinon, elle risquait de me frapper à nouveau. Mais j’étais stupéfiée, je n’arrivais pas à articuler. Mes craintes se confirmèrent : Mme Bougeotte tendit la main et me pinça le creux du cou. La douleur fut terrible : j’eus l’impression d’être tombée dans une baignoire remplie de créatures qui me mordaient partout. Je me mis à pleurer. Aussitôt, M. Tanaka apparut à nos côtés.

— Que se passe-t-il ? s’enquit-il. Si vous avez autre chose à dire à ces filles, faites-le maintenant, devant moi. Il n’y a aucune raison que vous les traitiez de cette façon.

— Nous avons encore beaucoup de choses à nous dire, j’en suis certaine, rétorqua Mme Bougeotte. Mais le train arrive.

C’était vrai. La locomotive débouchait d’un tournant, quelques centaines de mètres plus loin.

M. Tanaka nous escorta jusque sur le quai. Les fermiers et les vieilles femmes ramassaient leurs affaires. Le train ne tarda pas à s’arrêter devant nous. M. Bekku se glissa entre Satsu et moi. Il nous prit par le coude, et nous fit monter dans le wagon. J’entendis M. Tanaka parler, mais j’étais trop désorientée pour le comprendre. Je n’étais pas sûre d’avoir bien entendu. Il se peut qu’il ait dit :

 Mata yo ! On se reverra !

Ou encore :

 Matte yo ! Attendez !

Voire :

 Ma… deyo ! Eh bien, allons-y !

Je regardai par la vitre. M. Tanaka repartait vers sa voiture. Mme Bougeotte essuyait ses mains sur son kimono.

Au bout d’un moment, ma sœur s’écria :

— Chiyo-chan !

J’enfouis mon visage dans mes mains. J’étais terrorisée. Si j’avais pu, j’aurais plongé à travers le plancher du train. La façon dont ma sœur avait prononcé mon nom suffisait. Elle n’avait nul besoin d’en dire plus.

— Tu sais où on va ? demanda-t-elle.

Tout ce qu’elle voulait, c’était un oui ou un non. Notre destination lui importait peu, j’imagine – tant que je savais ce qui se passait. Mais, bien entendu, je l’ignorais. Je posai la question à M. Bekku, qui ne me prêta aucune attention. Il continuait à fixer Satsu, comme s’il n’avait jamais vu de fille comme elle. Finalement, tout son visage se plissa d’un air de dégoût, et il déclara :

— Du poisson ! Qu’est-ce que vous puez, toutes les deux !

Il prit un peigne dans son sac, et entreprit de le passer dans les cheveux de Satsu, tirant comme un fou. Il devait lui faire mal, mais le plus douloureux, pour elle, c’était de regarder la campagne défiler par la vitre. Ma sœur eut une moue de bébé et se mit à pleurer. Son visage se crispa, sous les sanglots. Et cela me fit mal. Plus que si elle m’avait frappé, ou crié après. Tout était de ma faute. Une vieille paysanne, dont le sourire découvrait les gencives, s’approcha de Satsu avec une carotte. Après la lui avoir donnée, elle lui demanda où elle allait.

— Kyoto, répondit M. Bekku.

Je fus prise de panique. Je n’arrivai même plus à regarder Satsu dans les yeux. Déjà, Senzuru, c’était le bout du monde pour moi. Alors Kyoto… Autant dire New York, ou Hong Kong – j’avais entendu le docteur Miura parler de New York, une fois. À Kyoto, pour ce que j’en savais, ils engraissaient les enfants pour les donner à manger aux chiens.

Nous restâmes des heures dans ce train, sans rien manger. Finalement, M. Bekku sortit une feuille de lotus pliée de son sac et l’ouvrit. À l’intérieur, il y avait une boule de riz piquetée de graines de sésame. Il la prit entre ses doigts osseux, puis il l’introduisit, avec quelque difficulté, dans sa petite bouche mesquine. C’en fut presque trop pour moi ! Le train finit par s’immobiliser dans une grande ville. Nous descendîmes. Je crus que nous étions arrivés à Kyoto. Mais, après quelques minutes, nous prîmes un autre train, qui s’arrêta sur le même quai. Ce train-là devait nous emmener à Kyoto. Il était tellement bondé que nous dûmes rester debout pendant tout le trajet. À notre arrivée, au crépuscule, j’étais rompue comme un rocher sur lequel s’est jetée l’eau d’une cascade toute la journée.

