29.
Cam
Le déjeuner avec le général et le sénateur se
tenait dans les recoins obscurs du Wrangler’s Club – sans doute le
restaurant le plus cher et le plus sélect de Washington. Des box en
cuir retirés, dont chacun possédait son propre éclairage, et une
absence totale de fenêtres donnaient l’illusion que le temps avait
été arrêté par l’importance d’une conversation. Le monde extérieur
n’existait plus au Wrangler’s Club.
Tandis que Cam et Roberta étaient accueillis par
l’hôtesse, Cam repéra des visages qu’il pensait connaître. Des
sénateurs et des membres du Congrès, sans doute. Des gens qu’il
avait croisés aux nombreux galas prestigieux auxquels il avait
assisté. Ou peut-être n’était-ce que son imagination. Au bout d’un
moment, tous ces personnages suffisants et magouilleurs
commençaient à se ressembler. Il soupçonna ceux qu’il ne
reconnaissait pas d’être les véritables détenteurs du pouvoir.
C’était toujours comme ça. Des lobbyistes au service d’intérêts
occultes dont Cam n’avait aucune idée. Les Citoyens proactifs
n’avaient pas le monopole de la manipulation secrète.
— Pars du bon pied, glissa Roberta à Cam
tandis qu’on les conduisait vers leur box.
— Et lequel est-ce ? demanda-t-il. Tu
dois le savoir mieux que moi.
Elle ne répondit pas à sa pique.
— Dis-toi juste que ce qui va se passer
aujourd’hui pourrait décider de ton avenir.
— Et du tien, remarqua Cam.
Roberta soupira.
— Oui. Et du mien.
Le général Bodeker et le sénateur Cobb étaient
déjà installés à table. Le général se leva pour les accueillir, et
le sénateur tenta lui aussi de se glisser hors du box, mais son
embonpoint en décida autrement.
— Je vous en prie, restez assis, dit
Roberta.
Il abandonna.
— Les hamburgers gagnent chaque fois,
dit-il.
Tous s’installèrent et échangèrent poignées de
main et courtoisies réglementaires. Ils parlèrent du temps
imprévisible qui faisait alterner pluie et soleil d’une minute à
l’autre. Le sénateur loua les coquilles Saint-Jacques, qui étaient
la spécialité du jour.
— Anaphylactique, lança Cam. Enfin, je veux
dire que je suis allergique aux coquilles Saint-Jacques. En tout
cas, mes épaules et mes bras le sont. J’ai droit à une éruption
épouvantable.
Le général était intrigué.
— Vraiment ? Mais seulement
là ?
Ils commandèrent, et, une fois l’entrée servie,
les deux hommes en vinrent finalement à l’affaire qui les
concernait.
— Nous envisageons une carrière militaire
pour toi, dit le général, et les Citoyens proactifs sont
d’accord.
Cam remua sa fourchette dans sa salade
d’endives.
— Vous voulez faire de moi un
troufion ?
Le général Bodeker se hérissa.
— C’est une façon très calomnieuse de
parler des jeunes qui ont l’esprit militaire.
Le sénateur le coupa d’un geste de la
main.
— Oui, oui, nous connaissons tous l’avis
officiel des militaires sur ce mot, mais ce n’est pas de ça que
nous parlons. Cam, pour commencer, tu sauterais l’entraînement et
intégrerais directement le programme des officiers.
— Tu peux entrer dans le corps d’armée de
ton choix, dit Bodeker.
— Disons les Marines, intervint Roberta,
et, quand Cam la regarda, elle expliqua : Eh bien, je sais que
tu y pensais, et ils ont les plus beaux uniformes.
Le sénateur abaissa sa main, comme s’il coupait
du bois.
— Le principe, c’est que tu survoles le
programme et tu en sors porte-parole officiel des militaires, avec
tous les avantages.
— Tu serais un modèle pour tous les jeunes,
continua Bodeker.
— Et pour ceux de ton espèce, ajouta
Cobb.
