53.
Bam
Elle transmettait les ordres. Elle s’occupait
des nouveaux arrivants. Elle essayait de ne pas penser aux Cinq du
Cratère de Lune. C’était ainsi que les médias avaient surnommé les
cinq employés du camp de collecte que Starkey avait pendus. Ils
étaient des martyrs maintenant ; la preuve, selon des experts
en politique, que certains adolescents irrécupérables devaient être
fragmentés.
Deux refusés avaient été tués et sept blessés au
cours de la fausse attaque que Bam avait engagée, car si Bam et son
équipe n’avaient en réalité tenté de tuer personne, ça n’avait pas
été le cas des gardes qui leur avaient tiré dessus. C’était même un
miracle qu’ils aient réussi à s’en sortir. Pour finir, leur assaut
avait atteint son but. Ils avaient cru à une tentative ratée de
pénétrer en force dans le camp, jusqu’à ce que les forces de
sécurité déverrouillent le dortoir et découvrent l’atrocité
commise.
Cinq personnes lynchées dans le dortoir du
Cratère de Lune.
Les photos étaient aussi éprouvantes que tout ce
que Bam avait pu voir dans les livres d’histoire.
Elle devait rester occupée. Les refusés avaient
été séparés des autres dès leur retour à la mine. Cette fois,
plutôt que de laisser les autres se débrouiller par eux-mêmes au
milieu de nulle part, Bam s’était arrangée pour les emmener à Boise, la ville la plus proche. Ils y
seraient seuls, mais au moins ils bénéficieraient du camouflage
qu’offraient le béton et la foule pour se cacher. Et qui sait,
peut-être que la RAD les trouverait et leur donnerait asile. Enfin,
si la RAD existait encore.
Cinq personnes.
Le responsable des garçons, un concierge, un
employé de bureau, une infirmière de la Boucherie et la petite amie
du cuisinier, venue visiter le mauvais endroit au mauvais
moment.
Et maintenant, grâce à la vie de la femme qu’il
avait choisi d’épargner, tout le monde connaissait le nom de Rufus
Michael Starkey.
— Félicitations, lui avait-elle dit après
s’être suffisamment calmée pour lui parler sans hurler. Tu es
désormais l’ennemi public numéro un.
À sa plus grande incrédulité, cela l’avait fait
sourire.
— Ça te fait plaisir ?
— On me craint, lui dit-il. Je suis une
force avec laquelle compter. Ils le savent maintenant.
Et dans les deux jours qui suivirent la
libération du Cratère de Lune, le soutien fervent, féroce, presque
viral que lui apportèrent les Refusés témoigna de sa nouvelle
suprématie. Et il ne s’agissait pas seulement de la Brigade des
refusés, d’ailleurs. Sur Internet, des communautés entières avaient
surgi de nulle part. « Les Refusés unis ! »
proclamaient-elles, et « Fonce, Starkey, fonce », comme
s’il était une sorte de Jesse James attaquant les diligences. Il
semblait que tous ceux qui l’avaient connu profitaient de
l’occasion pour vivre leur propre moment de gloire en postant des
histoires et des photos de lui, de sorte que le monde entier
connaisse sa vie de prédéserteur ainsi que son visage sous tous les
angles.
Il apparut que c’était lui qui avait abattu l’un
des Frags venus le chercher chez lui pour la fragmentation, ce qui
l’éclaira d’une lumière encore plus inquiétante, et pourtant, plus
il était vilipendé par la bonne société, plus il était soutenu par tous ceux qui avaient été déchus
de leurs droits.
Le tout aboutissait exactement à ce que Starkey
avait voulu. Son nom avait éclipsé celui de Connor Lassiter.
Parce qu’il avait pendu
cinq personnes de sang-froid. Qui sait combien il y en aurait la
prochaine fois ?
Non ! Bam ne pouvait pas se permettre de
raisonner ainsi. C’était son boulot de se montrer positive. Des
centaines de fragmentés sauvés. Un statu quo. Elle était là parce
qu’elle l’avait voulu. Au Cimetière, il n’y avait eu que Starkey
pour lui faire confiance. C’est elle qu’il avait choisie pour être
son second en tout. À défaut d’être sa confidente, elle était son
équipière. Elle lui devait allégeance, en dépit de tout. Il s’était
donné pour mission d’être le Sauveur des refusés, d’être la voix
des sans-voix, et il réussissait. Qui était-elle pour remettre ses
méthodes en question ?
