16.
Risa
PROGRAMME TÉLÉVISÉ
Aujourd’hui, L’Œil
sur l’art se concentre sur les sculptures
provocatrices de Paulo Ribeiro, un artiste brésilien qui travaille
un matériau radical. Comme vous pouvez le voir sur ces images, son
travail est stupéfiant, fascinant, et souvent dérangeant. Il se
considère comme un « artiste de la vie » parce que
chacune de ses œuvres est faite à partir de
fragmentés.
Nous avons rencontré
Ribeiro lors d’une exposition récente à New York.
« Ce que je fais
n’est pas si inhabituel. L’Europe est pleine de cathédrales ornées
d’os humains et, au début du xxe siècle, des
artistes comme Andrew Krasnow et Gunther von Hagens étaient connus
pour leur travail sur la chair. J’ai simplement fait franchir un
pas supplémentaire à cette tradition. J’espère ne pas seulement
inspirer, mais inciter. Apporter aux mécènes de l’art un état de
trouble esthétique. L’usage que je fais des fragmentés est une
protestation contre la fragmentation. »
Est représenté ici ce que
Ribeiro considère comme sa pièce la plus aboutie – aussi bien
obsédante que fascinante, cette œuvre est un instrument de musique
qu’il appelle Orgão Orgânico, et qui fait désormais partie d’une
collection privée.
Risa rêvait des visages de marbre. Pâles et
émaciés, moralisateurs et sans âme tandis qu’ils la dévisageaient,
pas de loin cette fois, mais si proches qu’elle aurait pu les
toucher. Or, elle ne pouvait pas. Elle était assise à un piano,
resté muet, car Risa n’avait pas de bras pour en jouer. Les visages
attendaient une mélodie qui ne viendrait jamais, et ce fut à ce
moment seulement qu’elle se rendit compte qu’ils se trouvaient si
près les uns des autres qu’ils ne pouvaient pas être attachés à des
corps. Ils étaient désincarnés. Ils se tenaient en rang, bien trop
nombreux pour qu’elle puisse les compter. Elle était horrifiée,
mais ne pouvait détourner son regard.
Risa eut du mal à faire la différence entre le
rêve et le réveil. Elle se dit qu’elle avait peut-être dormi les
yeux ouverts. Ses yeux découvrirent une télévison floue, dans
laquelle une femme souriante semblait enchantée par son nouveau
produit d’entretien des toilettes.
L’endroit, inconnu de Risa, était confortable.
Bien plus que les lieux auxquels elle s’était habituée ces derniers
temps.
Un garçon sienne-brûlée dégingandé se tourna
vers elle, délaissant la télévision. Elle ne le connaissait pas,
mais elle l’avait déjà aperçu dans des publicités un peu plus
sérieuses qu’une réclame de produit ménager.
— Alors c’est bien toi, dit-il en voyant
qu’elle était réveillée. Et moi qui croyais qu’il s’agissait de
l’appel d’un cinglé.
Il semblait plus âgé qu’à la télévision. Ou
peut-être seulement plus fatigué. Elle pensa qu’il devait avoir
dix-huit ans, pas plus qu’elle.
— La bonne nouvelle, c’est que tu vas
vivre, déclara le garçon sienne-brûlée. La mauvaise, c’est que ton
poignet droit est infecté à cause de ce bracelet.
Elle baissa les yeux et vit son poignet droit
gonflé, violet, et s’inquiéta de le perdre. Peut-être la douleur
était-elle la cause de son rêve
sans bras. Elle pensa aussitôt au bras de Roland sur le corps de
Connor.
— Donne-moi la main de quelqu’un d’autre et
je t’assomme, menaça-t-elle.
Il rit et indiqua une infime cicatrice sur sa
tempe.
— J’ai déjà été assommé, merci
beaucoup.
Risa regarda son autre bras, lui aussi orné d’un
pansement. Elle ne pouvait se rappeler pourquoi.
— Nous avons également dû te tester pour la
rage, à cause de cette morsure. Qu’est-ce que c’était, un
chien ?
En effet. Maintenant, elle se souvenait.
— Un coyote.
— Pas exactement le meilleur ami de
l’homme.
Elle jeta un coup d’œil autour d’elle. La
décoration était d’un goût discutable. Il y avait un miroir pourvu
d’un cadre doré, des lustres avec des chaînes brillantes. Des
objets qui scintillaient. Beaucoup de choses scintillantes.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle. Las
Vegas ?
— Pas loin, dit son hôte. Dans le
Nebraska.
Puis il se remit à rire.