Cam leva les yeux.
— Je n’appartiens à aucune
« espèce », leur répondit-il, et les deux hommes
regardèrent Roberta.
Elle posa sa fourchette et choisit ses mots avec
prudence.
— Une fois, tu t’es défini comme un
prototype, Cam. Eh bien, ce que messieurs disent, c’est que l’essai
est concluant.
— Je vois.
On apporta le plat principal. Cam avait commandé
une côte de bœuf, le plat favori de l’un ou l’autre dans sa tête.
La première bouchée le ramena au mariage d’une sœur. Il ne savait
ni où ni qui était cette sœur. Elle était blonde, mais son visage
ne lui rappela rien. Il se demanda si ce gamin – ou n’importe
lequel de ceux qui l’habitaient – se serait jamais vu offrir un
uniforme. Il savait que la réponse était négative et il se sentait
insulté pour eux.
Il devait y aller doucement afin que cette
rencontre ne se finisse pas en queue de poisson.
— C’est une offre très généreuse, dit Cam.
Et j’en suis honoré.
Il s’éclaircit la voix.
— Et je sais que vous avez à cœur de
défendre mes intérêts.
Il posa son regard sur le général, puis sur le
sénateur.
— Mais ce n’est pas quelque chose que
j’envisage à ce… (il chercha un mot qui correspondrait au langage
de Washington) à ce stade.
Le sénateur le dévisagea et sa voix avait perdu
toute sa jovialité.
— Pas quelque chose que tu envisages à ce
stade…, répéta-t-il.
Et, réglée comme du papier à musique, Roberta
rebondit aussitôt :
— Ce que Cam essaie de dire, c’est qu’il a
besoin de temps pour y réfléchir.
— Je croyais que vous aviez dit que ce
serait du tout cuit, Roberta.
— Eh bien, peut-être que si vous faisiez
preuve d’un peu plus de délicatesse dans votre approche…
Le général Bodeker leva alors la main pour les
faire taire.
— Tu n’as peut-être pas bien compris, dit
le général avec patience. Je vais t’expliquer.
Il attendit que Cam ait posé sa fourchette, puis
poursuivit.
— Jusqu’à la semaine dernière, tu étais la
propriété des Citoyens proactifs. Mais ils ont vendu leurs parts
pour une somme considérable. Tu es maintenant la propriété de
l’armée américaine.
— La propriété ? releva Cam. Que
voulez-vous dire par « propriété » ?
— Allons, Cam, dit Roberta, faisant de son
mieux pour limiter les dégâts. C’est juste un mot.
— C’est plus qu’un mot ! insista Cam.
C’est une idée, une idée qui, d’après les experts en histoire
résidant quelque part dans mon cerveau gauche, a été abolie en
1865.
Le sénateur s’agita, mais le général garda son
calme.
— Cela s’applique aux individus, ce que tu
n’es pas. Tu es une collection de morceaux très particuliers,
possédant chacun sa valeur monétaire. Nous avons payé plus de cent
fois cette valeur pour l’agencement
unique de ces morceaux. Mais à la fin, monsieur Comprix, les
morceaux restent des morceaux.
— Alors, voilà, dit âprement le sénateur.
Tu veux t’en aller ? Vas-y. Tant que tu laisses tous ces
morceaux derrière toi.
Cam ne parvenait plus à contrôler sa
respiration. Des dizaines de tempéraments distincts à l’intérieur
de lui s’unirent et s’embrasèrent d’un seul coup. Il avait envie de
renverser la table. De leur jeter les assiettes à la figure.
Propriété !
Ils le voyaient comme une propriété !
Sa pire crainte s’était concrétisée : même
les gens qui le vénéraient le voyaient comme une marchandise. Une
chose.
Roberta lui attrapa la main.
— Regarde-moi, Cam !
ordonna-t-elle.
Ce qu’il fit, sachant, au plus profond de lui,
que faire une scène serait le pire des services à se rendre. Il
avait besoin qu’elle le calme avec ses paroles.