Comme nous approchions de la gare de Kyoto, je ne vis pas grand-chose de la ville. Et soudain, à mon grand étonnement, j’aperçus des toits qui s’étalaient au loin jusqu’au pied des collines. Jamais je n’aurais imaginé qu’il existât des villes aussi grandes. Encore aujourd’hui, quand je regarde des immeubles et des rues par la vitre d’un train, je me souviens de la peur et de cette sensation de vide immense que j’éprouvai en ce jour singulier où, pour la première fois, je quittai mon foyer.

À cette époque, vers 1930, il y avait encore beaucoup de rickshaws à Kyoto. J’en découvris toute une file devant la gare, et je crus que tout le monde, dans cette ville, se déplaçait en rickshaw – rien n’était plus faux. Une vingtaine de ces véhicules reposaient sur leurs bras. Leurs conducteurs, accroupis à proximité, fumaient, ou mangeaient. Certains dormaient, enroulés sur eux-mêmes, dans la rue crasseuse.

M. Bekku nous saisit à nouveau par les coudes, comme s’il rapportait deux seaux du puits. Sans doute pensait-il que je m’enfuirais, s’il me lâchait quelques instants. Il avait tort. Je préférais encore aller là où il nous emmenait, où que ce fût, plutôt que de me retrouver catapultée au milieu de tous ces immeubles et de ces rues, qui m’étaient aussi peu familiers que le fond de la mer.

Nous grimpâmes dans un rickshaw, M. Bekku serré entre nous deux sur la banquette. Sous le kimono, l’homme était encore plus squelettique que je ne l’avais imaginé. Légère secousse vers l’arrière : le conducteur venait de relever les bras du rickshaw.

— Tominaga-cho, à Gion, lui dit M. Bekku.

Le chauffeur ne répondit rien. Il imprima une impulsion au rickshaw pour le faire démarrer. Après quoi il alla au petit trot. Au bout de quelques centaines de mètres, je rassemblai tout mon courage et interrogeai M. Bekku :

— Vous voulez bien nous dire où nous allons ?

Vu sa tête, je crus qu’il n’allait pas me répondre.

— Dans votre nouvelle maison, fit-il au bout d’un moment.

À ces mots, mes yeux se remplirent de larmes. Assise à la droite de M. Bekku, Satsu pleurait. J’allais moi-même laisser échapper un sanglot, quand M. Bekku la frappa. Ce qui la fit suffoquer. Je me mordis la lèvre et interrompis mes pleurs si rapidement, que les larmes qui coulaient le long de mes joues durent s’arrêter net.

Bientôt nous tournâmes dans une avenue qui me parut aussi large que mon village. Je distinguais à peine l’autre côté, tant il y avait de gens, de bicyclettes, de voitures, de camions. Je n’avais encore jamais vu de voitures – excepté en photo. Toutefois, je me souviens d’avoir été surprise de les trouver aussi… « cruelles ». J’avais si peur, que je leur trouvai un air cruel. Comme si elles avaient été conçues pour blesser l’homme, et non pour lui être utiles. Tous mes sens étaient agressés. Des camions passaient près de nous en rugissant, si près que je sentais l’odeur du caoutchouc brûlé. J’entendis un horrible couinement : un tramway freinait, au milieu de l’avenue.

La nuit tombait, j’étais terrifiée. Toutefois, les lumières me laissèrent bouche bée. Rien, dans ma vie, ne devait m’éblouir autant que cette première vision d’une ville illuminée. Jamais je n’avais vu d’éclairages à l’électricité, sauf au début du dîner chez M. Tanaka. Là je pouvais voir des rangées de fenêtres éclairées, aux étages ainsi qu’au rez-de-chaussée des maisons. Sur les trottoirs, les gens stationnaient au milieu des cercles de lumière jaune. Je distinguais d’infimes scintillements jusqu’au bout de l’avenue. Lorsque nous tournâmes dans une autre rue, je découvris pour la première fois le théâtre Minamiza, de l’autre côté d’un pont, quelques centaines de mètres plus loin. Le toit de tuiles, si beau, m’évoqua celui d’un palais.