Risa ferma les yeux un moment et tenta de
reconstituer les événements qui l’avaient amenée ici.
Après son coup de fil, deux hommes étaient venus
la chercher dans la grange. Ils étaient arrivés après le départ des
coyotes et avant leur retour. Elle était à demi consciente, alors
les détails étaient flous. Ils lui avaient parlé, mais elle ne se
souvenait pas de ce qu’ils avaient dit ni de ce qu’elle avait
répondu. Ils lui avaient donné de l’eau, qu’elle avait vomie. Puis
de la soupe tiède dans un thermos, elle l’avait avalée. Ils
l’avaient installée à l’arrière d’une voiture confortable et
s’étaient éloignés, laissant les coyotes chercher leur prochain
repas ailleurs. L’un des hommes s’était assis à l’arrière, lui
permettant de s’appuyer contre lui. Il avait parlé d’un ton
apaisant. Elle ignorait qui ils étaient, mais elle les avait crus
lorsqu’ils lui avaient assuré qu’elle était en sécurité.
— Nous avons une paire de poumons attachés
à un docteur, si tu vois ce que je veux dire, lui dit l’enfant
sienne-brûlée. Selon lui, ta main n’est pas en si mauvais état
qu’elle paraît, mais il est possible que tu perdes un doigt ou
deux. La manucure te coûtera moins cher !
Cela fit rire Risa. Elle n’avait jamais fait de
manucure de sa vie, mais elle trouva l’idée d’un prix au doigt
sinistrement drôle.
— D’après ce que j’ai entendu, tu l’as
vraiment pas loupé, ce brac.
Risa se redressa sur ses coudes.
— Je n’ai fait que le descendre. C’est la
nature qui l’a dévoré.
— Ouais, la nature est une chienne.
Il lui tendit la main.
— Cyrus Finch, annonça-t-il, mais on
m’appelle CyFi.
— Je sais qui tu es, lui dit-elle en lui
serrant maladroitement la main de sa main gauche.
Soudain, son visage changea légèrement, tout
comme sa voix. Elle se fit plus dure et perdit toute sa
douceur.
— Tu ne me connais pas, alors ne fais pas
semblant.
Risa, quelque peu déstabilisée, était sur le
point de s’excuser, mais CyFi leva les mains pour l’en
empêcher.
— Ne t’occupe pas du mouvement de mes
lèvres : c’est Tyler qui parle, dit-il. Tyler, y fait
confiance qu’à ceux pour qui y mettrait sa main au feu, mais y peut
pas mettre sa main au feu vu qu’son bras a quitté l’navire ;
tu m’suis ?
C’était un peu trop rapide pour Risa, mais la
cadence de son discours à la façon d’un vieux sienne-brûlée était
réconfortante. Elle ne put s’empêcher de sourire.
— Tu parles toujours comme ça ?
— Quand je suis moi et pas lui, expliqua
CyFi en haussant les épaules. Je choisis de parler comme je veux.
C’est un hommage à mes racines, du temps où nous étions
« noirs » et pas « sienne-brûlée ».
Tout ce qu’elle connaissait de Cyrus Finch, en
dehors de ses publicités à la télévision, c’était le peu qu’elle
avait vu de sa déclaration au
Congrès, à l’époque où il était question d’abaisser l’âge de la
fragmentation à dix-sept ans. Cyrus avait aidé à promouvoir le
Plafond 17. Son témoignage, qui donnait froid dans le dos, incluait
la description par Tyler Walker de sa propre fragmentation.
C’est-à-dire la partie de Tyler qui avait été transplantée dans la
tête de Cyrus.
— Je dois reconnaître que ton appel m’a
surpris, reprit CyFi. En général, on n’entend pas parler des gros
coups de la RAD, étant donné qu’on s’occupe des gens après la fragmentation, et pas avant.
— Plus personne n’entend parler de la RAD,
lui dit Risa. Cela fait des mois que je n’ai pas été en contact
avec eux. À vrai dire, je ne sais même pas s’ils existent
encore.
— Hmm. Désolé.
— Je continue à espérer qu’ils vont se
réorganiser, mais aux infos, je vois de plus en plus de résistants
arrêtés pour « entrave à la justice ».
CyFi secoua la tête avec tristesse.
— Il faut parfois faire entrave à la
justice quand elle n’est pas juste.
— Alors, où sommes-nous exactement au
Nebraska, Cyrus ?
— Dans une résidence privée. Plutôt un
quartier résidentiel sécurisé, en fait.
