22.
Risa
Omaha. Le cœur de l’Amérique. Celui de Risa n’y était pas. Elle avait besoin d’être ailleurs, mais n’avait ni plan ni destination. Plus d’une fois, elle s’était dit que c’était une erreur de quitter la protection de la petite communauté de CyFi – mais elle était étrangère à tous ces gens provenant de Tyler. Risa devait désormais vivre dans l’ombre. Elle ne voyait aucune issue. Elle n’envisageait aucun avenir ne nécessitant pas de se cacher.
Elle continuait à espérer un signe de la Résistance Anti-Division, mais la RAD s’était effondrée. Aujourd’hui, ne cessait-elle de se dire. Aujourd’hui, je trouverai un chemin à suivre. Aujourd’hui, je vais avoir une révélation et je saurai exactement quoi faire. Mais la révélation était devenue une denrée rare dans l’existence solitaire de Risa. Et, près d’elle, elle entendit :
— C’est un cadeau d’anniversaire, Rachel, un que ton père et moi serions bien contents de recevoir. Tu pourrais au moins être reconnaissante.
— Mais ce n’est pas ce que j’ai demandé !
Risa s’était aperçue que les gares comme celle-ci avaient deux niveaux qui ne se mélangeaient pas. Ils n’avaient même aucun contact. Le niveau supérieur était réservé aux voyageurs fortunés, comme la mère et la fille sur le banc à côté d’elle, qui prenaient des trains à grande vitesse tout confort. Le niveau inférieur était réservé à la lie qui n’avait pas d’autre endroit que la gare pour tendre son chapeau.
— J’ai dit que j’avais envie d’apprendre le violon, maman. Vous auriez pu me faire donner des leçons.
Risa savait qu’elle ne pouvait monter à bord d’aucun de ces trains. Il y avait trop de mesures de sécurité, et trop de gens connaissaient son visage. Elle serait cueillie à l’arrêt suivant par un bataillon d’agents fédéraux ravis de la mettre en détention. Le train, ainsi que n’importe quel autre moyen de transport légal, n’était rien d’autre qu’un rêve pour Risa.
— Personne ne veut apprendre à jouer d’un instrument, Rachel. Ce sont des répétitions exténuantes, et, de plus, tu es trop âgée pour commencer. Les violonistes concertistes qui ont appris de façon traditionnelle commencent à six ou sept ans.
Risa ne pouvait s’empêcher d’écouter l’irritante conversation entre la femme et son adolescente de fille, hirsute comme il se devait.
— C’est déjà assez pénible qu’ils aillent trifouiller dans mon cerveau pour y coller un NeuroTissage, gémit la fille. Mais est-ce qu’il me faut les mains, aussi ? J’aime bien mes mains !
La mère rit.
— Chérie, tu as les petits doigts boudinés de ton père. Les échanger ne pourra que t’avantager dans la vie, et tout le monde sait qu’un NeuroTissage musical requiert une mémoire musculaire pour compléter la connexion cerveau-corps.
— Nous n’avons pas de muscles dans les doigts ! annonça triomphalement la fille. Je l’ai appris à l’école.
La mère poussa un soupir douloureux.
Le plus troublant, dans cette conversation, c’était qu’il ne s’agissait pas d’un événement isolé. Il devenait de plus en plus courant que les gens bénéficient de greffes de confort. Vous avez envie d’une nouvelle compétence ? Achetez-la au lieu de l’acquérir. Vous ne pouvez pas faire ce que vous voulez de vos cheveux ? Prenez un nouveau cuir chevelu. Les opérateurs n’attendaient que ça.
— Penses-y comme à une paire de gants, Rachel. De magnifiques gants en soie, comme ceux des princesses.
Risa ne put en entendre davantage. S’assurant que sa capuche était suffisamment baissée pour qu’on ne puisse reconnaître son visage, elle se leva et, en passant à côté d’elle, leur dit :
— Tu auras les empreintes de quelqu’un d’autre.
La princesse Rachel eut l’air horrifiée.
— Beurk ! Pas question ! Je ne le ferai pas.