Mais Hayden avait émis des doutes dès son
arrivée, même si ce n’était qu’auprès d’elle et quand elle le
voulait bien. Il avait défié Starkey les yeux dans les yeux quand
il avait appris les pendaisons et il avait refusé de se remettre à
l’ordinateur, ne voulant rien avoir à faire avec les prochaines
libérations. Starkey avait été furieux, bien sûr. Il avait grondé
comme un ouragan, mais Hayden, à la surprise de Bam, lui avait tenu
tête.
— Je ne travaillerai pas pour un
terroriste, lui avait dit Hayden. Alors, décapite-moi tout de
suite, ou va-t’en.
S’il y avait eu qui que ce soit d’autre que Bam
et Jeevan, Starkey aurait peut-être bien recouru à la bonne vieille
méthode de la tête qui roule, pour en faire un exemple vis-à-vis
des refusés. Ceux qui pensaient encore que Hayden avait collaboré
avec les Frags en auraient été ravis. Mais la colère de Starkey
était brusquement retombée, et il s’était mis à rire, ce qui, d’une
certaine façon, lui avait donné plus de pouvoir sur l’instant que
sa colère. Quand on ne peut pas gagner, il faut en faire une
blague. Ç’avait toujours été le
mode opératoire de Hayden, mais à présent, Starkey le lui avait
confisqué.
— N’essaie jamais d’être sérieux, Hayden,
c’est trop drôle.
Puis il renvoya Hayden à l’inventaire des
denrées, comme si c’était ce qu’il avait prévu depuis le
départ.
— À esprit médiocre, travail ingrat.
Il semblait pourtant que l’esprit de Hayden
n’était pas aussi médiocre qu’aurait aimé le croire Starkey parce
qu’un jour et demi plus tard Starkey envoya Bam en mission pour
persuader Hayden de retourner à la salle informatique. Comme si
elle allait avoir plus d’influence que Starkey. L’art de la
rhétorique n’était pas le fort de Bam, et Hayden avait déjà montré
qu’il ne se laisserait pas intimider. C’était une mission perdue
d’avance, mais ces derniers temps, elle était elle-même plutôt
perdue.
Elle trouva Hayden dans la réserve, assis contre
une poutre au milieu de ce puits d’obscurité. Il avait beau
griffonner le cahier d’inventaire, Bam n’était pas dupe. Lorsque le
garde en charge de Hayden la vit, il se leva et dressa son arme,
comme s’il n’avait pas été en train de somnoler sur un sac de
riz.
Hayden ne leva même pas les yeux à son
approche.
— Pourquoi écris-tu dans le
noir ?
— Parce que j’écris tellement mal qu’il
vaut mieux que personne ne le voie, même pas moi.
Elle entra dans la zone d’ombre pour
s’apercevoir qu’il n’y faisait pas si sombre, après tout. C’était
juste l’impression qu’on avait en arrivant d’une plus forte clarté.
Il ne se leva pas pour la saluer ; il continua à écrire.
— Qu’est-ce que c’est ?
— J’écris un journal sur mon séjour ici. De
cette façon, quand ce sera notre tour d’être pendus, il restera une
trace des événements. Je l’ai appelé « Les Enfers de
Starkey », bien que je ne sache pas trop à quel niveau d’enfer
on se situe.
— Ça fait longtemps qu’on n’utilise plus la
pendaison pour les condamnés, fit
remarquer Bam, avant de se souvenir des lynchages de Starkey.
Enfin, légalement.
— C’est vrai. Je suppose qu’ils se
contenteront de nous décortiquer. Ou en tout cas, qu’ils le feront
si cette loi passe.
Il ferma son cahier et leva les yeux sur elle
pour la première fois.
— Les Égyptiens ont été les premiers à
penser au décorticage. Tu le savais ? Ils momifiaient leurs
dirigeants afin que leurs corps soient préservés dans l’au-delà,
mais avant de les y envoyer, ils aspiraient leurs cerveaux hors de
leurs têtes.
Il s’interrompit.
— De vrais génies, ces Égyptiens. Ils
savaient que la dernière chose dont avait besoin un pharaon était
un cerveau, ou il risquait de causer de véritables dégâts.
Il finit par se lever et lui faire face.
— Que viens-tu faire ici, Bam ? Que
veux-tu ?
— Nous avons besoin que tu montres à Jeevan
comment franchir les pare-feu. Tu n’as pas à le faire
toi-même ; juste lui montrer.
— Jeevan sait comment passer les pare-feu,
il le faisait tout le temps au Cimetière. S’il ne le fait pas,
c’est parce qu’il n’en a pas envie, mais il a peur de le dire au
Seigneur des réfusés.