Elle ne voyait pas bien ce qu’il voulait dire
par là, mais elle s’en contenterait. Ses paupières étaient lourdes
et elle n’était pas encore prête pour une longue conversation. Elle
remercia CyFi et lui demanda si elle pouvait avoir quelque chose à
manger.
— Je vais demander aux vieux de t’apporter
quelque chose, dit-il. Ils seront contents de voir que tu as
faim.
CECI EST UNE PUBLICITÉ POLITIQUE
PAYANTE
Bonjour, je m’appelle
Vanessa Valbon, vous m’avez sans doute vue à la télé, mais vous
ignorez probablement que mon frère purge une peine à perpétuité
pour un crime violent. Il s’est inscrit sur une liste de
volontaires pour le décorticage crânien, mais ce ne sera possible
que si l’Initiative 11 est adoptée en novembre
prochain.
On a dit beaucoup de
choses sur le décorticage, ce que c’était et ce que ce n’était pas,
alors j’ai dû me renseigner et voici ce que j’ai appris. Le
décorticage n’est pas douloureux. Le décorticage sera laissé au
choix de tous les délinquants violents. Et le décorticage
indemnisera la famille de la victime et celle du coupable en leur
payant à sa pleine valeur marchande chaque partie du corps qui ne
sera pas jetée lors du processus de décorticage.
Je n’ai pas envie de
perdre mon frère, mais je comprends son choix. La question est
donc : comment voulons-nous que nos délinquants violents
paient leur dette à la société ? En perdant leur temps jusqu’à
un âge avancé aux frais du contribuable ou en leur permettant de se
racheter en procurant des tissus nécessaires à la société et des
fonds indispensables aux victimes de leur crime ?
Je vous encourage à voter
oui à l’Initiative 11 et à transformer ainsi une condamnation à
perpétuité… en un don de vie.
Financée par les
Victimes pour l’Amélioration de l’Humanité
Risa dormit encore et encore. Même si elle était
habituellement peu encline à la léthargie, elle décida qu’elle
avait droit à un peu de paresse. Elle avait du mal à croire que
trois semaines s’étaient écoulées depuis le naufrage du Cimetière
et la nuit au cours de laquelle elle avait révélé les manœuvres
sournoises des Citoyens proactifs au journal télévisé. Franchement,
c’était dans une autre vie. Une vie sous le feu de l’actualité et
désormais passée à se cacher des projecteurs. En décidant tout
d’abord d’abandonner les charges contre elles, les instances
dirigeantes des Citoyens proactifs agissant dans l’ombre lui
avaient permis de sortir de la
clandestinité. Mais – quelle surprise – de nouvelles poursuites
avaient été engagées contre elle après cette fameuse soirée. On
prétendait qu’elle avait volé des sommes astronomiques à
l’organisation et qu’elle avait aidé à armer les fragmentés
déserteurs du Cimetière. Au Cimetière, son rôle n’avait consisté
qu’à administrer les premiers secours et à soigner les rhumes. En
tout état de cause, la vérité n’intéressait personne d’autre
qu’elle.
Les pères de CyFi – tous les deux aussi
sienne-naturelle que CyFi était sombre – la chouchoutaient à tour
de rôle et lui apportaient ses repas au lit. C’étaient eux qui
avaient fait toute la route jusqu’à Cheyenne pour aller la
chercher, alors ils s’intéressaient de près à sa santé. Être
traitée comme une fleur délicate ennuya rapidement Risa. Elle se
mit à arpenter la pièce, stupéfaite chaque fois qu’elle sortait les
pieds de son lit et marchait toute seule. Son poignet était raide
et douloureux, elle y faisait donc attention, même si le médecin
avait conclu que ses doigts allaient bien et qu’elle devrait payer
ses futures manucures plein pot.
Sa fenêtre donnait sur un jardin et pas
grand-chose d’autre, alors elle n’avait aucune idée de l’étendue du
lieu et de sa population. De temps en temps, des gens s’occupaient
du jardin. Elle avait envie de sortir les rencontrer, mais la porte
était fermée.
— Suis-je prisonnière ? demanda Risa
au plus grand des pères de CyFi, qui semblait être le plus
sympa.
— Qui dit serrure ne dit pas forcément
enfermement, ma chère. Il peut simplement s’agir d’une question de
temps.
L’après-midi suivant, le temps devait être venu,
parce que CyFi lui proposa de lui faire faire le grand tour.
— Tu dois comprendre que tout le monde ici
n’a pas une bonne opinion de toi, l’avertit CyFi. Enfin, les gens
savent que toute cette campagne débile que tu as menée en faveur de
la fragmentation était fausse. Tout le monde sait qu’on te faisait
chanter, mais quand même, l’interview où tu déclares que la fragmentation est le moindre
des maux ? rappela-t-il avec une grimace. Ça te colle à la
peau, si tu vois ce que je veux dire.
