14.
Le
directeur
Le camping Redwood Bluff était plein.
Le directeur aurait dû être content, mais il
était tourmenté de la pire des façons. Pour lui, la pire des façons
désignait son portefeuille.
Une grande partie du camping était occupée par
le camp du Héron rouge, un camp d’été pour jeunes défavorisés. On
voyait les tee-shirts rouge écarlate du camp partout.
La veille de leur départ, dans l’après-midi, le
directeur débarqua au milieu de cette centaine de gamins à l’air
malingre. Ils parurent un peu stressés en le voyant, mais
retournèrent rapidement à leurs activités. Pour la plupart, ils
agissaient comme des enfants en vacances, lançaient des ballons,
grimpaient aux arbres, mais leurs yeux révélaient de la crainte et
leurs actions, un sentiment de méfiance. Cela trahissait quelque
chose que les tee-shirts essayaient de dissimuler.
— Excusez-moi. Qui est le responsable
ici ?
Une fille, qui aurait pu être videuse dans une
autre vie, s’avança.
— Il est occupé, dit-elle. Mais je vous
écoute.
— Je ne parlerai qu’au responsable, insista
le directeur. Et en privé.
La fille ricana.
— Vous allez avoir du mal à trouver un peu
d’intimité au milieu des campeurs.
Elle croisa les bras en un geste de
défiance.
— Je lui dirai que vous êtes venu.
— Je vais attendre, dit-il.
Alors, derrière la fille, il
entendit :
— Ça va, Bam. Je vais lui parler.
Un adolescent émergea d’un groupe d’enfants.
Petit, mais charpenté, il ne devait pas avoir plus de seize ans.
Des cheveux rouges avec des racines brunes assez visibles. Comme la
fille, il portait un polo rouge dont le logo indiquait qu’il
faisait partie du personnel du camp. En fait, il paraissait être un
jeune homme raisonnable, mais les apparences étaient souvent
trompeuses.
Il fit signe au directeur.
— Marchons.
Ils quittèrent la clairière et empruntèrent un
chemin à travers les séquoias. Les arbres, vieux et imposants, ne
cessaient jamais d’impressionner le directeur – c’était l’une des
raisons pour lesquelles il avait accepté ce boulot, même s’il était
très mal payé. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, il était sûr que
son sort allait changer.
Il connaissait le chemin par cœur et s’arrêta à
l’emplacement le plus proche non occupé par les Hérons rouges. Une
grande famille avec de nombreux bambins gambadant en
couche-culotte. Mieux valait rester à découvert et ne pas
s’enfoncer trop loin dans les bois avec ce jeune voyou.
— Si vous êtes inquiet au sujet du
nettoyage du camping, dit le jeune, je vous promets que ce sera
fait.
— Je n’ai pas retenu votre nom, dit le
directeur.
— Ralph, répondit l’adolescent avec un
sourire si large que son mensonge était évident.
— Vous êtes très jeune pour être
responsable de tous ces enfants, non ?
— Les apparences sont trompeuses. J’ai eu
le poste parce que j’avais l’air d’avoir leur âge.
— Je vois.
Il baissa les yeux sur la main gauche du jeune
homme.
— C’est quoi, ce gant ?
Le garçon leva la main.
— Quoi ? Vous n’aimez pas mon look à
la Michael Jackson ?
Le directeur remarqua que les doigts de cette
main semblaient ne pas bouger.
— Pas du tout. C’est juste que c’est un
drôle d’accessoire pour aller camper.
Le garçon baissa sa main.
— Je suis très occupé, monsieur Proctor.
C’est bien Proctor, n’est-ce pas ? Mark Proctor ?
Le fait que le garçon connaisse son nom prit le
directeur au dépourvu. La plupart des gens qui réservaient au
camping de Redwood Bluff connaissaient à peine son existence, alors
son nom.
— S’il s’agit du paiement, reprit le jeune
homme, nous avons déjà tout payé, en liquide. Je suis sûr que c’est
mieux que la plupart des gens.
Le directeur décida d’en venir au fait, parce
qu’il commençait à se dire que plus il ferait traîner, plus le
garçon trouverait le moyen de noyer le poisson.
— Oui, en effet. Il y a un problème,
cependant : j’ai procédé à quelques vérifications et il
n’existe aucun camp du Héron rouge. Ni dans cet État, ni dans un
autre.
— Eh bien, déclara le garçon d’un ton
condescendant, vous n’avez certainement pas cherché au bon
endroit.