Quittant la gare, Risa sortit dans la soirée torride d’août. Elle savait qu’elle devait paraître occupée. Comme si elle se rendait quelque part dans un but précis. Si elle avait l’air de flâner, elle serait une cible pour les Frags et les bracs – et depuis sa dernière rencontre avec un brac, elle ne souhaitait pas renouveler l’expérience.
Elle portait un sac à dos rose, volé dans une cour d’école, orné de cœurs et de pandas. Un officier de police descendait la rue dans sa direction, elle sortit alors un portable qui ne fonctionnait pas et fit semblant de converser tout en marchant.
— Je sais. Il n’est pas trop mignon ! Oh ! j’aimerais trop être assise à côté de lui en maths.
Elle devait faire semblant d’avoir une destination et des amis auxquels raconter sa vie ennuyeuse. Elle connaissait l’apparence des déserteurs et elle devait donner l’impression d’être tout sauf ça.
— Pff ! Je sais ! Je la déteste, c’est une vraie tocarde !
Le policier passa sans même jeter un coup d’œil à Risa. Elle avait élevé l’illusion au rang de science. C’était épuisant toutefois – et, avec la nuit qui s’épaississait, il allait être trop tard pour qu’une fille respectable se trouve dans une rue du centre d’Omaha. Qu’importe l’image qu’elle tenterait de renvoyer, elle serait suspecte.
La gare pouvait faire l’affaire pendant une heure, mais c’était un repaire classique pour les gamins en fuite. Elle savait qu’elle ne pourrait y rester bien longtemps. Elle passa alors ses options en revue. Il y avait de vieux bâtiments de bureaux avec des escaliers de secours à l’ancienne. Elle pouvait y grimper et trouver une fenêtre ouverte. Elle l’avait déjà fait et avait toujours réussi à éviter l’équipe de nettoyage de nuit. Le risque était de se faire repérer en y entrant.
Il y avait plein de parcs, mais si les vagabonds plus âgés pouvaient se permettre de dormir sur un banc, c’était impossible pour une jeune fugitive. À moins de pouvoir s’introduire dans un local d’entretien, elle ne prendrait pas le risque de rester dans un parc. Habituellement, elle prenait le temps d’examiner ces lieux plus tôt dans la journée. Quand le local était ouvert, elle remplaçait la serrure par une dont elle avait la clé. Et quand le gardien fermait, il ignorait qu’il n’avait fait que s’enfermer dehors. Mais elle s’était montrée paresseuse aujourd’hui. Fatiguée. Elle n’avait pas fait preuve de la diligence voulue et, à présent, elle le payait.
Dans la rue suivante, un théâtre jouait une reprise de Cats, que le genre humain semblait devoir endurer jusqu’à la fin des temps. Si elle arrivait à voler un ticket, elle pourrait y entrer et, une fois à l’intérieur, trouver un endroit où se cacher.
Elle coupa par une ruelle pour accéder au théâtre par-derrière. Erreur. À mi-chemin de la ruelle, elle tomba sur trois garçons. Ils devaient avoir dans les dix-huit ans. Elle les identifia aussitôt : soit c’étaient des déserteurs ayant survécu assez longtemps pour échapper à la menace de fragmentation, soit ils faisaient partie des milliers de jeunes de dix-sept ans libérés des camps de collecte après l’adoption du Plafond 17. Malheureusement, la plupart d’entre eux avaient juste été jetés dans la rue, sans nulle part où aller. Alors ils étaient devenus furieux. Pourris, comme les fruits trop longtemps laissés sur la vigne.
— Hé, qu’est-ce qu’on a là ? dit le plus grand des trois.
— Ah ouais ? répliqua Risa, dégoûtée. Qu’est-ce qu’on a là ? C’est ton maximum ? Si tu veux attaquer une fille sans défense dans une ruelle, essaie au moins de ne pas tomber dans le cliché.
Son attitude obtint l’effet recherché. Cela les prit au dépourvu, et le leader – le premier des crétins, s’il en existait un – fit un pas en arrière. Risa avança pour passer en force, mais un garçon costaud, assez imposant pour lui bloquer le passage, lui cacha l’extrémité de la ruelle. Merde. Elle avait vraiment espéré que ça ne tournerait pas comme ça.