Risa ne put le regarder dans les yeux.
— Je vois.
— Tu ferais mieux de rappeler aux gens que
tu n’as pas réclamé cette colonne vertébrale de fragmenté et que tu
regrettes de l’avoir. C’est un sentiment auquel nous pouvons tous
nous identifier.
Comme l’avait dit CyFi, l’endroit était bien
plus qu’une maison ; c’était un quartier résidentiel à part
entière. La chambre de Risa se trouvait dans la maison principale,
mais celle-ci était pourvue de longues ailes, manifestement
ajoutées récemment, et, de l’autre côté du grand jardin,
s’étendaient une demi-douzaine de grands chalets que Risa ne
pouvait voir de sa fenêtre.
— Les terrains sont bon marché dans le
Nebraska, lui dit CyFi. C’est pour ça que nous sommes venus ici.
Omaha est assez proche pour ceux qui ont des affaires à faire
tourner et assez distante pour que les étrangers nous fichent la
paix.
Quelques-unes des personnes qu’elle croisa lui
lancèrent un coup d’œil avant de détourner le regard sans un
bonjour. D’autres la gratifièrent d’un hochement de tête solennel.
Certains lui sourirent, mais avec un sourire forcé. Tous savaient
qui elle était, cependant aucun ne savait quoi faire avec elle, pas
plus qu’elle ne savait quoi faire avec eux.
Cet après-midi-là, plusieurs personnes étaient
en train de jardiner pendant la promenade de Risa et CyFi. En y
regardant de plus près, le jardin n’était pas seulement ornemental
– des légumes poussaient, en rangs. Sur la gauche, il y avait un
enclos avec des poules, et peut-être d’autres animaux que Risa ne
voyait pas.
CyFi répondit à sa question avant qu’elle la
pose.
— Nous sommes autosuffisants. Nous ne tuons
pas notre propre viande, toutefois, sauf les poulets.
— Qui est ce
« nous » ?
— La communauté, répondit simplement
CyFi.
— Le Peuple d’Argent ? demanda Risa,
mais en regardant autour d’elle, aucun n’avait l’air
amérindien.
— Non, expliqua CyFi. La communauté
Tyler.
Risa ne comprit pas bien ce qu’il voulait dire.
Il semblait que la plupart des gens qu’elle voyait avaient fait
l’objet de transplantations. Ici, une joue, là, un bras. Ce ne fut
que lorsqu’elle remarqua un œil bleu brillant qui allait
parfaitement avec un autre qu’elle commença à comprendre ce
qu’était cet endroit.
— Vous vivez dans une communauté du
renouveau ?
Risa était à la fois sidérée et un peu effrayée.
Elle avait entendu des rumeurs faisant état d’endroits tels que
celui-ci, mais elle n’avait jamais cru à leur existence.
CyFi eut un grand sourire.
— Mes pères ont été les premiers à
l’appeler « communauté du renouveau » quand nous avons
commencé. J’aime assez, pas toi ? Ça sonne plutôt…
spirituel.
Il fit un geste englobant les chalets et le
territoire qui les entouraient.
— Presque tout le monde possède un morceau
de Tyler Walker, expliqua CyFi. C’est la raison d’être de la
Fondation Tyler Walker. Faire exister des lieux comme celui-ci,
pour les gens qui ressentent le besoin de réunir le fragmenté
qu’ils se partagent.
— C’est tordu.
— Beaucoup moins tordu que d’autres choses,
répliqua-t-il, nullement vexé. C’est une façon de faire face, Risa,
de gérer quelque chose qui n’aurait jamais dû se produire.
Puis sa mâchoire se serra, son regard se
troubla, et elle sut que c’était Tyler qui allait parler.
— Mets-toi dans une pièce avec les bras,
les jambes et les pensées qui vont avec la colonne vertébrale que
tu as et tu verras cet endroit de façon tout à fait
différente.
Risa attendit que Tyler disparaisse de nouveau
derrière CyFi, car celui-ci faisait un interlocuteur bien plus
agréable.
— Quoi qu’il en soit, dit CyFi sans
broncher, cet endroit a été le premier du genre, mais à présent,
nous avons constitué plus de trente communautés du renouveau à
travers le pays. Et d’autres sont en route.
Il croisa les bras et sourit fièrement.
— Pas mal, hein ?