Finalement, le rickshaw obliqua dans une ruelle. Les maisons en bois, de chaque côté, y étaient si rapprochées qu’elles semblaient former une seule et même façade – ce qui, une fois de plus, me donna l’affreuse sensation d’être perdue. Des femmes en kimono sillonnaient la ruelle, visiblement pressées.

Je les trouvai très élégantes, bien que, pour la plupart, il s’agît de servantes, comme je l’appris par la suite.

Nous nous arrêtâmes devant la porte d’une maison. M. Bekku m’ordonna de descendre, avant de me suivre sur le trottoir. Et puis, comme si la journée n’avait pas été assez dure comme ça, la pire des choses se produisit : lorsque Satsu tenta de descendre à son tour, M. Bekku se retourna et la repoussa dans le rickshaw de son long bras.

— Reste là ! lui dit-il. Toi, tu vas ailleurs.

Je regardai Satsu, et Satsu me regarda. C’était peut-être la première fois que nous nous comprenions réellement. Mais cela ne dura qu’un instant, car bientôt mes yeux s’emplirent de larmes, et je ne vis quasiment plus rien. Je me sentis tirée en arrière par M. Bekku, j’entendis des voix de femmes, et tout un brouhaha. J’allai me jeter dans la rue, quand Satsu ouvrit la bouche, stupéfaite. Elle venait de voir quelque chose, derrière moi.

Je me trouvais dans la petite allée d’une maison. Il y avait un vieux puits d’un côté, et quelques plantes de l’autre. M. Bekku m’avait tirée jusque sous le porche. Il me remit debout. Et là, sur la marche de l’entrée, glissant ses pieds dans ses zoris laqués, m’apparut une femme d’une exquise beauté. Elle portait un kimono somptueux. Je n’aurais jamais pu imaginer quelque chose d’aussi beau. Déjà, le kimono de la geisha au physique ingrat, dans le village de M. Tanaka, m’avait impressionnée. Mais celui-là était d’un bleu céruléen, avec des spirales ivoirines, figurant les tourbillons d’une rivière. Des truites scintillantes filaient dans le courant. Des arbres bordaient l’onde. Il y avait un petit cercle doré à chaque point de contact entre les feuilles vert tendre et l’eau. Je ne doutais pas que ce kimono fût en soie, ainsi que l’obi, brodé dans des tons pastel, jaune et vert. Ce kimono était extraordinaire, tout comme la femme qui le portait. Elle avait le visage maquillé en blanc, un blanc éclatant, comme le flanc d’un nuage éclaboussé de soleil. Sa coiffure, deux lobes noirs brillant du même éclat sombre que la laque, était ornée de diverses parures d’ambre sculpté et d’une barrette, où pendillaient de minuscules lamelles argentées, qui miroitait au moindre mouvement.

Ce fut la première image que j’eus d’Hatsumomo. À l’époque, elle était l’une des geishas les plus connues de Gion. Ce que bien sûr j’ignorais. Hatsumomo était une toute petite femme. Le haut de sa coiffure s’arrêtait à l’épaule de M. Bekku. Je fus si éberluée à sa vue que j’en oubliai toutes manières – si tant est que j’eusse des manières – et la dévisageai. Elle me souriait, mais pas de façon aimable. Elle finit par dire :

— Monsieur Bekku, pourriez-vous vous occuper des ordures plus tard ? J’aimerais sortir.

Comme il n’y avait pas d’ordures dans l’entrée, je supposai qu’elle parlait de moi. M. Bekku lui rétorqua qu’elle avait la place de passer.

— Peut-être que « vous », ça ne vous dérange pas de vous approcher d’elles, répliqua Hatsumomo. Moi, en revanche, quand je vois des saletés d’un côté de la rue, je traverse.