— Porterhouse n’aime pas les filles prétentieuses, dit Premier Crétin en souriant, révélant deux incisives cassées.
Le gros, qui devait être Porterhouse, fronça les sourcils et se campa sur ses pieds, tel un videur de boîte de nuit.
— C’est vrai, dit-il.
Ce sont des gosses comme ça, se dit Risa, qui ont amené les gens à penser que la fragmentation était une bonne idée.
Le troisième garçon traînait, ne disait rien et semblait un peu inquiet. Risa le considéra comme une issue possible pour elle. Aucun d’entre eux ne l’avait encore reconnue. Si c’était le cas, ils reverraient aussitôt leurs objectifs. Plutôt que d’essayer d’abuser d’elle avant de l’abandonner dans une ruelle, ils allaient abuser d’elle et la dénoncer.
— Ne démarrons pas du mauvais pied, dit Premier Crétin. Nous pourrions t’être utile.
— Ouais, dit Porterhouse. Si tu nous es « utile ».
Cela fit ricaner Crétin no 3, qui s’approcha. Tu parles d’une issue. Premier Crétin fit un grand pas vers elle.
— Nous sommes le genre d’amis dont une fille comme toi a besoin. Pour la protéger et tout ça.
Risa le fixa des yeux.
— Essaie seulement de me toucher et je te casse quelque chose.
Elle savait qu’un type comme ça, plus fanfaron que réfléchi, prendrait ça pour un défi, ce qu’il fit. Il attrapa son poignet, puis se tint prêt.
Elle lui sourit, leva son pied et lança son talon dans le genou de Porterhouse. Sa rotule se brisa avec un craquement audible, et il s’effondra, hurlant et se tordant de douleur. Cela surprit assez Premier Crétin pour qu’il relâche sa prise. Risa se dégagea et lui mit un coup de coude dans le nez. Elle ne savait pas si elle l’avait cassé, mais le sang jaillit à flots.
— Espèce de garce ! hurla-t-il.
Porterhouse ne put que gémir. Ce fut le signal du départ pour Crétin no 3 qui courut au bout de la ruelle, sachant qu’il serait le prochain.
Premier Crétin sortit alors un couteau et avança vers Risa, essayant de couper d’elle tout ce qu’il pouvait. Ses coups étaient maladroits, mais mortels.
Elle se servit de son sac à dos pour le bloquer et il l’entailla. Il s’approchait dangereusement de son visage. Tout à coup, elle entendit :
— Ici ! Vite !
Une femme venait de passer la tête par la porte de derrière d’un magasin. Risa n’hésita pas. Elle se jeta sur la porte ouverte, que la femme tenta de refermer. Elle y était presque lorsque Premier Crétin la bloqua avec sa main, sur laquelle la femme claqua la porte. Il cria. Risa se jeta contre la porte, la refermant sur ses doigts. Il cria de plus belle. Elle relâcha juste assez la pression pour qu’il puisse retirer ses doigts gonflés avant de la repousser complètement tandis que la femme la verrouillait.
Elles subirent un flot d’insultes – une éruption d’invectives qui semblaient de plus en plus impuissantes, jusqu’à ce que Premier Crétin et Porterhouse s’éloignent en titubant et en promettant des représailles.
Ce ne fut qu’à ce moment que Risa regarda la femme. D’âge moyen, elle tentait de cacher ses rides sous le maquillage. Cheveux épais. Regard doux.
— Ça va, chérie ?
— Super. Je ne peux pas en dire autant de mon sac à dos.
La femme jeta un coup d’œil au sac à dos.
— Des pandas et des cœurs ? Chérie, il faut mettre ce truc hors d’état de nuire.
Risa sourit et la femme soutint son regard juste un peu trop longtemps. Risa vit exactement le moment où elle la reconnut. La femme savait qui elle était, bien qu’elle ne le montrât pas tout de suite.
— Tu peux rester là jusqu’à ce qu’on soit sûres qu’ils sont partis pour de bon.