Dehors, devant l’un des chalets, Risa reconnut
le médecin qui s’était occupé de son poignet. Le fait que CyFi
l’ait appelé « paire de poumons » prit soudain toute sa
signification. L’homme lançait un ballon à un petit garçon qui
était visiblement son fils.
— Alors les gens laissent tout tomber et
viennent vivre ici avec leur famille ? demanda Risa.
— Certains amènent leur famille avec
eux ; d’autres les laissent derrière.
— Tous viennent rejoindre la secte Tyler
Walker ?
CyFi prit un moment avant de répondre. Peut-être
le temps d’empêcher Tyler de hurler quelque chose qu’ils pourraient
regretter tous les deux.
— Peut-être est-ce une secte, peut-être
pas… Mais ça comble un besoin et ça ne fait de mal à personne, qui
es-tu pour nous juger ?
Risa tint sa langue, comprenant que plus elle
parlait, plus elle offensait son hôte.
CyFi fut heureux de changer de sujet.
— Alors, comment va Fry ?
— Pardon ?
Il leva les yeux au ciel, comme si c’était
évident.
— Notre ami commun. Comment va-t-il ?
Tu as eu des nouvelles ?
Risa n’y était toujours pas.
CyFi la regarda avec incrédulité.
— Le seul, l’unique Levi Jedediah Calder.
Il ne t’a jamais dit qu’il me connaissait ?
Risa se mit à bégayer.
— T-tu connais Lev ?
— Si je connais Lev ? Si je connais
Lev ? J’ai été sur la route avec lui pendant des semaines. Il
m’a tout raconté sur toi et Connor, comment vous l’avez enlevé et
la façon dont vous l’avez sauvé de la décimation.
CyFi devint mélancolique.
— Je me suis occupé de lui jusqu’à ce qu’il
ait à s’occuper de moi. Il a fait du bon boulot, tu sais. Je ne
serais certainement pas là aujourd’hui sans lui. La vie m’aurait
écrabouillé comme un train s’il n’avait pas été là pour
l’arrêter.
CyFi s’arrêta. Il baissa les yeux.
— Quand j’ai vu que c’était devenu un
claqueur, j’ai failli me faire dessus. Pas Fry – pas ce chouette
mec.
— Il n’a pas claqué.
Il la fixa du regard. Elle ne savait pas s’il
s’agissait de CyFi ou de Tyler. Peut-être les deux.
— Évidemment qu’il ne l’a pas fait !
Tu crois que je ne le sais pas ?
CyFi prit un moment pour se calmer.
— As-tu une idée de l’endroit où il se
trouve maintenant ?
Risa secoua la tête.
— Sa maison a été attaquée. La dernière
fois que j’ai eu de ses nouvelles, il fuyait pour se cacher.
CyFi pinça les lèvres.
— Pauvre Fry. J’espère qu’il finira moins
fou que nous tous.
Même si c’était horrible que Lev soit devenu un
claqueur, Risa savait qu’elle serait fragmentée depuis longtemps si
ses amis claqueurs n’avaient pas fait sauter le camp de collecte du
Gai Bûcheron.
— Le monde est petit, n’est-ce pas ?
dit-elle à CyFi. Lev est encore là grâce à nous, mais nous sommes
tous les deux là grâce à lui.
— Tu vois, nous sommes tous interconnectés,
déclara CyFi. Pas seulement la communauté Tyler.
Alors qu’elle passait devant les derniers
chalets, une femme d’âge moyen, sans cicatrices visibles, sourit
chaleureusement à Risa depuis son porche, et celle-ci, en lui
rendant son sourire, se sentit finalement à l’aise avec l’idée d’un
tel lieu. CyFi se toucha la poitrine, indiquant à Risa que la femme
possédait le cœur de Tyler.
Ils repartirent vers la maison principale, et le
poignet de Risa se mit à lui faire mal, lui rappelant qu’elle
allait devoir faire attention un petit moment.
Sa fuite loin des autorités allait devoir se
résumer à une petite promenade pour quelque temps. Il y avait pire
comme endroit pour se reposer.
CECI EST UNE PUBLICITÉ POLITIQUE
PAYANTE
Ici l’acteur Kevin
Bessinger, qui vous demande de voter non à l’Initiative 11 – la loi
sur « la livre de chair » –, qui n’est pas ce
qu’elle paraît. Elle prétend autoriser le décorticage volontaire
des détenus, en d’autres termes, l’ablation et la collecte de leurs
cerveaux, suivies de la fragmentation du reste de leur corps. Ça
peut sembler être une idée sensée, tant qu’on n’a pas lu ce que dit
réellement le texte.