— Le Seigneur des refusés, c’est comme ça
que l’appellent les médias, maintenant ?
— Non. C’est un petit nom affectueux de mon
cru, reconnut Hayden. Mais s’ils commençaient à l’appeler comme ça,
je suis sûr que Starkey adorerait. Je parie qu’il se construirait
lui-même un autel, pour que le commun des mortels puisse le vénérer
avec des chansons et des sacrifices. Ça me rappelle, je m’étais
amusé à chercher un salut approprié pour le Seigneur des refusés.
Comme un « Heil Hitler », mais seulement avec le
majeur.
Il en fit la démonstration.
— Hayden, t’es vraiment un pauvre con,
rigola Bam.
— Venant de toi, je le prends comme un
compliment.
Il esquissa un sourire narquois. Elle fut en
fait contente de le voir.
Il hésita un moment, jeta un regard à son garde,
qui somnolait de nouveau sur le riz ; il s’approcha d’elle et
dit doucement
— Tu serais un meilleur leader que Starkey,
Bam.
Le silence tomba. Bam s’aperçut qu’elle était
incapable de répondre à ça.
— Tu ne vas pas me dire que tu n’y as
jamais pensé, dit Hayden.
Il avait raison ; elle y avait pensé. Une
seconde, peut-être deux.
— Starkey a une mission, lui dit-elle. Il a
un but. Qu’est-ce que j’ai ?
Hayden haussa les épaules.
— Du bon sens ? Un instinct de
survie ? Une grande carcasse ?
Bam décida aussitôt qu’ils n’auraient pas une
telle conversation.
— Pose le cahier et commence à faire ton
boulot. Il n’y avait pas assez à manger hier, assure-toi que ce ne
soit pas le cas ce soir.
Il lui adressa un salut avec le majeur et elle
partit en lançant une pomme de terre sur le garde endormi pour le
réveiller.
Cet après-midi-là, le monde de Bam, déjà
vacillant, bascula totalement. Tout ça à cause de ces pestes. Ces
petites choses délicates qui avaient eu droit à une vie insouciante
et privilégiée et dont les problèmes se limitaient au choix de la
couleur du vernis à ongles et du petit ami, et dont les prénoms
normaux avaient une orthographe anormale. Même au sein de la
Brigade des refusés, il existait de telles filles, à jamais
distantes et prétentieuses, même si leurs vêtements tombaient en
lambeaux. D’une certaine manière, malgré toutes les épreuves
qu’elles avaient endurées, elles arrivaient à être jolies,
insignifiantes et superficielles.
Il y en avait trois en particulier qui avaient
constitué leur petit groupe ces dernières semaines. Deux étaient
sienne-naturelle et une sienne-brûlée, et elles étaient toutes
d’une beauté exaspérante. Elles n’avaient participé à aucune
libération de camp de collecte – en fait, elles n’avaient jamais
l’air de faire grand-chose d’autre que bavarder et se moquer des
autres à mots couverts. Bam les avait entendues plus d’une fois
faire des remarques acides dans son dos au sujet de sa taille, de
ses formes plutôt masculines et de son attitude en général. Elle
avait pour principe de les éviter, mais aujourd’hui Bam se sentait
d’humeur belliqueuse.
Elle les trouva dans la zone de la mine réservée
aux filles. C’est là qu’elles allaient pour se cacher de la
population mâle lorsqu’elles étaient fatiguées de flirter.
— Starkey a besoin que les munitions soient
déplacées plus profondément à l’intérieur de la mine, leur
dit-elle. Je vous ai choisies toutes les trois pour le faire.
Essayez de ne pas vous faire exploser.
— Pourquoi tu nous demandes de faire
ça ? demanda Kate-Lynn. Va chercher des garçons pour le
faire.
— C’est votre tour, aujourd’hui.
— Mais je ne suis pas censée porter de
lourdes charges, gémit Emmalee.
— C’est vrai, dit Makayla. Aucune de nous
ne l’est.
— Et qui a décidé ça ?
Elles échangèrent des regards, comme si aucune
ne voulait le dire. Emmalee se fit le porte-parole du groupe.
— Euh… Starkey.
Bam fut très irritée d’apprendre que Starkey
donnait des privilèges aux pestes. Eh bien, elle était son bras
droit, elle pouvait donc supprimer les privilèges comme bon lui
semblait.
— Chacun des refusés fait sa part, leur dit
Bam. Levez vos derrières paresseux et mettez-vous au boulot.