Une femme plus âgée, grande et noueuse comme une tige de bambou, apparut dans l’entrée, derrière elle.

— Je me demande comment les gens font pour te supporter, Hatsumomo-san, déclara la femme.

Malgré tout, elle fit signe à M. Bekku de retourner dans la rue avec moi. Il s’exécuta. Après quoi la femme fit quelques pas dans l’entrée en claudiquant – l’une de ses hanches saillait horriblement, ce qui la gênait pour marcher. Elle s’arrêta devant un petit meuble de rangement. Elle en sortit une espèce de silex, et une pierre rectangulaire, semblable à celles qu’utilisent les pêcheurs pour aiguiser leurs couteaux. Puis elle se plaça derrière la belle jeune femme et frotta le silex contre la pierre. Cela produisit des étincelles, qui voletèrent sur le dos d’Hatsumomo. Je ne compris rien à ce rituel. Mais, voyez-vous, les geishas sont encore plus superstitieuses que les pêcheurs. Une geisha ne sortira jamais le soir sans qu’on ait fait jaillir des étincelles dans son dos pour lui porter chance.

Après cela Hatsumomo s’en alla, à si petits pas qu’elle semblait glisser sur la chaussée. Le bas de son kimono voletait légèrement derrière elle. J’ignorais alors qu’elle était geisha, car il y avait un monde, entre elle et la créature que j’avais vue à Senzuru, quelques semaines plus tôt. Elle doit être actrice, me dis-je, ou chanteuse. Nous la regardâmes s’éloigner, flottant sur les pavés. Après quoi M. Bekku me confia à la dame plus âgée, qui était restée dans l’entrée. Il remonta dans le rickshaw où attendait ma sœur. Le conducteur souleva les bras du véhicule. Mais je ne les vis pas partir, car je pleurais à chaudes larmes, recroquevillée sur le sol.

La femme âgée dut avoir pitié de moi, car je restai écroulée là un bon moment, à pleurer ma misère sans que personne me dérangeât. La dame demanda même à une servante qui vint la voir de parler moins fort.

Finalement, elle m’aida à me relever. Puis elle sécha ma figure avec un mouchoir qu’elle tira d’une manche de son kimono, un vêtement gris tout simple.

— Allons, petite fille. Ce n’est pas la peine de te mettre dans cet état. Personne ne va te manger.

Elle avait le même accent que M. Bekku et Hatsumomo. Les gens de mon village parlaient un japonais très différent, et j’eus un mal fou à la comprendre. Cependant, personne ne m’avait rien dit d’aussi gentil de la journée. Je décidai donc de suivre son conseil. Elle me suggéra de l’appeler Tatie. Puis elle me dévisagea et déclara, d’une voix gutturale :

— Mon Dieu ! Quels yeux ! Tu es drôlement jolie. Mère va être ravie.

Je pensai aussitôt que la mère de cette femme, qui que ce fût, devait être très vieille. Car les cheveux de Tatie, serrés en un petit chignon au-dessus de sa nuque, étaient presque tous gris.

Tatie et moi franchîmes le seuil de la maison. Je me retrouvai dans un étroit passage en terre battue débouchant sur une cour, entre deux bâtiments. Le premier, une petite bicoque semblable à la mienne, à Yoroido – deux pièces avec un sol en terre battue –, s’avéra être le quartier des servantes ; l’autre bâtisse, une petite maison élégante, reposait sur des pierres, de sorte qu’un chat aurait pu se glisser en dessous. Le passage entre ces deux édifices était à ciel ouvert. En regardant ce ciel de nuit, j’eus l’impression de me trouver dans un minuscule village, plutôt que dans une maison. D’autant plus que j’apercevais d’autres bâtiments, dans la cour. Il s’agissait là d’une résidence typique de cette partie de Kyoto, ce que j’ignorais alors. Quant aux maisonnettes, au fond de la cour, ce n’étaient pas des lieux d’habitation, comme je le pensais, mais une remise de deux étages – avec une échelle extérieure – et une petite cabane pour les toilettes. L’ensemble de ces constructions occupait une superficie plus petite que la maison de M. Tanaka, et n’abritait que huit personnes. Ou plutôt neuf, maintenant que j’étais là.