L’Initiative 11 déclare
que le décorticage sera volontaire, mais elle autorise aussi les
directeurs de prison à passer outre et à rendre obligatoire le
décorticage de tout prisonnier de son choix. De plus, elle rend
légitime la pratique immorale du marché noir consistant à vendre
des morceaux de fragmentés aux enchères. Avez-vous vraiment envie
de voir nos législateurs autoriser le marché
noir ?
Votez non à l’Initiative
11. La loi sur la livre de chair n’est pas une solution
envisageable.
Financée par la
Coalition pour une Pratique éthique de la
Fragmentation
Ce soir-là, le dîner de Risa ne fut pas servi
dans sa chambre, mais fit l’objet d’une fête dans la grande salle à
manger de la maison principale.
L’immense table accueillait deux douzaines de convives, et Risa,
après avoir refusé de présider, fut assise au milieu. Les pères de
CyFi qui, avait appris Risa, avaient abandonné leur métier lucratif
de juriste et de dentiste pour diriger la Fondation Tyler Walker,
n’étaient pas là.
— Nous avons un dîner spécial deux fois par
semaine, expliqua CyFi. Uniquement avec la communauté Tyler – ni
conjoints ni familles. C’est un moment qui nous est réservé, et ce
soir, tu es l’une des nôtres.
Risa ne savait pas trop quoi en penser.
Le médecin prit sur lui d’introduire Risa,
volant la vedette à CyFi. Il la présenta sous le meilleur jour
possible. Un membre loyal de la RAD obligé par l’ennemi à témoigner
contre sa propre conscience.
— Elle a cru qu’en leur obéissant elle
sauverait des centaines d’adolescents de la fragmentation, expliqua
le médecin, mais ils l’ont trahie, et ces adolescents se trouvent à
présent dans des camps de collecte, en attente d’une
« division sommaire ». Risa est une victime du système,
comme nous tous, et, en ce qui me concerne, je l’accueille à bras
ouverts.
L’assemblée applaudit, même s’il subsistait un
peu de réticence. Risa pensa qu’elle ne pouvait s’attendre à
mieux.
Le repas était composé d’un jarret de bœuf
accompagné de savoureux légumes du jardin. C’était comme le dîner
dominical d’une grande famille. Tout le monde mangeait en parlant
peu, jusqu’à ce que CyFi dise :
— Hé, vous pourriez peut-être vous
présenter.
— Par nos noms ou les morceaux qu’on
partage ? demanda quelqu’un.
— Les morceaux, répondit quelqu’un d’autre.
Nous pourrions aussi bien lui présenter Tyler.
CyFi commença.
— Lobe temporal droit.
Puis il se tourna vers la gauche.
— Bras gauche, dit à contrecœur l’homme qui
se trouvait à côté de lui en levant et secouant sa main.
Puis la femme à ses côtés dit :
— Jambe gauche sous le genou.
Et le tour de table continua :
— Œil droit.
— Œil gauche.
— Foie et pancréas.
— Une part substantielle du lobe
occipital.
Chacun des morceaux fut énoncé, l’un après
l’autre, tout autour de la table, jusqu’à Risa.
— Colonne vertébrale, dit-elle, gênée, mais
je ne sais pas laquelle.
— On peut chercher pour toi, proposa la
femme qui avait reçu le cœur de Tyler.
— Non, ça va. Je préfère ne pas savoir, lui
dit Risa. En tout cas, pas tout de suite.
Elle hocha la tête avec empathie.
— C’est un choix personnel, personne ne te
mettra de pression.
Risa fit le tour de la table des yeux. Les
convives continuaient à manger, mais maintenant, l’attention était
focalisée sur elle.
— Donc… chacun des morceaux de Tyler Walker
est autour de cette table ?
CyFi soupira.
— Non. Il nous manque la rate, le rein
gauche, le tube digestif, la thyroïde et tout son bras droit. Il y
a aussi un ensemble de petits morceaux de cerveau qui ne le
représentaient pas assez pour valoir la peine, mais environ
soixante-quinze pour cent de lui se trouve autour de cette
table.
— Et les vingt-cinq pour cent restants, on
leur fait un pied-de-nez, lança l’homme au conduit auditif gauche,
faisant s’esclaffer l’assemblée.
Risa apprit également que le décor criard de
chaque pièce était pour Tyler. Il avait été irrésistiblement attiré
par tout ce qui brillait. Sa
kleptomanie faisait partie des raisons de sa fragmentation.
— Mais tout ce qui se trouve ici a été
acheté, s’empressa-t-on de lui préciser.