— Merci.
Une pause, puis la femme laissa tomber le masque.
— J’imagine que je devrais te demander un autographe.
Risa soupira.
— N’en faites rien.
La femme lui adressa un sourire malicieux.
— Eh bien, vu que je ne vais pas te dénoncer pour avoir la récompense, je me disais que je pourrais vendre cette signature un jour. Elle pourrait valoir quelque chose.
Risa lui rendit son sourire.
— Vous voulez dire, après ma mort.
— Eh bien, si ça a marché avec Van Gogh…
Risa éclata d’un rire qui chassa l’anxiété encore présente quelques instants auparavant. Elle sentait encore des fourmillements dans ses doigts dus à la poussée d’adrénaline. Il faudrait plus de temps à sa physiologie pour se sentir en sécurité.
— Êtes-vous sûre que la porte est bien fermée ?
— Chérie, ces garçons sont partis depuis longtemps, ils sont en train de lécher leurs blessures et réconforter leurs ego contusionnés. Mais oui. Même s’ils reviennent, ils ne pourront pas entrer.
— Ce sont des garçons comme ça qui donnent une mauvaise image de nous, les adolescents.
La femme agita la main à cette déclaration.
— Il n’y a pas d’âge pour les pique-assiette, dit-elle. Je suis bien placée pour le savoir. J’en ai eu ma part. Ça ne sert à rien de fragmenter les plus jeunes, parce qu’à peine sont-ils partis que d’autres ont déjà pris leur place.
Risa jaugea prudemment la femme.
— Alors, vous êtes contre la fragmentation ?
— Je suis contre les solutions qui sont pires que le problème. Comme ces vieilles femmes qui veulent des cheveux noirs comme du cirage pour camoufler le gris.
Risa prit finalement un moment pour regarder autour d’elle et comprit rapidement pourquoi la femme avait fait une telle comparaison. Elles se trouvaient dans l’arrière-salle d’un salon – une espèce de pièce rétro comprenant de gros séchoirs à cheveux et des bacs de lavage noirs. La femme se présenta comme étant Audrey, propriétaire du Locks and Beagles, un salon de coiffure pour les amis des bêtes.
— Vous seriez surprise de ce que ces femmes sont prêtes à payer pour une coupe et un shampooing avec leur chihuahua assis sur leurs genoux.
Audrey regarda attentivement Risa, comme une cliente potentielle.
— C’est fermé, évidemment, mais je ne serais pas contre un relooking en dehors des heures d’ouverture.
— Merci, mais ça va, dit Risa.
Audrey fronça les sourcils.
— Allez. J’aurais pensé que tu avais un instinct de survie plus affûté que ça.
Risa se hérissa.
— Pardon ?
— Quoi, tu crois que te cacher sous une capuche te sert à quelque chose ?
— Ça ne m’a pas trop mal réussi jusqu’ici, merci beaucoup.
— Ne te méprends pas, dit Audrey. La ruse et l’instinct sont une bonne garantie, mais quand on devient trop sûr de sa capacité à tromper les autorités, il arrive inévitablement des ennuis.
Risa se mit à se frotter inconsciemment le poignet. Elle s’était crue trop maligne pour tomber dans un piège, ce qui avait causé sa chute. Changer de look jouerait en sa faveur, alors pourquoi résister ?
Parce que tu veux rester la même pour Connor.
Cette prise de conscience faillit la faire hoqueter. Il n’avait jamais cessé d’envahir ses pensées, obscurcissant son jugement sans qu’elle s’en aperçoive. Elle ne pouvait laisser ses sentiments pour lui empiéter sur son instinct de survie.
— Quel genre de relooking ? demanda Risa.
Audrey sourit.
— Fais-moi confiance, chérie. Quand j’aurai fini, tu ne pourras même pas te reconnaître !
Le relooking prit environ deux heures. Risa pensait qu’Audrey allait sûrement décolorer ses cheveux, mais elle ne fit que les éclaircir un peu avec des mèches et une légère permanente.