Après avoir observé l’agencement particulier de toutes ces bâtisses, je remarquai l’élégance de la demeure principale. À Yoroido, les constructions en bois étaient plus grises que marron, et rongées par le sel présent dans l’air. Ici, en revanche, les poutres et les planchers brillaient sous la lumière jaune des lampes électriques. Sur un côté du vestibule, des portes coulissantes ouvraient sur un escalier, qui montait directement à l’étage, semblait-il. L’une de ces portes étant ouverte, j’aperçus un petit meuble en bois avec un autel bouddhique. Cette belle maison était réservée à la famille – ainsi qu’à Hatsumomo, même si, comme j’allais bientôt m’en apercevoir, elle ne faisait pas partie de la famille. Pour aller dans la cour, les membres de la famille n’empruntaient pas le même passage en terre battue que les servantes, mais une galerie en bois poli, qui courait sur un des côtés de la maison. Il y avait même des toilettes séparées – un WC à l’étage, pour la famille, un autre en bas pour les domestiques.

Toutefois, je ne découvrirais la plupart de ces choses que d’ici à un jour ou deux. Je restai un certain temps dans ce passage, absolument terrorisée, ne sachant où j’avais atterri. Tatie avait disparu dans la cuisine. Je l’entendis parler à quelqu’un d’une voix rauque. Finalement ce quelqu’un sortit. C’était une fille de mon âge. Elle portait un seau d’eau si lourd qu’elle en renversait la moitié par terre. Elle avait un corps très menu, tout en longueur, et un visage rond, formant un cercle presque parfait. Elle me fit aussitôt penser à un melon planté sur un bâton. Elle faisait des efforts terribles pour porter le seau, et sa langue pointait entre ses lèvres, recourbée, exactement comme la tige d’un potiron. Je découvris bientôt que c’était une habitude chez elle. Elle sortait un bout de langue quand elle touillait sa soupe au miso, quand elle se servait du riz, ou qu’elle nouait la ceinture de son kimono. Son visage était si potelé, si lisse, avec cette langue en forme de tige de potiron, qu’après quelques jours je l’avais surnommée « Pumpkin ». Tout le monde finit par l’appeler comme ça – y compris ses clients, bien des années plus tard, après qu’elle fut devenue geisha à Gion.

Lorsqu’elle eut posé le seau à côté de moi, Pumpkin rentra sa langue. Puis elle glissa une mèche de cheveux rebelle derrière son oreille, tout en me toisant de la tête aux pieds. Je pensai qu’elle allait me parler, mais elle continua simplement à me regarder, comme si j’étais un gros gâteau dont elle aurait volontiers pris une bouchée. Car elle paraissait réellement affamée. Elle finit par se pencher vers moi et par me murmurer à l’oreille :

— D’où tu viens ?

Allais-je dire que je venais de Yoroido ? Non. Vu qu’elle avait le même accent que les autres, elle ne reconnaîtrait sans doute pas le nom de mon village. Je lui expliquai que je venais juste d’arriver.

— J’avais cru que je ne verrais jamais plus une fille de mon âge, répliqua-t-elle. Mais qu’est-ce qu’ils ont, tes yeux ?

Là-dessus Tatie sortit de la cuisine et chassa Pumpkin. Elle prit le seau, une lavette, et me conduisit dans la cour – une jolie cour avec de la mousse et des dalles qui menaient à l’entrée d’une remise. Hélas, ça sentait affreusement mauvais : il y avait des toilettes, dans une petite cabane, d’un côté de la cour. Tatie me demanda de me déshabiller. Je craignis qu’elle ne m’inflige la même humiliation que Mme Bougeotte, mais elle se contenta de me verser de l’eau sur les épaules et de me frotter avec sa lavette. Après quoi elle me donna un kimono en coton ordinaire, avec un motif tout simple, de couleur bleu marine. Je n’avais jamais rien porté d’aussi élégant. Une vieille femme – j’allais bientôt découvrir qu’il s’agissait de la cuisinière – apparut dans le passage avec plusieurs servantes vieillissantes. Toutes se mirent à me regarder. Tatie leur signifia qu’elles pourraient m’observer à leur gré un autre jour et les renvoya d’où elles étaient venues.