— Judas ! cria-t-il.
Brutus !
— Je ne suis pas une traîtresse. Je te dis
la vérité, Cam. Ce marché a été conclu sans que je le sache. Je
suis tout aussi furieuse que toi, mais nous devons tous les deux en
tirer le meilleur.
Sa tête tournait.
— Conspiration !
— Ce n’est pas non plus un complot !
Oui, j’étais au courant lorsque je t’ai emmené ici, mais je savais
aussi que ç’aurait été une erreur de te le dire.
Elle lança un regard furieux aux deux
hommes.
— Parce que si tu avais accepté, les
problèmes techniques de propriété n’auraient jamais été
évoqués.
— Cracher le morceau.
Cam se força à reprendre son calme.
— Ferme la porte de la grange. Les chevaux
sont partis.
— Qu’est-ce qu’il raconte ? lâcha le
sénateur.
— Taisez-vous ! ordonna Roberta. Tous
les deux !
Le fait que Roberta puisse réduire au silence un
sénateur et un général d’une seule phrase ressemblait à une sorte
de victoire. Peu importe de qui ou de quoi ils étaient
propriétaires, cela ne les concernait pas. Pas à ce stade en tout
cas.
Cam savait que tout ce qui sortirait de sa
bouche relèverait du langage métaphorique – comme lorsqu’il venait
d’être formaté et peinait à trouver ses mots –, mais il s’en
fichait.
— Citron, dit-il.
Les deux hommes jetèrent un coup d’œil sur la
table à la recherche de citron.
— Non, dit Cam en avalant une bouchée de sa
côte de bœuf et en s’efforçant de se calmer pour exprimer plus
clairement ses pensées. Ce que je veux dire, c’est que, quelle que
soit la somme que vous avez donnée pour moi, vous avez gaspillé
votre argent si je ne signe pas.
Le sénateur avait toujours l’air perplexe, mais
le général Bodeker hocha la tête.
— Tu es en train de dire que nous nous
sommes offert un citron.
Cam prit une autre bouchée.
— Un bon point pour vous.
Les deux hommes se regardèrent et s’agitèrent.
Bien. C’était exactement ce qu’il cherchait.
— Mais si je signe, alors tout le monde a
ce qu’il veut.
— Et nous sommes de retour à la case
départ, dit Bodeker en perdant patience.
— Mais au moins, maintenant, nous nous
comprenons.
Cam examina la situation. Il observa Roberta,
qui, à présent, se tordait les mains avec anxiété et se tourna vers
les deux hommes.
— Déchirez votre contrat avec les Citoyens
proactifs, dit-il. Je signerai alors mon propre contrat qui
m’oblige à faire tout ce que vous me demanderez. Ce sera donc ma
décision et pas une acquisition.
Cela sembla jeter le trouble parmi les trois
autres convives.
— Est-ce que c’est possible ? demanda
le sénateur.
— Techniquement parlant, il est encore
mineur, dit Roberta.
— Techniquement, je n’existe pas, lui
rappela Cam. Ce n’est pas vrai ?
Personne ne répondit.
— Donc, poursuivit Cam. Faites-moi exister
sur le papier. Et, sur ce même papier, je vous céderai ma vie.
Parce que je l’aurai choisi.
Le général regarda le sénateur, qui se contenta
de hausser les épaules. Alors le général Bodeker se tourna vers Cam
et déclara :
— Nous allons y réfléchir et te donnerons
notre réponse.
Cam était dans sa chambre, dans sa résidence de
Washington, et regardait la porte fermée.
Après chacune de ses nombreuses conférences,
c’était dans cette maison qu’il revenait. Roberta parlait de
« rentrer à la maison ». Pour Cam, ce n’était pas sa
maison. La demeure de Molokai l’était, et pourtant il n’y était pas
allé depuis des mois. Il craignait de n’être jamais autorisé à y
retourner. Après tout, c’était davantage une nursery qu’une maison
pour lui. C’est là qu’il avait été formaté. C’est là qu’on lui
avait appris qui il était – ce qu’il était – et comment coordonner
la diversité de sa « communauté interne ».
