Les
Rheinschild
Ça avait commencé. Le
premier acte officiel de la toute nouvelle Brigade des mineurs
avait été d’annoncer la création de sa première unité de
fragmentation. Le Centre de détention temporaire pour mineurs du
Cook County, à Chicago, le plus grand centre d’incarcération pour
mineurs du pays, allait être réaménagé avec trois salles
d’opération et une équipe chirurgicale composée de trente-trois
membres.
Janson Rheinschild lisait
l’article dans son bureau, situé dans un bâtiment portant son nom
et celui de sa femme au sein du campus de l’université Johns
Hopkins dans le Maryland. L’article sur la fragmentation était
court et si bien caché dans le flot des nouvelles que l’on ne
pouvait le trouver que si on le cherchait.
La fragmentation
s’insinuait subrepticement dans les pas feutrés des
anges.
Il n’y avait pas eu d’appel
jubilatoire des Citoyens proactifs. Ils estimaient que Sonia et lui
n’étaient pas concernés. Il regarda la médaille, de l’autre côté de
la pièce, exposée dans une vitrine. Quel était l’intérêt d’obtenir
un prix Nobel lorsque le travail récompensé et qui visait à sauver
des vies avait servi de prétexte pour y mettre
fin ?
— Mais ce n’est pas la
fin de la vie, soulignaient en souriant les partisans de la
fragmentation. C’est juste une transformation. Nous aimons
l’appeler « la vie en état divisé ».
Alors qu’il se préparait à
quitter son bureau, il donna soudain un coup de poing dans la
vitrine, dont le verre explosa. Il resta là, se sentant tout à coup
stupide. La médaille, sortie de son socle, gisait parmi les éclats de verre. Il la
récupéra et la fourra dans la poche de sa veste.
*
* *
* *
En remontant l’allée, il
s’aperçut que le pick-up n’était plus là. Sonia était encore partie
chiner. Vide-greniers et marchés aux puces : on devait être
samedi. Janson avait perdu la notion des jours. Sonia noyait son
désenchantement dans une chasse aux babioles et aux vieux meubles
dont ils n’avaient pas besoin. Cela faisait des semaines qu’elle ne
s’était pas rendue à son propre bureau. C’était comme si elle avait
totalement abandonné la science et avait pris sa retraite à
quarante et un ans.
La porte de devant n’était
pas fermée. C’était imprudent de sa part. Mais un instant plus
tard, en passant du bureau au salon, il se rendit compte qu’elle
n’y était pour rien. Il fut frappé à la tête par un des bibelots
les plus lourds de sa femme et s’effondra. Sonné, mais toujours
conscient, il leva les yeux pour voir le visage de son
agresseur.
C’était un adolescent âgé
d’environ seize ans. Un de ces « fauves » dont les infos
et les voisins ne cessaient de se plaindre. Un produit dérivé
violent, sans foi ni loi, de la civilisation moderne. Il était
dégingandé et sous-alimenté, et ses yeux exprimaient une colère
qu’un coup porté à la tête d’un inconnu ne pouvait soulager que
partiellement.
— Où est
l’argent ? demanda-t-il. Où est le
coffre-fort ?
Malgré la douleur, Janson
parvint presque à rire.
— Il n’y a pas de
coffre-fort.
— Ne mens pas !
Il y a toujours un coffre-fort dans une maison comme
ça !
Il s’émerveilla que le
garçon puisse être à la fois aussi dangereux et aussi naïf. Mais il
fallait reconnaître que l’ignorance et la cruauté allaient de pair.
Sur un coup de tête, Rheinschild mit la main dans la poche de son
manteau et lança la médaille au gosse.
— Prends-la. C’est de
l’or, dit-il. Je n’en ai plus besoin.
Le garçon attrapa la
médaille d’une main à laquelle manquaient deux doigts.
— Tu mens. Ce n’est
pas de l’or.
— Très bien, dit
Rheinschild. Alors tue-moi.
Le garçon tourna et
retourna la médaille dans sa main.
— Le prix Nobel ?