— Maintenant écoute-moi bien, petite fille, me déclara Tatie, quand je me retrouvai seule avec elle. Je ne veux même pas savoir ton nom, pour le moment. Mère et Granny n’ont pas aimé la dernière fille, elle n’est restée qu’un mois. Je suis trop vieille pour apprendre sans cesse de nouveaux noms. Je retiendrai le tien si elles décident de te garder.

— Que se passera-t-il si elles ne me gardent pas ? m’enquis-je.

— Il serait préférable qu’elles te gardent.

— Puis-je vous demander, madame… quel est cet endroit ?

— C’est une okiya. C’est là que vivent les geishas. Si tu travailles très dur, tu deviendras à ton tour geisha. Mais tu n’iras pas au-delà d’une semaine, si tu n’écoutes pas très attentivement ce que je vais te dire. Mère et Granny ne vont pas tarder à descendre pour te voir. Et mieux vaut que tu leur plaises. Tu leur feras une révérence, en t’inclinant le plus bas possible. Tu ne les regarderas pas dans les yeux. La plus vieille, celle que nous appelons Granny, n’a jamais aimé personne, alors ne tiens pas compte de ce qu’elle dit. Si elle te pose une question, ne réponds pas, pour l’amour du ciel ! Laisse-moi le faire à ta place. Celle que tu dois impressionner, c’est Mère. Ce n’est pas une méchante femme, mais pour elle il y a une chose qui compte plus que tout…

Je ne pus savoir de quoi il s’agissait car, dans le vestibule, le plancher craqua et les deux femmes ne tardèrent pas à paraître sur la galerie, progressant à petits pas, comme si elles glissaient sur le sol. Je n’osai pas les regarder franchement. Seulement du coin de l’œil. Et ce que je vis me fit aussitôt songer à deux jolies balles de soie, flottant sur une rivière. Deux secondes plus tard, elles tanguaient légèrement devant moi et s’agenouillaient sur la galerie, lissant leur kimono sur leur giron.

— Umeko-san ! cria Tatie – c’était le nom de la cuisinière. Apporte du thé pour Granny.

— Je ne veux pas de thé, fit une voix hargneuse.

— Granny, dit une voix plus rauque – celle de Mère, pensai-je. Vous n’êtes pas obligée de le boire. Tatie veut seulement s’assurer que vous ne manquez de rien, et que vous êtes bien installée.

— Comment veux-tu que je sois bien installée, avec mes rhumatismes ! grommela la vieille femme.

Elle prit une inspiration pour dire autre chose, mais Tatie l’interrompit.

— C’est la nouvelle fille, Mère.

Puis elle me poussa doucement. Le signal de la révérence, sans doute. Je m’agenouillai et me penchai si bas, que je sentis l’odeur de moisi qui venait de sous la maison. Puis j’entendis à nouveau la voix de Mère.

— Lève-toi, et approche-toi. Que je te voie un peu mieux.

Je m’approchai, certaine qu’elle allait me dire autre chose, mais elle prit une pipe dans son obi, avec un fourneau en métal de forme cylindrique, et un long tuyau en bambou. Mère posa sa pipe à côté d’elle, sur la galerie. Puis elle sortit de sa manche un petit sac en soie, fermé par un cordonnet, dans lequel elle piocha une grosse pincée de tabac. Elle tassa le tabac avec son petit doigt taché, orange foncé comme un igname rôti. Elle glissa la pipe entre ses lèvres et l’alluma avec une allumette, qu’elle prit dans une minuscule boîte en métal.