Malgré la colère du général Bodeker en entendant
le mot « troufion », parler de « morceaux »
pour désigner la communauté interne de Cam ne lui posait
apparemment aucun problème.
Cam ne savait pas qui il méprisait le
plus : Bodeker pour avoir acheté sa chair, les Citoyens
proactifs pour l’avoir vendue, ou Roberta pour être à l’origine de
son existence. Cam continua à regarder sa porte fermée, sur
laquelle était suspendu – placé là de manière stratégique par un inconnu en son absence – l’uniforme
complet du Marine américain. Beau, comme l’avait dit Roberta.
Était-ce une menace ou une incitation ? se
demanda Cam.
Cam n’en parla pas à Roberta lorsqu’il descendit
dîner. Depuis leur déjeuner avec le sénateur et le général la
semaine précédente, ils avaient pris tous leurs repas seuls dans la
maison, comme si le fait d’être ignoré par les puissants était une
punition.
À la fin du repas, la gouvernante apporta un
service à thé en argent qu’elle posa entre eux – Roberta, en bonne
Anglaise expatriée, ne pouvait se passer de son Earl Grey.
— Je dois te dire quelque chose, dit
Roberta après sa première gorgée. Mais je veux que tu me promettes
de te contrôler.
— Ce n’est jamais une bonne façon de
démarrer une conversation, dit-il. Recommence. Mais cette fois, sur
une note positive.
Roberta prit une profonde inspiration, reposa sa
tasse et lâcha :
— Ta demande de signature sur ton document
a été rejetée par la cour.
Cam sentit son estomac se soulever.
— Donc, la cour déclare que je n’existe
pas. C’est bien ce que tu es en train de me dire ? Que je suis
une espèce d’objet (il prit une cuillère), comme un couvert ?
Ou suis-je plutôt comme une théière ?
Il lâcha la cuillère et attrapa la
théière.
— Oui, c’est ça, une théière articulée
sifflant un air chaud que personne ne veut entendre.
Roberta poussa sa chaise qui racla le
parquet.
— Tu avais promis de garder ton
sang-froid !
— Non. Tu l’as demandé, mais je n’ai rien
promis !
Il reposa violemment la théière et du thé
jaillit, trempant la nappe blanche.
— C’est une définition juridique, rien de
plus, insista Roberta. Je suis mieux placée que quiconque pour
savoir que tu es bien davantage que cette stupide définition.
— Atelier clandestin ! lâcha Cam, ce
que même Roberta fut incapable de décrypter. Ton avis ne compte
pas, parce que tu ne vaux pas beaucoup mieux que les couturières de
l’atelier clandestin qui m’ont cousu.
— Oh ! je ne vaux pas beaucoup
mieux ! s’indigna-t-elle.
— Tu vas me dire que c’est toi qui m’as
créé ? Je devrais chanter tes louanges ? Ou, mieux
encore, pourquoi je ne m’arracherais pas le cœur pour le déposer
sur ton autel ?
— Assez !
Cam s’effondra sur sa chaise, épuisé par tant de
colère.
Roberta épongea le thé avec sa serviette. Cam se
demanda si la nappe en voudrait à la serviette pour son pouvoir
absorbant, même si elle était juridiquement reconnue en tant
qu’individu.
— Il faut que tu voies quelque chose, dit
Roberta. Que tu comprennes quelque
chose qui pourrait te donner un autre point de vue sur tout
ça.
Elle se rendit dans la cuisine et en revint avec
un stylo et un morceau de papier. Elle s’assit à côté de lui,
replia la nappe et posa le papier sur un coin sec de la
table.
— Je veux que tu signes.
— Pour quoi faire ?
— Tu verras.
Trop écœuré pour discuter, il prit le stylo,
regarda le papier et écrivit, aussi nettement que possible, Camus
Comprix.