Makayla murmura quelque chose dans l’oreille de
Kate-Lynn, qui envoya une espèce de message télépathique à
Emmalee, qui secoua la tête et se
tourna vers Bam en lui adressant un sourire d’excuse, qui ne
l’était pas du tout.
— Nous avons vraiment reçu une autorisation
spéciale directement de Starkey, annonça-t-elle.
— La permission de ne rien faire ? Ça
m’étonnerait.
— Pas de ne rien faire, mais de prendre
soin de nous. Et les unes des autres, dit Kate-Lynn.
— C’est vrai, fit le perroquet Makayla. De
nous et les unes des autres.
Chaque fois qu’elles ouvraient la bouche, Bam
avait une furieuse envie de les gifler.
— De quoi parlez-vous, au
juste ?
Elles échangèrent encore ce regard
télépathique ; puis Emmalee dit :
— Nous ne sommes vraiment pas censées
discuter de ça avec toi.
— Vraiment. C’est ce que Starkey vous a
dit ?
— Pas tout à fait.
Emmalee se leva et se mit face à Bam, soutenant
son regard et parlant lentement :
— Nous devons faire attention à nous… parce
que Starkey a fait de nous des protégées.
Bam n’était pas stupide. Elle n’avait jamais été
très scolaire, parce qu’elle n’avait pas l’attitude requise, mais à
l’école de la vie, elle avait toujours été une des premières. Mais
tout cela dépassait l’entendement.
Les autres pestes s’étaient également levées.
Makayla posa doucement sa main sur l’épaule de Bam.
— Des protégées pendant neuf mois,
dit-elle. Tu comprends maintenant ?
Le souffle coupé, Bam dut s’appuyer contre le
mur pour ne pas tomber.
— Vous mentez ! C’est
impossible !
Leurs yeux brillaient de fierté. Elles disent la vérité ! Mon Dieu, elles disent la
vérité !
— Il va être un grand homme, dit Kate-Lynn.
Il l’est déjà.
— Nous sommes peut-être tous des refusés,
mais ses enfants ne le seront pas, ajouta une autre.
Bam ne savait même pas laquelle c’était. Pour
elle, elles étaient désormais les mêmes. Trois têtes en train de
parler sur un seul corps, comme l’Hydre horrible et
magnifique.
— Il a promis qu’il s’occuperait de
nous.
— Nous toutes.
— Il a juré qu’il le ferait.
— Et tu ne peux pas imaginer ce que ça
fait.
— D’être choisie par lui.
— D’être auréolée de sa grandeur.
— Nous ne pouvons donc pas porter de
munitions aujourd’hui.
— Ni demain.
— Ni jamais.
— Désolée, Bam.
— Oui, vraiment.
— On espère que tu comprends.
Bam s’élança dans les profondeurs de la mine à
la recherche de Starkey, ne sachant plus d’où elle venait, en proie
à un tel tourbillon de pensées et d’émotions qu’elle faisait de son
mieux pour ne pas exploser comme un claqueur.
Elle le trouva à l’ordinateur. Il regardait leur
prochaine cible par-dessus l’épaule de Jeevan, mais rien de tout ça
n’existait pour Bam. Elle était hors d’haleine après sa course à
travers la mine. Elle savait que ses émotions se lisaient sur son
visage, comme écrites en lettres de sang. Elle savait qu’elle
aurait juste dû s’enfoncer plus profondément dans la mine, marcher
jusqu’à ce que sa colère et son dégoût se dissipent. Mais elle en
était incapable.
— Quand allais-tu me le dire ?
Starkey la fixa, but une gorgée de sa gourde et
envoya Jeevan faire un tour. Il savait exactement, d’après
l’expression de son visage, de quoi elle allait lui parler. Comment
pourrait-il en être autrement ?
— Pourquoi crois-tu que ça te
regarde ?
— Je suis ton second. Tu n’as pas à avoir
de secrets pour moi !
— Il existe une différence entre secret et
discrétion.
— Discrétion ? Comment oses-tu me
parler de discrétion après ce petit tour sorti de ton
chapeau ?
— C’est dangereux, ce que je fais là. Je ne
suis pas aveugle. Je sais que ça pourrait être mal interprété, mais
je veux laisser une trace si je ne survis pas, et ce n’est pas
comme si je les avais forcées.
— Tu ne forces jamais personne toi, hein,
Rufus ? Tu hypnotises. Tu éblouis. Et avant de s’en
apercevoir, les gens sont prêts à faire n’importe quoi pour
toi.
