59.
Sonia
Elle ne fut pas tant surprise par l’arrivée de
Lassiter que par ceux qui l’accompagnaient. Ce fichu formaté était
le dernier compagnon de voyage qu’elle s’imaginait voir avec lui.
Elle ne dévoila cependant rien de sa surprise, pas plus qu’elle ne
montra à quel point elle était heureuse de voir Connor. Pour Sonia,
les émotions sincères représentaient un handicap. Elles revenaient
toujours vous mordre. Son visage de marbre lui avait bien rendu
service au cours des années et, en de nombreuses occasions, il lui
avait sauvé la vie.
— Alors, tu es revenu, dit-elle à Connor en
posant une lampe qu’elle venait de réparer. Et avec des amis, rien
que ça.
Elle ne fit aucun mouvement pour l’enlacer ni
même lui tendre la main. Connor non plus. Il gardait ses distances,
ayant appris, lui aussi, l’art délicat de la froideur défensive. Il
ne le maîtrisait cependant pas aussi bien que Sonia. Elle pouvait
voir à quel point il était soulagé d’être là et heureux de la voir.
Même s’il ne l’exprimait pas sur son visage, elle s’en apercevait à
son aura.
— Salut, Sonia, dit-il, puis, avec un petit
sourire : Ou devrais-je dire Dr Rheinschild ?
Ça, c’était une surprise. Elle n’avait plus
entendu prononcer ce nom à voix haute depuis des années. Son cœur
manqua un battement, mais son visage n’en laissa rien paraître et elle décida de ne pas répondre à son
accusation – car c’en était bien une – même si elle
savait que cela passerait par un acquiescement.
— Tu me présentes ta petite troupe ?
demanda-t-elle. Ou bien n’as-tu toujours pas appris les bonnes
manières ?
Il commença par la femme ronde et indolente qui
ne semblait pas à sa place dans ce trio, même si, pour être
honnête, aucun ne semblait y être.
— Voici Grace Skinner. Elle m’a sauvé la
vie il y a quelques semaines.
— Salut, dit Grace.
Elle fut la seule à s’avancer et à obliger Sonia
à lui serrer la main.
— J’ai entendu dire que vous lui aviez
aussi sauvé la vie, alors j’imagine qu’on fait partie du même
club.
Puis Connor, à contrecœur, lui présenta le
formaté. Mais Sonia l’arrêta avant qu’il prononce son nom.
— Je sais qui il est.
Elle s’approcha de Cam et l’examina à travers
des lunettes aussi vieilles que tout ce qui se trouvait dans son
magasin – le prix du refus de nouveaux yeux.
— Hmm, apprécia-t-elle. Pas de cicatrices
du tout, juste des sutures. Mes compliments à ton équipe de
construction.
Il semblait mal à l’aise durant son examen, bien
qu’elle se doute qu’il y était habitué.
— Il s’agissait de chirurgiens, pas
d’ouvriers en bâtiment, dit-il un peu brusquement.
— Et on dit que tu parles neuf
langues.
— Et j’en ai étudié quelques autres.
— Hmm, répéta-t-elle, agacée par le ton
arrogant de sa voix. Je suis sûre que tu n’es pas surpris de savoir
que ton existence me dégoûte.
— Compris, dit-il avec un soupir résigné.
Vous n’êtes pas la première.
— Je ne serai pas la dernière, mais tant
qu’on se comprend, tout ira bien.
Un jeune couple en pleine conversation passa
dehors. Sonia les regarda jusqu’à ce qu’elle soit sûre qu’ils
n’entrent pas dans le magasin. Ils poursuivirent leur chemin et
elle se sentit soulagée. Elle s’aperçut alors qu’elle avait passé
trop de temps à la vue de tous avec ses visiteurs.
— Venez dans l’arrière-boutique, leur
dit-elle. À moins que vous ne vouliez assurer la permanence.
— J’ai beaucoup de questions, dit Connor
tout en guidant les autres derrière le rideau.