— Bien. Maintenant, retourne le papier et
signe de nouveau.
— Quel intérêt ?
— Fais-moi plaisir.
Il tourna la feuille, mais Roberta l’arrêta
avant qu’il signe.
— Ne regarde pas, dit-elle. Cette fois,
regarde-moi pendant que tu signes. Et parle-moi aussi.
— De quoi ?
— De ce que tu as sur le cœur.
Les yeux posés sur Roberta, il signa, tout en
citant une déclaration appropriée de son homonyme, Albert
Camus : « Le besoin d’avoir raison… marque d’esprit
vulgaire. » Puis il tendit la feuille à Roberta.
— Voilà. Tu es contente ?
— Pourquoi ne regardes-tu pas la signature,
Cam ?
Il baissa les yeux. Au début, il pensa voir la
signature comme elle devait être. Mais il eut l’impression qu’on
pressait un interrupteur dans son cerveau et la signature qu’il vit
n’était pas du tout la sienne.
— Qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas
ce que j’ai écrit.
— Si, Cam. Lis.
Les lettres étaient un peu griffonnées.
— Wil Tash… Tashi…
— Wil Tashi’ne, dit Roberta. Tu as ses
mains et les centres neuromoteurs correspondants dans ton cervelet
ainsi que la substance corticale essentielle. Tu vois. Ce sont
ses connexions neuronales et
sa mémoire musculaire qui te permettent
de jouer de la guitare et d’accomplir de nombreuses activités
motrices fines.
Cam ne pouvait détacher ses yeux de la
signature. L’interrupteur dans son cerveau ne cessait de changer de
position. Ma signature. Pas ma signature. La
mienne. Pas la mienne.
Roberta le regarda avec une infinie
bienveillance.
— Comment peux-tu signer un document, Cam,
si ta signature même ne t’appartient pas ?
Roberta détestait que Cam sorte seul, en
particulier la nuit, mais cette nuit, rien de ce qu’elle aurait pu
dire ou faire ne l’en aurait empêché.
Il descendait à grandes enjambées une rue encore
mouillée par la pluie tombée dans la journée, mais avec
l’impression de n’aller nulle part. Il ne savait même pas où il
avait envie d’aller, si ce n’est loin de là où il était en ce
moment, incapable de se sentir bien dans sa peau. Comment les
publicités appelaient-elles ça ? Ah oui : Troubles de Désunification Biosystémique. Une
fausse maladie ne pouvant être soignée que par la fragmentation,
comme par hasard.
Tous ses calculs et ses rêves de démolir les
Citoyens proactifs – d’être le genre de héros qu’il fallait à
Risa –, tout ça ne rimait à rien s’il était juste une
propriété militaire. C’était plus qu’une simple définition
juridique. Comment pouvait-elle ne pas se rendre compte que,
lorsque l’on est défini, on perd toute capacité à se définir
soi-même ? Au final, il allait devenir cette définition. Il
allait devenir une chose.
Ce dont il avait besoin, c’était d’une sorte de
proclamation de son existence qui l’emporterait sur la dimension
légale. Quelque chose à quoi il pourrait se raccrocher dans son
cœur face à tous leurs papiers. Risa pourrait lui apporter ça. Mais
elle n’était pas là, n’est-ce pas ?
Il existait peut-être d’autres endroits où le
trouver.
Il commença par fouiller sa mémoire à la
recherche de moments empreints de spiritualité. Il avait une
première communion, une bar-mitsva et une cérémonie musulmane. Il
vit le baptême d’un frère dans une église orthodoxe grecque et la
crémation d’une grand-mère au cours de funérailles bouddhistes
traditionnelles. Absolument toutes les croyances étaient présentes
dans ses souvenirs, et il se demanda si c’était volontaire. C’était
bien le genre de Roberta d’avoir fait figurer les religions
majeures au nombre des critères requis pour le choix de ses
morceaux.