Après quoi elle m’observa attentivement pour la première fois, tout en tirant sur sa pipe. Auprès d’elle, la vieille femme soupirait. Je savais que je ne devais pas regarder Mère, mais j’avais l’impression que la fumée s’échappait de son visage comme de la vapeur s’évadant d’un gouffre profond. J’étais si curieuse de voir sa tête, que mes yeux se mirent à fureter partout, comme animés d’une volonté propre. Plus j’avançais dans mon examen, plus j’étais fascinée. Mère portait un kimono jaune, avec un motif de fines branches d’arbres, où s’épanouissaient des feuilles vert et orange. Ce kimono était en gaze de soie, d’une texture aussi délicate qu’une toile d’araignée. Son obi m’émerveilla tout autant. Il était du même tissu que le kimono, quoiqu’un peu moins fin, dans des tons brun-roux, et tissé de fils dorés. Plus j’examinais son habit, moins j’avais conscience d’être là, au milieu de ce passage en terre battue, moins je m’inquiétais de ma sœur, de mes parents, de mon avenir. Chaque détail du kimono était assez fascinant pour que j’oublie tous mes soucis. Puis je faillis pousser un cri : le visage de Mère était si peu en harmonie avec sa parure ! Une image s’imposa à moi, celle d’un chat à tête de bulldog. Mère était d’une laideur extrême. Quoique beaucoup plus jeune que Tatie, chose qui me surprit, il s’avéra que Mère était la sœur cadette de Tatie – même si, entre elles, elles s’appelaient « Mère » et « Tatie », comme tout le monde dans l’okiya. En réalité, elles n’étaient pas vraiment sœurs, comme Satsu et moi. Elles n’étaient pas nées dans la même famille, Granny les avait adoptées.

J’étais abasourdie. Tant de pensées affluaient dans mon esprit, que je fis la seule chose que Tatie m’avait interdit de faire : je regardai Mère dans les yeux. Au même moment, Mère sortit sa pipe d’une bouche qui s’ouvrit telle une trappe. Je savais qu’il me fallait à tout prix baisser la tête, mais je trouvai ses yeux d’une hideur si frappante, que je n’arrivai plus à en détacher mon regard. Au lieu d’être clair et bleuté, le blanc de ses yeux était horriblement jaune, comme des toilettes dans lesquelles on vient d’uriner. Le bord de ses paupières était à vif. Dans le bas de ses yeux stagnait un liquide grisâtre. Enfin, le contour de ses yeux était tout fripé.

Je regardai sa bouche, toujours ouverte. Quel étrange assemblage de couleurs sur ce visage ! Le bord des paupières rouge sang, les gencives et la langue grises. Et pour aggraver le tableau, chacune des dents de Mère semblait plantée dans une petite mare de sang – conséquence d’une carence alimentaire dont elle avait souffert dans sa jeunesse, je l’appris par la suite.

Toutefois, je ne pus m’empêcher de la comparer à un arbre qui commençait à perdre ses feuilles. Je fus si éberluée par ce spectacle, que je dus reculer d’un pas, ou pousser une exclamation de surprise, car aussitôt elle me dit, de sa voix rauque :

— Qu’est-ce que tu regardes ?

— Excusez-moi, madame, répondis-je. Je regardais votre kimono. Je crois n’avoir jamais rien vu d’aussi beau.

Ce devait être la bonne réponse – si toutefois il y avait une bonne réponse – car Mère eut une espèce de rire, qui sonna comme une toux.

— Alors il te plaît, hein ? dit-elle, continuant à tousser – ou à rire. Tu as une idée de ce qu’il peut coûter ?

— Non, madame.

— Plus cher que toi, en tout cas.

Une servante apparut avec le thé. Pendant qu’on le servait, j’en profitai pour jeter un coup d’œil furtif à Granny. Si Mère était plutôt grasse, avec des doigts boudinés et un cou épais, Granny était toute ratatinée. Elle était aussi âgée que mon père, voire plus. Et puis elle donnait l’impression d’avoir passé ses jours à mariner dans un bocal de méchanceté concentrée. Ses cheveux gris me firent penser à des fils de soie emmêlés, car je voyais son cuir chevelu à travers. Et même ce cuir chevelu avait un air méchant, à cause des taches de vieillesse rouges et brunes. Granny ne fronçait pas réellement les sourcils, mais sa bouche semblait s’être définitivement figée dans une expression de désapprobation.