— La Fondation Tyler vous paie-t-elle tous
pour rester ici ?
— Ce serait plutôt l’inverse, dit le
médecin. Bien sûr, lorsque nous avons entendu parler de cette idée
pour la première fois, nous étions tous dubitatifs – ses yeux
eurent une lueur euphorique –, mais lorsqu’on est ici, en
présence de Tyler, on se rend compte qu’on n’a envie d’être nulle
part ailleurs.
— J’ai vendu ma maison et j’ai tout donné à
la fondation, dit quelqu’un d’autre. Pas parce qu’ils me le
demandaient. Juste parce que j’en avais envie.
— Il est ici avec nous, Risa, lui dit CyFi.
Tu n’es pas obligé de le croire, mais nous y croyons. C’est une
question de foi.
Tout était trop étrange, trop incongru pour
Risa. Elle pensa aux autres « communautés du renouveau »
qui avaient fleuri dans le sillon de la Fondation Tyler Walker.
Leur existence était une autre conséquence inattendue de la
fragmentation, une solution tordue à un problème qui l’était plus
encore. Elle ne blâmait ni CyFi ni aucune de ces personnes. Elle
reprochait plutôt à ce monde d’avoir rendu cet endroit nécessaire.
Cela lui donnait plus envie que jamais de mettre un terme à la
fragmentation une fois pour toutes. Elle savait qu’elle n’était
qu’une fille, mais elle savait aussi qu’elle était désormais une
icône. Les gens l’adoraient, la craignaient, la méprisaient, la
révéraient. Tous ces éléments pouvaient lui apporter une force non
négligeable si elle plaçait ses cartes intelligemment.
Ce soir-là, avant que tout le monde aille se
coucher, CyFi la laissa assister à leur rituel.
— Nous avons essayé tout un tas de trucs –
débiles pour la plupart – comme nous allonger par terre et prendre
la forme d’un corps, dans nos positions respectives. Ou nous rassembler dans une petite pièce, tous
serrés comme des sardines, pour réduire l’espace autour de nous.
Mais toutes ces conneries étaient bizarres. Pour finir, nous nous
sommes assis en cercle. Plus c’est simple, mieux c’est.
Le cercle, qui se trouvait au centre du jardin,
était matérialisé par des pierres, chacune gravée du nom d’un
organe, même ceux qui n’étaient pas représentés avaient leur place.
Chacun s’assit en face de sa pierre respective et quelqu’un se mit
à parler. Il semblait n’y avoir aucune règle. C’était une mêlée
générale et pourtant ils semblaient ne jamais se couper la parole.
Risa remarqua que c’étaient ceux qui avaient le cerveau de Tyler
qui semblaient lancer l’essentiel des conversations, mais tout le
monde participait.
— J’en ai marre, dit quelqu’un.
— Tu en as toujours ras le bol, lui
répondit-on. Laisse tomber.
— Je n’aurais pas dû voler tous ces
trucs.
— Mais tu l’as fait, alors n’y pense
plus.
— Papa et maman me manquent.
— Ils t’ont fragmenté.
— Non ! Je peux les en empêcher. Il
n’est pas trop tard.
— Lis sur mes lèvres : Ils… t’ont…
fragmenté !
— J’ai mal au cœur.
— Ça ne m’étonne pas, vu la façon dont tu
as englouti ce jarret.
— On aurait dit celui de grand-mère.
— Ça l’était. J’ai convaincu maman de nous
donner la recette.
— Tu lui as parlé ?
— Euh, à son avocat.
— C’était à prévoir.
— Je me rappelle le sourire de maman.
— Je me souviens de sa voix.
— Tu te souviens comme elle était froide,
vers la fin ?
— Désolé, ça ne fait pas partie de ma
mémoire.
— Il y a tant de choses que je veux faire,
mais je n’arrive pas à me rappeler quoi.
— Je me souviens au moins d’une chose. Le
parachutisme.
— Compte là-dessus, fit entendre une voix
moqueuse.
— Peut-être, dit CyFi.
Il demanda alors :
— Combien d’entre vous seraient prêts à
faire un saut en parachute pour Tyler ?
Environ la moitié des mains se levèrent
aussitôt, puis quelques autres, plus réticentes. Deux seulement
faisaient obstacle.
— Super, dit CyFi. C’est comme si c’était
fait. Je demanderai aux pères de s’en occuper. Tyler va faire du
parachutisme !