— La plupart des gens pensent que c’est la couleur des cheveux qui change l’apparence d’une personne, mais c’est faux. Tout repose sur la texture, dit Audrey à Risa. Et le plus important, ce ne sont même pas les cheveux, mais les yeux. La majorité des gens ne se rendent pas compte à quel point la reconnaissance tient aux yeux.
Raison pour laquelle elle proposa une injection de pigment.
— Ne t’inquiète pas. Je suis une pigmentologue oculaire diplômée. Je le fais tous les jours et je n’ai jamais eu de plaintes, hormis celles qui se plaignent quoi que je fasse.
Audrey lui parla de toutes ses clientes de la haute société et de leurs étranges requêtes, depuis une couleur d’yeux phosphorescente pour aller avec leurs ongles, jusqu’à une injection pigmentaire nuit noire donnant l’impression que la pupille avait absorbé tout l’iris. Sa voix était apaisante et tout aussi anesthésiante que les gouttes qu’elle fit tomber dans les yeux de Risa. Risa baissa la garde et ne remarqua pas, avant qu’il soit trop tard, qu’Audrey avait fixé ses avant-bras au fauteuil et coincé sa tête contre l’appui-tête. Risa se mit à paniquer.
— Que faites-vous ? Détachez-moi.
Audrey sourit.
— J’ai bien peur de ne pouvoir faire ça, chérie.
Et elle se tourna pour attraper quelque chose que Risa ne put voir.
Risa se rendit alors compte qu’Audrey n’avait aucune intention de l’aider. C’était bien la récompense qui l’intéressait ! Un simple coup de fil et la police serait là. Risa avait été tellement stupide de lui faire confiance ! Comment avait-elle pu être aussi aveugle !
Audrey revint avec un objet un peu effrayant dans la main. Une seringue pourvue d’une douzaine de petites aiguilles à son sommet, qui formaient un petit cercle.
— Si tu n’es pas immobilisée, tu risques de bouger au cours du processus, voire d’attraper instinctivement la seringue, ce qui pourrait endommager ta cornée. Je t’ai attachée pour ta propre protection.
Risa poussa un soupir tremblant de soulagement. Audrey crut que c’était l’angoisse à la vue des aiguilles.
— Ne t’en fais pas, chérie. Ces gouttes que je t’ai mises sont magiques. Je te promets que tu ne sentiras rien.
Les yeux de Risa se remplirent de larmes. Cette femme avait réellement l’intention de l’aider. Risa se sentit coupable de son accès de paranoïa, même si Audrey n’en saurait jamais rien.
— Pourquoi faites-vous ça pour moi ?
Audrey ne répondit pas tout de suite. Elle se concentrait sur sa tâche et injecta à Risa une couleur surprise dont Audrey lui avait promis qu’elle lui plairait. Risa l’avait crue parce que la femme semblait totalement sûre d’elle. L’espace d’un instant, Risa eut l’impression de se faire fragmenter, mais elle repoussa cette pensée. Il s’agissait ici de compassion, pas de détachement professionnel.
— Je t’aide parce que j’ai la possibilité de le faire, dit Audrey, occupée sur son autre œil. Et à cause de mon fils.
— Votre fils…
Risa crut avoir compris.
— L’avez-vous…
— Fragmenté ? Non. Jamais de la vie. Du moment où il est arrivé sur le pas de ma porte, je l’ai aimé. Je n’aurais jamais pu ne serait-ce qu’envisager de le fragmenter.
— C’était un refusé ?
— Oui. Laissé devant ma porte à la fin de l’hiver. Prématuré, aussi. Il a eu de la chance de survivre.
Elle s’interrompit le temps de vérifier que la pigmentation prenait, puis se lança dans une seconde salve d’injections.
— Et puis, quand il a eu quatorze ans, on lui a diagnostiqué un cancer. Un cancer de l’estomac qui s’était étendu à son foie et à son pancréas.
— Je suis désolée.
Audrey se pencha en arrière et regarda Risa dans les yeux, mais ce n’était pas pour évaluer son travail.
