15.
Starkey
— Ne bouge pas, dit Bam. Si tu t’en prends
dans les yeux, ça va te brûler comme tu ne peux pas
l’imaginer.
La nuit était tombée sur le camp. Starkey était
assis sur une chaise longue, la tête en arrière. Un garçon portait
un seau d’eau ; un autre attendait avec une serviette. Bam,
qui portait des gants en caoutchouc, était en train d’étaler une
solution à l’odeur forte sur les cheveux de Starkey et la fit
pénétrer en massant le cuir chevelu, le tout sous l’éclairage
collectif de quatre adolescents tenant des lampes de poche.
— Tu peux le croire ? Le type a
vraiment essayé de nous faire chanter, dit Starkey à Bam en fermant
les yeux.
— J’aurais aimé voir sa tête quand tu as
renversé la situation.
— Classique, et ça prouve que notre plan de
secours fonctionne.
— Jeevan mérite une médaille, intervint
l’un des porteurs de lampe.
— C’est Whitney qui a pris la photo, dit le
garçon au seau d’eau.
— Mais c’est Jeevan qui a eu l’idée.
— Hé, dit Starkey. Je ne vous ai pas
demandé votre avis.
En fait, c’était Starkey qui avait décidé de
nommer Jeevan responsable du renseignement. C’était un gosse malin,
efficace, et il s’y connaissait en informatique. Certes, rassembler
des informations sur les gens avec lesquels ils devaient traiter était une idée de Jeevan, mais
Starkey avait décidé de ce qu’il fallait en faire. Dans ce cas
précis de chantage contre chantage, l’homme avait cédé, comme
Starkey l’avait imaginé. Le simple fait de penser qu’il puisse
arriver malheur à ses précieux enfants était trop pour l’homme.
Incroyable. Starkey était toujours fasciné de voir jusqu’où la
société était capable d’aller pour protéger les enfants qu’elle
aimait et rejeter ceux dont elle ne voulait pas.
— Alors, où on va maintenant ? demanda
l’enfant à la serviette.
Starkey ouvrit un œil, l’autre commençait déjà à
piquer.
— Tu n’as pas à t’en inquiéter. Tu le
sauras quand on y arrivera.
En tant que leader de la Brigade des refusés,
Starkey avait appris l’art de contrôler l’information.
Contrairement à Connor – qui ne cachait rien quand il dirigeait le
Cimetière –, Starkey laissait filtrer des bribes
d’informations et seulement quand cela se révélait absolument
nécessaire.
Depuis que leur avion s’était abîmé en mer trois
semaines auparavant, les choses n’avaient pas été faciles pour le
Club des refusés. Au début du moins. Les tout premiers jours, ils
s’étaient cachés dans les montagnes rocheuses au-dessus de la mer
de Salton, trouvant des grottes peu profondes où se blottir, afin
de ne pas se faire repérer par les vols de reconnaissance. Starkey
savait qu’ils allaient lancer des recherches terrestres, il leur
fallait donc s’éloigner, mais ils ne pouvaient se déplacer qu’à
pied et de nuit.
Il n’avait pas pensé à la façon dont procurer de
la nourriture, ou un abri, ou des soins aux enfants blessés lors du
crash, et ils s’étaient résolus à piller des épiceries au bord des
routes, qui signalaient aussitôt leur position aux autorités.
Un vrai baptême du feu pour Starkey, mais il
avait vaincu les flammes, et, grâce à lui, ils étaient restés
libres et vivants. Il avait pris ces gamins sous son aile, malgré
sa main cassée. Sa blessure était
légendaire chez les refusés. En se la fracturant volontairement
pour les sauver, il avait prouvé qu’il était prêt à tout.
À Palm Springs, ils étaient arrivés devant un
hôtel fermé, pas encore démoli, et leur chance avait commencé à
tourner. L’endroit était assez isolé pour qu’ils puissent s’y
réfugier et prendre le temps d’échafauder un plan de survie plus
efficace que la mise à sac des 7-Eleven du coin.
Starkey les avait fait sortir par petits
groupes, en choisissant des adolescents qui n’éveilleraient pas les
soupçons. Ils avaient volé des vêtements dans des laveries et des
provisions sur les quais de chargement des supermarchés.
Ils étaient restés là presque une semaine,
jusqu’à ce que des adolescents du coin les repèrent.
— Moi aussi, je suis un refusé, avait dit
l’un d’eux. On ne vous dénoncera pas ; on le jure.
Starkey n’avait jamais fait confiance à un
enfant issu d’une famille aimante. Il avait une répulsion
particulière pour les enfants dont les parents adoptifs les
aimaient comme s’ils étaient leur chair et leur sang :
99 % des enfants refusés se retrouvaient dans des foyers
chaleureux et pleins d’amour, où il ne serait jamais question de
fragmentation. Mais pour le 1 % de malchanceux, cette idée
n’était qu’un rêve écoeurant.