Mais laquelle d’entre elles lui donnerait ce
qu’il cherchait ? Il savait que s’il parlait à un rabbin ou à
un moine bouddhiste, il obtiendrait des réponses sages qui
l’enverraient vers d’autres questions.
« Existons-nous parce que les autres
perçoivent notre existence ou notre propre affirmation
suffit-elle ? »
Non. Ce qu’il fallait à Cam, c’était un dogme
pragmatique qui lui donnerait une réponse tranchée.
Il y avait une église catholique à quelques
pâtés de maison. Une vieille église avec des vitraux
impressionnants. Il rassembla un
groupe de croyants au sein de sa communauté interne – assez pour
lui donner un air de respect mêlé d’effroi avant d’entrer dans le
sanctuaire.
Il restait quelques personnes. Les confessions
tiraient à leur fin. Cam sut ce qu’il avait à faire.
— Pardonnez-moi, mon père, parce que j’ai
péché.
— Qu’as-tu fait ?
— J’ai cassé des choses. J’ai volé des
choses. De l’électronique. Une voiture, peut-être deux. J’ai pu
faire preuve de violence envers une fille, une fois. Je ne suis pas
sûr.
— Tu n’es pas sûr ? Comment
pourrais-tu ne pas être sûr ?
— Aucun de mes souvenirs n’est
complet.
— Mon fils, tu ne peux confesser que les
choses dont tu te souviens.
— C’est ce que j’essaie de vous dire, mon
père. Je n’ai pas de souvenirs complets. Que des bribes.
— Eh bien, j’accepte ta confession, mais on
dirait que tu as besoin d’autre chose que le sacrement du
confessionnal.
— C’est parce que ce sont les souvenirs
d’autres personnes.
— …
— M’avez-vous entendu ?
— Alors, tu as reçu les morceaux d’un
fragmenté ?
— Oui, mais…
— Mon fils, tu ne peux être tenu pour
responsable des actes d’un esprit qui n’est pas le tien, pas plus
que tu n’es coupable des actes perpétrés par une main
greffée.
— J’en ai deux, aussi.
— Pardon ?
— Mon nom est Camus Comprix. Ce nom
évoque-t-il quelque chose pour vous ?
— …
— J’ai dit que mon nom était…
— … Oui, oui, j’ai entendu, j’ai entendu.
Je suis juste étonné que tu sois là.
— Parce que je n’ai pas d’âme ?
— Parce que j’entends très rarement des
personnages publics se confesser.
— Est-ce ce que je suis ? Un
personnage public ?
— Pourquoi es-tu là, mon fils ?
— Parce que j’ai peur. J’ai peur de ne pas…
être…
— Ta présence ici prouve que tu
existes.
— Mais en tant que quoi ? J’ai besoin
que vous me disiez que je ne suis pas une cuillère ! Que je ne
suis pas une théière !
— Ce que tu dis n’a aucun sens. S’il te
plaît, il y a des gens qui attendent.
— Non ! C’est important ! J’ai
besoin que vous me disiez… J’ai besoin de savoir… si j’ai les
qualités nécessaires pour être humain.
— Tu dois savoir que l’Église n’a pas
adopté de position officielle sur la fragmentation.
— Ce n’est pas ce que je demande.
— Oui, oui, je sais que ce n’est pas
ça.
— À votre avis, en tant qu’homme
d’Ég…
— Tu m’en demandes trop. Je suis ici pour
donner l’absolution, rien de plus.
— Mais vous aviez une opinion, n’est-ce
pas ?
— …
— Quand vous avez entendu parler de moi
pour la première fois ?
— …
— Quelle était cette opinion, mon
père ?
— Je n’ai pas à te le dire et tu n’as pas à
me le demander.
— Mais je vous pose la
question !
— Tu n’as rien à gagner à
l’entendre !
— Alors, vous êtes mis à l’épreuve, mon
père. Voici votre épreuve : allez-vous dire la vérité ou
allez-vous me mentir dans votre propre confessionnal ?