Je n’y crois pas. C’est une fausse.
— Très bien, répéta
Rheinschild. Alors tue-moi.
— La ferme !
Est-ce que j’ai dit que j’allais te tuer ?
L’adolescent la soupesa,
évaluant son poids. Rheinschild se redressa en position assise,
sentant toujours sa tête lui tourner à cause du coup. Peut-être
souffrait-il d’une commotion cérébrale. Il s’en
fichait.
Le garçon jeta alors un
coup d’œil au salon, rempli de récompenses et d’articles dont
Janson et Sonia avaient bénéficié pour leur travail.
— Si elle est vraie,
tu l’as eue pour quoi ?
— Nous avons inventé
la fragmentation, répondit Rheinschild. Même si on l’ignorait, à
l’époque.
Le garçon éclata d’un rire
amer et incrédule.
— Ouais,
super.
Le jeune voleur aurait pu
partir avec son butin, mais il n’en fit rien. Alors Rheinschild lui
demanda :
— Qu’est-il arrivé à
tes doigts ?
Le regard méfiant du garçon
se remplit de nouveau de colère.
— En quoi ça te
regarde ?
— Le
gel ?
— Ouais. La plupart
des gens pensent que c’est à cause d’un feu d’artifice ou une
connerie comme ça. Mais c’est à cause du gel, l’hiver
dernier.
Rheinschild se hissa sur un
fauteuil.
— Qui t’a dit que tu
pouvais bouger ?
Mais ils savaient tous deux
que le garçon faisait semblant.
Rheinschild le regarda
mieux. Sa dernière douche remontait à longtemps. Rheinschild ne
pouvait même pas deviner la couleur de ses cheveux.
— De quoi as-tu
besoin ? lui demanda Rheinschild.
— De ton argent,
dit-il en le regardant avec arrogance.
— Je ne t’ai pas
demandé ce que tu voulais. Je t’ai demandé de quoi tu avais
besoin.
— De ton fric !
répéta-t-il avec un peu moins de force.
Puis il ajouta plus
doucement :
— Et de nourriture. Et
d’habits. Et d’un travail.
— Et si je te donnais
un des trois ?
— Et si je te cognais
la tête un peu plus fort ?
Rheinschild mit la main
dans sa poche, en sortit son portefeuille, laissant volontairement
apparaître les quelques billets qui s’y trouvaient, mais, à la
place des billets, il lança sa carte de visite au
garçon.
— Viens à cette
adresse lundi à 10 heures. Je te donnerai un travail et un salaire
décent. Si tu veux t’acheter de la nourriture et des habits avec,
ça me va. Si tu veux le gaspiller, ça me va aussi. Tant que tu te
présentes tous les jours, cinq jours par semaine. Et que tu prends
une douche avant de venir.
Le garçon le regarda avec
mépris.
— Et les Frags
m’attendront. Vous me prenez pour un abruti ?
— Je n’ai pas
suffisamment de preuves pour émettre un tel jugement.
Le garçon se dandina d’un
pied sur l’autre.
— Et c’est quel genre
de boulot ?
— Biologie. Je
travaille sur quelque chose qui pourrait mettre fin à la
fragmentation, mais j’ai besoin d’un assistant. Quelqu’un qui ne
soit pas à la solde des Citoyens proactifs.
— Les Citoyens
quoi ?
— Bonne réponse. Tant
que tu pourras dire ça, je te garantis la stabilité de
l’emploi.
Le garçon réfléchit, puis
regarda la médaille dans sa main aux trois doigts. Il la renvoya à
Rheinschild.
— Vous ne devriez pas
vous trimballer avec ça. Vous devriez la faire encadrer ou un truc
comme ça.
Puis il partit avec rien de
plus que lorsqu’il était arrivé, hormis une carte de
visite.
Rheinschild était sûr qu’il
ne reverrait jamais ce garçon. Il fut agréablement surpris lorsque
celui-ci se présenta à son bureau de recherche le lundi matin,
portant les mêmes habits dégoûtants, mais fraîchement
douché.