Et puis Jeevan avait eu un éclair de génie. Il
s’était introduit sur le compte bancaire des parents du Club des
refusés – pas mal de gosses connaissaient, ou devinaient, le mot de
passe de leurs parents adoptifs. Toute l’opération s’était montée
en quelques clics, et, avant que quiconque s’en aperçoive, le Club
des refusés avait amassé plus de dix-sept mille dollars sur un
compte offshore. Y accéder était aussi facile que d’utiliser une
carte bancaire.
— Quelqu’un, quelque part, est en train de
faire des recherches là-dessus, avait dit Jeevan à Starkey. Quoi
qu’il en soit, elles ne le mèneront pas à nous, mais à Raymond
Harwood.
— Qui est Raymond Harwood ? avait
demandé Starkey.
— Un garçon qui n’arrêtait pas de m’embêter
à l’école primaire.
— Jeevan, avait répondu Starkey, hilare,
t’ai-je déjà dit que tu étais un génie du crime ?
— Eh bien, on m’a déjà dit que j’étais un
génie…
Starkey se demandait souvent pourquoi les
parents de Jeevan avaient décidé de fragmenter un enfant aussi
brillant, mais ne pas poser de questions était une règle
tacite.
L’argent avait donné un peu de liberté aux
refusés, dans la mesure où l’argent achète la légitimité. Tout ce
dont ils avaient besoin, c’était d’un subterfuge, d’une illusion
que personne ne mettrait en doute – et s’il y avait une chose que
Starkey connaissait, en tant que magicien amateur, c’était l’art de
l’illusion. Diriger l’attention ailleurs. Tous les magiciens
savaient que le public suivrait toujours la main qui se déplaçait
et croirait toujours ce qu’il voyait, jusqu’à ce qu’il ait une
raison de ne pas y croire.
Le camp du Héron rouge était sorti de l’esprit
de Starkey. Tout ce qu’il avait fallu pour rendre l’illusion
réelle, c’était une commande de cent trente tee-shirts à son
effigie, des chemisettes pour le personnel et quelques chapeaux
assortis pour parfaire la supercherie. En tant que camp du Héron
rouge, ils pouvaient prendre le train et même louer des bus. Les
gens voyaient un camp en activité, et celui-ci devenait aussitôt un
élément de leur réalité. Paradoxalement, plus ils étaient visibles
et bruyants, mieux l’illusion était entretenue. Si des gens étaient
en train de regarder un bulletin d’information sur le groupe de
fragmentés déserteurs et que le camp du Héron rouge passait à côté
d’eux, personne – pas même les forces de l’ordre – ne
tiquait.
La première chose à faire fut de s’éloigner du
sud de la Californie vers un lieu où les autorités ne les
chercheraient pas. Ayant sa dose de désert, Starkey estima qu’ils
devaient prendre le train vers le nord et des pâturages plus verts
et riants. Ils n’avaient rencontré aucune difficulté dans leur
premier camping, près de Monterey.
Puis ils avaient continué plus au nord et réservé leur emplacement
au Redwood Bluff. Tout s’était bien passé jusqu’à aujourd’hui, mais
même la crise du jour avait été facilement résolue.
Blam finit de rincer le produit décolorant sur
la tête de Starkey, et le garçon à la serviette s’approcha pour la
sécher.
— Alors, si le directeur du camping parle,
tu vas vraiment faire du mal à l’un de ses enfants ? demanda
Bam.
Starkey était ennuyé qu’on lui pose une telle
question devant les porteurs de lampe, de serviette et de seau
d’eau.
— Il ne dira rien, affirma Starkey en
ébouriffant ses cheveux.
— Et s’il le fait ?
Il se tourna vers le garçon à la serviette.
C’était l’un des plus jeunes fans de Starkey, qui essayait toujours
d’obtenir ses faveurs.
— Qu’est-ce que je dis
toujours ?
Le garçon afficha l’air terrifié de celui qu’on
soumet à une interro surprise.
— Euh… De la poudre aux yeux ?
— Exactement ! Tout n’est que poudre
aux yeux.
Ce fut la seule réponse qu’il donna à Bam, et la
réponse elle-même était un écran de fumée, une non-réponse qui
éludait la question. Leur ferait-il du mal ? Même si Starkey
préférait ne pas y penser, il savait qu’il ferait tout ce qui était
nécessaire pour protéger ses refusés. Même si cela impliquait de
faire un exemple.
— En parlant de ça, regarde, dit Bam en lui
tendant un rétroviseur qu’elle avait piqué sur une voiture.
Il lui était difficile de se voir en totalité,
il devait bouger le rétroviseur sans cesse pour avoir une vue
d’ensemble.
— J’aime bien, dit-il.
— Tu es beau en bond platine,
assura-t-elle. Un vrai surfeur.
— Ouais, mais les surfeurs n’inspirent pas
vraiment confiance aux adultes, fit remarquer Starkey. Coupe-les.
Courts et nets. Je veux ressembler à un scout.
— Pas ton genre, Starkey, dit-elle avec un
grand sourire, et quelques adolescents rirent.
En fait, cela le blessa, même s’il ne le montra
pas. Son goût pour la magie datait de ses années de scoutisme.
Marrant comme les choses changent.
— Fais-le, Bambi, dit-il.