Elle prit une grande inspiration, s’apprêtant à parler, puis elle expira profondément et marmonna :

— N’ai-je pas dit que je ne voulais pas de thé ?

Après quoi elle soupira, secoua la tête, et me demanda :

— Quel âge as-tu, petite fille ?

— Elle est de l’année du singe, répondit Tatie, à ma place.

— Cette idiote de cuisinière est singe, constata Granny.

— Neuf ans, reprit Mère. Que penses-tu d’elle, Tatie ?

Tatie vint se placer devant moi et renversa ma tête en arrière pour voir mon visage.

— Elle a beaucoup d’eau.

— Quels yeux ! dit Mère. Vous les avez vus, Granny ?

— Moi je trouve qu’elle a l’air idiote ! s’exclama Granny. De toute façon, on a assez d’un singe à la maison.

— Vous avez sans doute raison, répondit Tatie. Vous l’avez probablement bien jugée. Mais moi, je trouve qu’elle a l’air intelligente, et souple de caractère. Ça se voit à la forme de ses oreilles.

— Avec autant d’eau dans son thème, rétorqua Mère, elle serait sûrement capable de sentir l’odeur du feu avant même qu’il n’ait pris. Ce serait bien, Granny, vous ne trouvez pas ? Vous ne seriez pas sans cesse en train de penser que notre remise pourrait brûler, avec tous les kimonos à l’intérieur.

Granny, j’allais bientôt l’apprendre, vivait dans la crainte d’un incendie.

— Quoi qu’il en soit, elle est plutôt jolie, non ? ajouta Mère.

— Il y a trop de jolies filles à Gion, répliqua Granny. Ce qu’il nous faut, c’est une fille intelligente, pas une jolie fille. Cette Hatsumomo est jolie, et vois comme elle est sotte !

Là-dessus Granny se leva et, avec l’aide de Tatie, reprit le chemin de la maison, en longeant la galerie. Vu la claudication de Tatie – à cause de cette hanche, qui saillait terriblement – il était difficile de dire laquelle des deux femmes avait le plus de peine à marcher. J’entendis une porte coulissante s’ouvrir dans le vestibule, puis se refermer. Tatie revint.

— Tu as des poux, petite fille ? s’enquit Mère.

— Non.

— Tu vas devoir apprendre à parler plus poliment que ça. Tatie, sois gentille de lui couper un peu les cheveux, qu’on soit tranquilles.

Tatie appela une servante, à qui elle demanda de grands ciseaux.

— Bien, petite fille, me dit Mère. Tu es à Kyoto, maintenant. Tu vas apprendre à bien te tenir, sinon tu recevras une correction. Or c’est Granny qui donne les corrections ici, et tu comprendras alors ton malheur. Voilà les conseils que je te donne : travaille dur, ne sors jamais de l’okiya sans permission. Fais ce que l’on te dit. Ne sois pas une source de problèmes. Et d’ici à deux ou trois mois, tu pourras peut-être commencer à apprendre les arts que l’on enseigne aux geishas. Je ne t’ai pas fait venir ici pour que tu sois servante. Si cela revient à ça, je te mettrai à la porte.

Mère tira sur sa pipe et garda les yeux fixés sur moi. Je n’osai pas bouger avant qu’elle m’en donne l’autorisation. Je me demandai si ma sœur se trouvait elle aussi devant une vieille femme cruelle, dans une autre maison, quelque part dans cette horrible ville. Et j’eus soudain la vision de ma pauvre mère malade, se hissant sur un coude, sur son futon, et regardant autour d’elle, pour essayer de voir où nous étions passées. Je ne voulais pas que Mère me voie pleurer, mais les larmes montèrent à mes yeux sans que je puisse les endiguer. À travers ma vision brouillée, le kimono jaune de Mère devint de plus en plus pâle, jusqu’au moment où le tissu me parut scintiller. Puis elle souffla une bouffée de fumée, et son kimono disparut à ma vue.