— Chérie, je n’aurais jamais accepté un morceau de fragmenté pour moi. Mais quand ils m’ont dit que le seul moyen de sauver mon fils, c’était, en gros, de l’étriper et de remplacer tous ses organes internes par ceux de quelqu’un d’autre, je n’ai même pas hésité. « Faites-le ! ai-je dit. Faites-le dès que vous aurez un bloc opératoire. »
Risa resta silencieuse, elle sentait que cette femme avait besoin de se confesser.
— Tu veux connaître la véritable raison de l’expansion continue de la fragmentation, mademoiselle Risa Pupille ? Ce n’est pas à cause des morceaux que nous voulons pour nous-mêmes, c’est à cause de ce que nous sommes prêts à faire pour sauver nos enfants.
Elle y réfléchit et rit tristement.
— Imagine ça. Nous sommes prêts à sacrifier les enfants que nous n’aimons pas pour ceux que nous aimons. Et on se dit civilisés !
— Ce n’est pas votre faute si la fragmentation existe, lui dit Risa.
— N’est-ce pas ?
— Vous n’aviez pas d’autres moyens de sauver votre fils. Vous n’aviez pas le choix.
— On a toujours le choix, dit Audrey. Mais aucun autre choix n’aurait permis à mon enfant de vivre. S’il y avait eu une autre option, je l’aurais prise. Mais il n’y en avait pas.
Elle détacha Risa puis se détourna pour nettoyer son plateau d’injection.
— Bref, mon fils est en vie et au lycée, et il m’appelle au moins une fois par semaine – la plupart du temps pour de l’argent –, mais le fait même de pouvoir prendre cet appel est un miracle pour moi. J’aurai donc ça sur la conscience jusqu’à la fin de mes jours, mais c’est un petit prix à payer pour que mon fils soit encore sur cette terre.
Risa lui adressa un hochement de tête approbateur, ni plus, ni moins. Pouvait-elle la blâmer d’avoir utilisé tous les moyens à sa disposition pour sauver son fils ?
— Et voilà, chérie, annonça Audrey en la tournant face au miroir. Qu’en penses-tu ?
Risa avait du mal à croire que c’était bien elle, la fille dans le miroir. La permanente avait été dosée de telle façon que ses cheveux, au lieu de former un casque, descendaient en une cascade de boucles auburn, légèrement éclaircies. Et ses yeux ! Audrey ne leur avait pas donné cette affreuse pigmentation dont raffolaient les filles en ce moment. Elle avait fait passer les yeux de Risa du marron à un vert très naturel, très réaliste. Elle était belle.
— Alors, je n’avais pas raison ? dit Audrey, visiblement fière de son œuvre. La texture pour les cheveux, la couleur pour les yeux. Une combinaison gagnante !
— C’est merveilleux ! Comment pourrai-je jamais vous remercier ?
— Tu l’as déjà fait, lui répondit Audrey. En me laissant opérer.
Risa s’admira comme elle n’avait jamais pris le temps de le faire. Un relooking. C’était ce dont ce monde à la dérive avait besoin depuis longtemps, lui aussi. Si seulement Risa savait comment faire pour que cela arrive. Elle repensa à l’histoire d’Audrey et de son fils. Il fut un temps où la médecine se consacrait à la guérison des maladies du monde. L’argent alloué à la recherche servait à trouver des solutions. Il semblait désormais que la recherche médicale ne faisait rien d’autre que trouver des moyens de plus en plus bizarres d’utiliser les morceaux divers et variés des fragmentés. Des NeuroTissages pour remplacer l’éducation. Une refonte musculaire plutôt que de l’exercice. Et puis il y avait Cam. Ce qu’avait dit Roberta pouvait-il être vrai ? Cam annonçait-il l’avenir ? Combien de temps avant que les gens se mettent à vouloir de multiples parties de multiples personnes juste parce que c’est à la mode ? Oui, peut-être la fragmentation était-elle entretenue par des parents désespérés soucieux de sauver leurs enfants, mais c’était le commerce de confort qui lui permettait de prospérer avec un tel engouement.
S’il y avait eu une autre option… C’était la première fois que Risa commençait réellement à se demander pourquoi il n’en existait pas.
Les Éclairés
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