— Alors tu vas être déçu, parce que je n’ai
pas de réponses.
— Vous mentez, répliqua-t-il du tac au tac.
Pourquoi mentez-vous ?
Cela fit sourire Sonia.
— Un peu plus sage que quand tu es parti,
je vois. Ou peut-être seulement un peu plus désabusé.
— Un peu des deux, je pense.
— Et un peu plus grand, aussi. Ou est-ce
moi qui ai rapetissé ?
Il lui adressa un petit sourire malicieux.
— Un peu des deux, je pense.
Elle remarqua alors le requin sur son bras. Cela
la fit frissonner, et elle tenta de détourner le regard, mais il
captait son attention.
— Je ne veux absolument rien savoir à ce
sujet, dit-elle, même si elle le savait déjà, d’une autre
source.
— Comment ça va dans votre sous-sol ?
demanda Connor. Toujours pareil ?
— J’aime la routine, répondit-elle. Et ce
n’est pas parce que la RAD tombe en miettes que je dois suivre son
exemple.
Puis elle jeta un regard à Cam, qui semblait
prendre des photographies mentales, comme un espion.
— On peut lui faire confiance ?
demanda-t-elle à Connor.
Cam répondit lui-même à la question.
— Objectifs identiques, dit-il. En toute
autre circonstance, je dirais non, vous ne pouvez pas me faire
confiance, mais je veux la chute
des Citoyens proactifs tout autant que mes amis déserteurs. Donc,
pour ainsi dire, Ich bin ein
déserteur.
— Hmm.
Sonia ne le croyait qu’à moitié, mais, pour
l’autre moitié, elle se fiait au jugement de Connor.
— La nécessité crée de drôles de
compagnonnages, comme on dit.
— La Tempête,
répondit Cam comme s’il participait à un jeu télé. Shakespeare. En
fait, c’est le malheur qui donne à l’homme d’étranges compagnons de
lit, mais la nécessité marche aussi.
— Super.
Sonia attrapa sa canne et tapota une malle de
voyage qui se trouvait au milieu de l’arrière-boutique
encombrée.
— Rends-toi utile et pousse ça.
Cam s’exécuta. Sonia remarqua que Connor
demeurait immobile devant la malle. Il était le seul à connaître sa
signification. Ce qu’elle contenait et ce qu’elle
dissimulait.
Une fois la malle mise de côté, Connor, de
lui-même, roula le tapis persan qui se trouvait en dessous,
révélant une trappe. Sonia, qui était bien moins faible qu’elle ne
le laissait paraître, tira l’anneau en fer. Quelque part, en bas,
les murmures laissèrent vite place au silence.
— Je reviens tout de suite, dit-elle. Et ne
touchez à rien.
Elle agita un doigt en direction de Grace, qui
avait touché à peu près à tout.
Alors que Sonia descendait lourdement mais
lentement l’escalier escarpé en bois, elle dissimula un sourire
narquois. Ça allait être compliqué. Elle le craignait et le
souhaitait. Une vieille femme avait besoin d’un peu de piment dans
sa vie.
— Ce n’est que moi, dit-elle en atteignant
la dernière marche, et tous ses déserteurs sortirent de leur
cachette.
Ou du moins, ceux que ça intéressait.
— C’est le déjeuner ? demanda l’un
d’eux.
— Tu viens de prendre ton petit déjeuner.
Espèce de goinfre.
Elle avança jusqu’à une petite alcôve à l’autre
bout du labyrithe encombré qu’était le sous-sol, où une fille aux
yeux verts éblouissants et aux souples boucles brunes aux reflets
ambrés remplissait une cache de matériel de premier secours.
— Tu as des visiteurs, lui dit Sonia.
L’expression sur le visage de la fille était
trop prudente pour être optimiste.
— Quel genre de visiteurs ?
Sonia eut un sourire diabolique.
— L’ange et le diable sur tes épaules,
Risa. J’espère que tu es assez sage pour savoir qui est qui.