— Mon opinion…
— Oui…
— Mon opinion… était que ton arrivée dans
ce monde marquait la fin de tout ce que nous chérissions. Mais
cette opinion était nourrie par la peur et l’ignorance. Je le
reconnais ! Et aujourd’hui, je vois le terrible reflet de mes
jugements mesquins. Comprends-tu ?
— …
— Je confesse mon ignorance devant ta
question. Comment pourrais-je dire si, oui ou non, tu portes une
étincelle divine ?
— Un simple oui ou non fera
l’affaire.
— Personne sur terre ne peut répondre à
cette question, Camus Comprix – et tu devrais fuir tous ceux qui
prétendent en être capables.
Cam errait dans les rues, sans savoir ni se
soucier de qui il était. Il était certain que Roberta avait déjà
envoyé une équipe à sa recherche.
Et que se passerait-il quand ils l’auraient
retrouvé ? Ils le ramèneraient à la maison. Roberta le
réprimanderait vertement. Puis elle lui pardonnerait. Et demain, ou
le jour d’après, ou le suivant, il essaierait le bel uniforme pendu
à la porte, il aimerait son apparence et il autoriserait son
transfert vers ses nouveaux propriétaires.
Il savait que c’était inévitable. Tout comme il
savait que le jour où cela se produirait serait celui qui verrait
s’éteindre pour toujours toute étincelle susceptible de se trouver
en lui.
Un bus s’approcha du bout de la rue et ses
phares dansèrent lorsqu’il roula sur un nid-de-poule. Cam pouvait
prendre le bus jusqu’à la maison ou pour une destination lointaine.
Mais il n’avait aucune de ces deux options en tête à ce
moment-là.
Il pria alors une dizaine de divinités dans neuf
langues – Jésus, Yahvé, Allah, Vishnou, l’Œil de la Providence, et
même le grand vide athée.
S’il vous plaît, implora-t-il. Donnez-moi une
seule raison de ne pas me jeter sous les roues de ce bus.
Et la réponse arriva. Pas des cieux, mais du bar
auquel il tournait le dos.
« … ont confirmé que
Connor Lassiter, aussi connu comme l’Évadé d’Akron, est toujours
vivant. On pense qu’il pourrait se déplacer en compagnie de Lev
Calder et Risa Pupille… »
Le bus passa devant lui en éclaboussant son jean
de boue.
Quarante-cinq minutes plus tard, Cam était de
retour à la maison, ayant recouvré tout son calme, comme si rien
n’était arrivé. Roberta le réprimanda. Roberta lui pardonna.
Toujours le même refrain.
— Tu dois arrêter de te laisser aller à tes
accès de mauvaise humeur. Ce n’est pas prudent, le
sermonna-t-elle.
— Oui, je sais.
Puis il lui dit qu’il acceptait la
« proposition » du général Bodeker.
Roberta fut, évidemment, à la fois soulagée et
comblée.
— C’est un grand pas pour toi, Cam. Un pas
qu’il te faut franchir. Je suis tellement fière !
Cam se demanda ce qu’aurait fait le général s’il
n’avait pas accepté. Ils seraient sans doute venus le chercher. Ils
l’auraient obligé à se soumettre. Après tout, s’il était leur
propriété, c’était leur droit d’en user comme ils
l’entendaient.
Cam se rendit dans sa chambre et se dirigea
droit sur sa guitare. Il ne joua pas pour tuer le temps, ce
soir-là ; il joua dans un but connu de lui seul. La musique
apportait des bribes de souvenirs, comme l’image résiduelle d’un
paysage lumineux. Certains placements de doigts, certains accords
avaient une incidence plus marquée, alors il les travailla, les
accéléra. Il commença à creuser.
Ses accords semblaient atonaux et aléatoires –
mais ils ne l’étaient pas. Pour Cam, c’était comme chercher la
combinaison d’un coffre-fort. On pouvait décoder n’importe
quelle combinaison pourvu qu’on
soit doué et qu’on sache écouter.
