Les Rheinschild
Le Dr Janson Rheinschild était assis sur une chaise, seul dans le noir. Sa femme était allée se coucher, mais lui en était incapable. Après avoir passé tant d’heures dans son lit, pendant de si nombreuses semaines, il était en proie à de terribles insomnies, à une migraine implacable et à un vide indescriptible dans son âme.
Il aurait pu être très heureux, s’il avait été un homme superficiel, après tout, il avait des millions sur son compte en banque. Sonia et lui pouvaient se rendre où bon leur semblait et vivre dans un luxe extravagant… Mais dans quel but ? Et quel lieu saurait leur faire oublier les ténèbres laissées derrière eux ?
La fragmentation se propageait. La Chine avait été la première à prendre le train en marche, puis la Belgique, les Pays-Bas et le reste de l’Union européenne. Les Russes avaient déclaré avoir eu l’idée eux-mêmes, comme si ça méritait d’être revendiqué, et dans les pays du tiers-monde, où les lois changeaient aussi rapidement que les gouvernements, la vente d’organes au marché noir avait pris des proportions industrielles.
Et qu’était-il advenu de sa tentative de modifier tout ça, de son « travail d’une vie qui mettrait un terme à la fragmentation » ? Après avoir essayé une dernière fois d’obtenir des réponses des Instruments médicaux BioDinyx, il s’était vu opposer une injonction de cesser, ainsi qu’une interdiction d’approcher tout employé de BioDinyx à moins de cent mètres.
Chaque jour, leur sous-sol lui rappelait qu’Austin, dont Janson et Sonia s’étaient occupés comme de leur propre fils, avait disparu, et, comme s’il fallait en plus une cerise sur le gâteau, Sonia et lui avaient été virtuellement fragmentés. Avant que Janson soit évincé des Citoyens proactifs pour avoir voulu faire du bien au monde, ils travaillaient sur la suppression des empreintes digitales. C’était censé être un moyen de protéger sa vie privée sur le Web en supprimant des références et des photos de soi-même non souhaitées et non autorisées.
Mais, comme pour tout le reste, les Citoyens proactifs avaient trouvé le moyen d’en faire une arme.
Désormais, toute trace de Janson ou Sonia Rheinschild avait été éliminée de la mémoire numérique du monde. Non seulement ils n’existaient pas, mais encore, d’après les archives publiques, ils n’avaient jamais existé. Ceux qui les connaissaient allaient probablement les oublier et sinon finiraient par mourir. Les empreintes de Janson et Sonia sur cette terre seraient effacées.
Janson Rheinschild était donc assis seul, ressassant toute sa colère, ses désillusions et sa déception, jusqu’à ce qu’enfin il sente son cœur se figer dans sa poitrine et se nouer en une crampe fatale annonçant l’arrêt cardiaque.
Et il en fut content. Enfin, l’univers lui témoignait un peu de compassion.
Les Éclairés
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