Cela lui valut un regard noir bien mérité.
Les autres avaient appris à ne pas rire de son
véritable prénom, sous peine d’être confrontés à sa colère
noire.
Quand Bam eut fini, Starkey pouvait passer pour
le gentil garçon du quartier lorsqu’il souriait et pour un membre
des Jeunesses hitlériennes s’il se renfrognait. Son cuir chevelu
brûlait encore, mais ce n’était pas une sensation
désagréable.
— Tu sais, je ne suis pas le seul à avoir
besoin de changer d’identité, dit-il à Bam après le départ des
autres.
Elle rit.
— Personne ne touche à mes cheveux.
Avec sa coupe courte et ses vêtements
passe-partout, Bam ne se souciait guère de son apparence. Une fois
et une fois seulement elle avait fait des avances à Starkey, mais
elle avait vite été découragée. N’importe quelle autre fille aurait
été gênée et l’aurait évité, mais Bam avait encaissé et continué
comme si de rien n’était. Starkey n’était pas insensible à son
charme, mais flirter avec elle serait une mauvaise idée. Tomber
amoureux dans cette situation, de son bras droit qui plus est, ne
lui attirerait que des problèmes. Il en était de même avec les
autres : pouvoir avoir toutes les filles qu’il voulait
représentait un avantage dont il devait user avec prudence. Il
échangeait les mêmes regards et adressait les mêmes sourires
insistants à chacune d’entre elles, et même aux garçons que cela
pouvait intéresser. C’était la clé de son pouvoir. Laisser penser à
chacun qu’il était unique. Qu’il pouvait être bien plus qu’un
simple visage dans la foule. Ces petites touches étaient un grand
poids. L’illusion de l’espoir, combinée à une saine peur de lui, faisait régner la discipline
parmi les refusés.
— Je ne veux pas dire changer ton identité, Bam, dit Starkey. Je voulais dire
notre identité. Ce type a découvert qui nous sommes. Pour être en
sécurité, on ne peut plus être le camp du Héron rouge.
— On pourrait être une école, de cette
façon, on ne passerait pas seulement l’été, ça pourra fonctionner
quand l’année scolaire commencera.
— Excellente idée. Faisons-en une école
privée. Quelque chose d’élitiste.
Starkey passa en revue dans sa tête toutes les
espèces de refusés qu’il connaissait.
— On s’appellera l’Académie du grand
aigle.
— J’adore !
— Va chercher cette fille artiste pour
qu’elle dessine un nouveau tee-shirt, mais pas aussi voyant que
celui du camp. L’Académie du grand aigle sera tout en beige et vert
forêt.
— Je peux me charger de l’histoire de
l’école ?
— Avec plaisir.
La frontière était mince entre le fait de se
cacher à la vue de tous et celui d’exhiber leur statut de
déserteurs, et Starkey savait marcher sur la crête de l’illusion
comme un funambule.
— Quelque chose d’assez honnête pour
tromper les bracs, si on en rencontre.
— La Brigade des mineurs est un ramassis de
crétins.
— C’est faux, rétorqua Starkey. Ils sont
malins, alors nous devons l’être plus qu’eux. Et quand on tente un
coup, on doit le faire bien.
Depuis leur vol malheureux, il n’y avait pas eu
de libération de refusés. Starkey avait sauvé plusieurs refusés sur
le point de se faire fragmenter durant leur séjour au Cimetière,
mais c’était Connor qui possédait la liste des adolescents. Sans
liste, impossible de savoir qui avait besoin d’être secouru. Mais
ce n’était pas grave, parce que si sauver les enfants un par un et brûler leur maison en guise
d’avertissement était bien, Starkey se savait capable de mesures
bien plus efficaces.
Il avait une brochure sur un camp de collecte
qu’il gardait dans sa poche. Il la sortait quand il avait besoin de
se souvenir. Comme toutes les brochures de ce type, on y voyait des
photos de scènes bucoliques et d’adolescents qui, à défaut d’être
heureux, étaient au moins en paix avec leur destin.
Un voyage doux-amer,
proclamait la brochure, peut toucher bien des
vies.
— Alors, tu abandonnes, Starkey ?
demanda Bam lorsqu’elle le surprit en train de l’étudier ce
soir-là. Prêt pour la fragmentation ?
Il ignora sa remarque.
— Ce camp de collecte se trouve dans le
Nevada, au nord de Reno, dit-il. Le Nevada possède la plus faible
Brigade des mineurs du pays. Mais aussi la plus forte concentration
de refusés en attente de fragmentation. Regarde ça : ce camp
de collecte est en manque de chirurgiens. Sa population explose et
ils ne parviennent pas à les fragmenter assez vite.
Il lui adressa alors son sourire de gentil
garçon. Il gardait ça pour lui depuis assez longtemps. Il était
temps de semer les graines d’une illustre cause. Il pouvait tout
aussi bien commencer par Bam.
— On ne va plus démolir de maisons
individuelles et libérer les refusés un par un, lui confia
prudemment Starkey. On va libérer tout un camp de collecte.
Et que Dieu vienne en aide à quiconque se
mettrait sur son chemin.