Mark Proctor ne se laisserait pas berner.
— Comme je l’ai dit, il n’y a pas de camp
du Héron rouge. Il existe en revanche des rapports au sujet d’un
gang de fragmentés renégats. Et l’un d’entre eux est un déserteur
tueur de frag nommé Rufus Michael Starkey. La photo te ressemble
énormément, « Ralph ». Sans les cheveux rouges, bien
sûr.
Le garçon se contenta de sourire.
— En quoi puis-je vous aider, monsieur
Proctor ?
Proctor savait qu’il avait l’avantage. Il tenait
ce gosse à sa merci. Il lui rendit son ton railleur et
condescendant.
— Je faillirais à mes devoirs de citoyen si
je ne vous dénonçais pas à la Brigade des mineurs, toi et tes
copains.
— Mais vous ne l’avez pas encore
fait.
Proctor prit une profonde inspiration.
— Je pourrais peut-être me laisser
convaincre.
Il ignorait combien d’argent avaient ces mômes,
ni d’où ils le tenaient, mais ils en avaient clairement assez pour
faire durer leur petite comédie. Proctor n’éprouvait aucun scrupule
à les soulager d’une petite quantité de cette somme.
— D’accord, dit Starkey. Voyons si je peux
vous convaincre, alors.
Il plongea la main dans sa poche, mais au lieu
d’en sortir une liasse de billets, il en extirpa une photo. Il la
retourna habilement de sa main non gantée, tel un magicien
présentant une carte à jouer.
C’était une photo de la fille adolescente de
Proctor. Elle semblait avoir été prise récemment, par la fenêtre de
sa chambre. Elle était en train d’exécuter ses exercices de gym du
soir.
— Elle s’appelle Victoria, dit Starkey,
mais tout le monde l’appelle Vicki, c’est bien ça ? Elle a
l’air d’être une gentille fille. J’espère sincèrement qu’il ne lui
arrivera jamais rien.
— C’est une menace ?
— Non, pas du tout.
La photo parut disparaître sous le nez de
Proctor quand Starkey bougea ses doigts.
— Nous savons également dans quelle
université va votre fils. Il bénéficie d’une bourse d’études en
natation, car votre salaire ne vous permet pas de lui offrir
Stanford, n’est-ce pas ? C’est triste, mais il arrive que les
meilleurs nageurs se noient parfois. Ils deviennent un peu trop
sûrs d’eux, pour ce que j’en sais.
Starkey se tut. Il afficha un sourire faussement
charmeur. Là-haut, dans les séquoias, un oiseau poussa un cri,
comme amusé, et non loin, un bébé
se mit à pleurer, comme pour déplorer la perte de dignité de Mark
Proctor.
— Que voulez-vous ? demanda froidement
Proctor.
À aucun moment le sourire de Starkey ne perdit
de sa chaleur. Il passa son bras autour des épaules de Proctor et
le ramena par le chemin qu’ils avaient emprunté.
— Tout ce que je veux, c’est vous
convaincre de ne pas nous dénoncer, comme vous l’avez suggéré. Tant
que vous ne direz rien sur nous – que ce soit maintenant ou après
notre départ –, je peux vous garantir personnellement que
votre charmante famille restera tout aussi charmante.
Proctor avala sa salive et se rendit compte que
le sentiment de puissance qu’il avait éprouvé quelques instants
plus tôt n’était qu’une illusion.
— Alors, on passe un marché ? le
pressa Starkey.
Il tendit sa main gantée à Proctor qui la serra
avec effusion. Starkey grimaça, mais même la grimace était
davantage un signe de force que de faiblesse.
— Comme tu l’as dit, vous avez tout payé,
dit Proctor. Je n’ai besoin de rien d’autre pour le moment. Ç’a été
un plaisir d’accueillir le camp du Héron rouge et j’espère vous
revoir l’été prochain.
Même si tous deux savaient que c’était le
dernier de ses souhaits.
Les jambes légèrement flageolantes, Proctor prit
conscience de quelque chose. La photo de sa fille qui semblait
avoir disparu au cours de leur conversation se trouvait à présent
dans la poche de sa chemise. Alors qu’il la regardait, les larmes
lui vinrent aux yeux. Plutôt que de ressentir de la colère, il
éprouvait de la gratitude. La reconnaissance de ne pas être fou au
point de risquer sa vie ou celle de son fils.