Puis enfin, au bout d’une heure de guitare,
toutes les pièces s’assemblèrent. Quatre accords évocateurs,
inhabituels dans leur combinaison, firent surface. Il joua les
accords, encore et encore, essayant différents placements de
doigts, affinant les notes et les harmonies, laissant la musique
résonner en lui.
— Je ne l’ai jamais entendue, celle-là, dit
Roberta en passant sa tête par la porte. C’est nouveau ?
— Oui, mentit Cam. Tout nouveau.
Elle était en réalité très ancienne. Bien plus
vieille que lui. Il avait dû creuser profond pour la décider à
sortir, mais une fois qu’il l’eut trouvée, c’était comme si elle
avait toujours été là, au bout de ses doigts, attendant d’être
jouée. La chanson l’emplit d’une joie et d’un chagrin immenses.
Elle parlait d’espoirs effrénés et de rêves brisés. Et plus il la
jouait, plus lui revenaient des fragments de souvenirs.
Quand il avait entendu cette information, quand
il était entré dans le bar et avait vu les visages de l’Évadé
d’Akron, de sa bien-aimée Risa et du décimé-devenu-claqueur sur
l’écran de télévision, il avait été abasourdi. D’abord par la
révélation que Connor Lassiter était toujours vivant, mais,
surtout, par l’impression d’une connexion mentale qui avait fait se
hérisser ses sutures.
C’était le décimé. Ce visage innocent. Cam
connaissait ce visage et pas seulement à cause des nombreux
articles et journaux télévisés. C’était autre chose.
Il était
blessé.
Il avait besoin de
soins.
J’ai joué de la guitare
pour lui.
Une chanson
guérisseuse.
Pour le
Mahpee.
Cam n’avait aucune idée de ce que ça voulait
dire, c’était juste une étincelle de connexion, un synapse au
milieu de sa mosaïque de neurones. Il connaissait Lev Calder – lui ou un membre de sa communauté
interne –, et cette connaissance était plus ou moins liée à la
musique.
Alors maintenant, Cam jouait.
Il était deux heures du matin quand il finit par
extirper de ses souvenirs musicaux ce dont il avait besoin pour
comprendre. Une fois, la nation arápache avait donné asile à Lev
Calder. Personne, parmi ceux qui étaient à sa recherche, ne pouvait
le savoir, ce qui signifiait qu’il avait un lieu idéal où se
cacher. Mais Cam le savait. Le pouvoir grisant de cette découverte
lui fit tourner la tête, parce que s’il était vrai qu’il se
déplaçait avec Risa et le fameux Connor, alors ils se trouvaient
sur la réserve arápache – un endroit sur lequel la Brigade des
mineurs n’avait aucun droit.
Risa avait-elle toujours su que Connor Lassiter
était en vie ? Si oui, cela expliquait bien des choses.
C’était pour cela qu’elle ne pouvait donner son cœur à Cam, qu’elle
parlait si souvent de Lassiter au présent, comme s’il attendait
juste au coin de la rue pour l’emmener.
Cam aurait dû être furieux mais en fait il se
sentait disculpé. Euphorique. Il n’avait aucune chance de battre un
fantôme dans son cœur, mais Connor Lassiter était encore de chair
et de sang, ce qui signifiait qu’il pouvait être vaincu ! Il
pouvait être battu, déshonoré – tout ce qu’il faudrait pour
détruire l’amour que Risa éprouvait pour lui, et, à la fin, quand
il serait tombé en disgrâce, Cam serait là pour empêcher Risa de
tomber.
Après ça, Cam pourrait livrer l’Évadé d’Akron
aux autorités, devenant ainsi un si grand héros qu’il rachèterait
sa liberté.
Il était trois heures du matin lorsqu’il se
glissa hors de la maison, laissant derrière lui son semblant de
vie, déterminé à ne pas revenir tant qu’il n’aurait pas Risa à son
bras et Connor Lassiter écrasé sous son talon.