Risa se sentait l’ultime étrangère et elle ne
pouvait s’empêcher de penser que ces gens faisaient fausse route…
tout comme elle ne pouvait s’empêcher de se demander si Tyler était
vraiment ici. Elle ne saurait jamais s’il s’agissait d’une
illusion. Comme l’avait dit CyFi, c’était une question de
foi.
Une chose, cependant, était certaine. Si Tyler
était vraiment « présent », il lui fallait sacrément
grandir. Risa se demanda si une personne divisée pouvait grandir.
Ou si elle restait coincée à l’âge auquel elle avait été
fragmentée.
Lorsque la discussion arriva à son terme, CyFi
raccompagna Risa à sa chambre et celle-ci ne put s’empêcher de lui
donner un dernier avis.
— C’est merveilleux ce qui se joue ici,
Cyrus, mais lorsque tu te tenais devant le Congrès pour te battre
en faveur du Plafond 17, tu faisais quelque chose de vraiment
important.
— Ouais… et regarde comme ç’a été
bénéfique. Nous avons obtenu le Plafond 17, et il y a maintenant
davantage de répression de la part des Frags et de publicités
persuadant les gens que la fragmentation est une chose fantastique.
Ils utilisent toutes nos bonnes intentions contre nous – tu devrais le savoir mieux que quiconque.
Je suis drôlement malin, mais pas suffisamment pour me battre
contre ça.
— Ça ne veut pas dire qu’il faut cesser
d’essayer. Maintenant, que fais-tu ? Rien d’autre
qu’encourager les caprices d’un enfant fragmenté et
tourmenté.
— Fais attention, Risa, l’avertit CyFi. Les
gens ont sacrifié beaucoup pour faire plaisir à cet enfant
tourmenté.
— Eh bien, dans ce cas, peut-être Tyler
a-t-il besoin que quelqu’un lui dise de grandir.
— Et ce quelqu’un, c’est toi, je
suppose ?
— Je ne vois personne d’autre pour le
faire. Vous êtes tous scotchés à ce que Tyler était et à ce qu’il
voulait avant d’être fragmenté. Pourquoi ne commencez-vous pas à
vous demander ce qu’il voudrait trois ans plus tard ?
Pour une fois, CyFi n’avait rien à répondre.
Mais Tyler, si.
— Tu crains, dit Tyler par la bouche de
CyFi. Mais, ouais, je vais y réfléchir.
CECI EST UNE PUBLICITÉ POLITIQUE
PAYANTE
Je suis le capitaine
Lance Reitano, je suis pompier. J’ai reçu plusieurs médailles. Je
vais vous dire pourquoi je voterai oui à l’Initiative 11. Grâce au
décorticage et à la fragmentation volontaires des détenus,
l’Initiative 11 fournira des tissus et des organes indispensables –
dont un certain nombre ira gratuitement aux grands brûlés. Quand on
est sur le terrain depuis aussi longtemps que moi, on sait à quel
point c’est important.
Les opposants à
l’Initiative 11 se posent en garants de la morale, mais vous voulez
connaître la vérité ? Ce sont eux qui manquent d’éthique. Ils
souhaitent, tout comme la Brigade des mineurs, l’abandon de
l’Initiative 11, car ils préfèrent abroger le Plafond 17. Et en
plus, ces millionnaires égoïstes se battent pour obtenir un
amendement constitutionnel qui ferait grimper l’âge légal de la
fragmentation à dix-neuf ans, permettant ainsi la fragmentation de bien plus d’enfants, ce qui
accroîtrait leurs profits et leur mainmise sur l’industrie des
organes.
Je ne sais pas pour vous,
mais moi, je préfère voir fragmenter un tueur plutôt que le garçon
d’à côté. Votez oui à l’Initiative 11 !
Financée par les
Patriotes pour un Décorticage raisonné
Malgré sa résolution de rester une deuxième
semaine, Risa ne tenait plus son impatience. Au huitième jour, elle
décida de partir.
— Où vas-tu aller ? lui demanda CyFi
en l’accompagnant à la route principale. Si la RAD est aussi mal en
point que tu le dis, as-tu un autre endroit en tête ?
— Non, reconnut-elle, mais je trouverai. Il
doit bien rester quelqu’un à la RAD. Sinon, je créerai ma propre
Résistance Anti-Division.
— Ça me semble plus que douteux.
— Toute ma vie n’a été qu’incertitude,
pourquoi devrait-il en être autrement aujourd’hui ?
— Bon, d’accord, dit CyFi. Prends soin de
toi, Risa, et si jamais tu tombes sur Lev, dis-lui de venir ici. Je
lui préparerai un bon vieux smorgasbash.
CyFi sourit.
— Il comprendra.