Starkey mit alors les pieds dans le plat, la
seule chose qu’il n’aurait pas dû dire.
— Tu es énervée parce que tu n’es pas l’une
d’elles.
Bam le gifla si fort qu’il trébucha et faillit
tomber sur l’ordinateur. Et quand il revint vers elle, les yeux
pleins de colère, elle était prête. Elle attrapa sa main abîmée et
la pressa. Fort. La réaction fut immédiate. Ses jambes se
dérobèrent et il tomba à genoux. Elle pressa plus fort.
— Lâ… che, grinça-t-il. S’il te… plaît…
lâche…
Elle serra encore un instant puis lâcha, prête à
encaisser. Prête à le laisser la jeter par terre. Le laisser lui
cracher au visage. Le laisser la frapper et la frapper encore. Au
moins y aurait-il de la passion.
Au lieu de riposter, il attrapa sa main
esquintée, se leva et ferma les yeux le temps que la douleur
passe.
— Après tout ce que j’ai fait pour toi,
dit-elle. Après tout ce que j’ai été pour toi, tu vas avec
elles ?
— Bambi, s’il te plaît…
— Ne m’appelle pas comme ça ! Ne
m’appelle jamais comme ça !
— Si ç’avait été toi au lieu d’elles, tu ne
serais pas là en train de changer le monde avec moi, si ? Ce
serait trop dangereux !
— Tu aurais pu me laisser le
choix !
— Et puis quoi ? Comment pourrais-tu
être mon second s’il y avait ça entre nous ?
Bam n’avait rien à répondre, et Starkey devait
savoir qu’il avait touché juste parce qu’il s’approcha. Sa voix se
fit plus douce.
— Tu ne sais pas à quel point tu comptes
pour moi ? Bam ? Ce qui existe entre nous, je ne l’aurai
jamais avec ces filles.
— Et ce qu’elles ont, je ne l’aurai
jamais.
Il la regarda. Jaugea. Évalua.
— Est-ce vraiment ce que tu veux,
Bam ? Est-ce ce qui te rendrait heureuse ?
Vraiment ?
Il s’approcha encore plus près. Elle était si
grande qu’à côté d’elle il semblait plus petit qu’il ne l’était en
réalité.
Il tendit le cou pour l’embrasser, mais leurs
lèvres étaient encore écartées de trois centimètres et, au lieu
d’endurer l’humiliation de se mettre sur la pointe des pieds, il
tendit la main derrière sa tête et l’inclina. Ce baiser ressemblait
à un tour de magie. Il était parfait, méritait d’être applaudi,
c’était tout ce que Bam avait jamais rêvé que ce soit… Mais cela ne
changeait rien au fait que ce n’était qu’un tour, et aujourd’hui il
n’y avait aucun public pour l’applaudir.
— Je suis désolé de t’avoir blessée, Bam.
Et tu as raison ; tu mérites quelque chose de réel venant de
moi.
— Ça n’avait rien de réel, Rufus.
Il esquissa une moue, entre sourire et
grimace.
— Je ne peux pas faire mieux.
Bam arpentait la mine avec l’impression d’être
totalement lessivée. Elle ne savait plus quoi faire de sa colère à
l’égard de Starkey. Ni d’aucune de ses émotions. Elle se
languissait d’une chose sans nom qui avait été perdue. Si elle
avait été plus naïve, elle aurait appelé ça son innocence, mais
cela faisait très longtemps que Bambi Ann Covalt l’avait
perdue.
Elle se cogna violemment la tête contre une
pierre qui dépassait du plafond bas. À l’instant où sa tête heurta
la pierre, elle se rendit compte où elle allait.
— Encore toi ? lui dit Hayden.
Cette fois, il remplissait un chariot de
nourriture pour le repas du soir.
Bam se tourna vers son garde.
— Va me chercher quelque chose à
boire.
Il eut l’air perplexe.
— Mais l’eau et les boissons sont
ici.
— Va me chercher des sushis,
alors !
— Hein ?
— Tu es vraiment aussi bête ?
Va-t’en !
— Oui, mademoiselle Bam.
Il se précipita, manquant trébucher sur son
arme.
Hayden était amusé.
— « Mademoiselle Bam ». Ça sonne
bien comme nom pour une institutrice. As-tu déjà envisagé cette
profession ?
— Je n’aime pas les enfants.
— Tu n’aimes pas beaucoup les adultes non
plus. Ni les adolescents, d’ailleurs.
Pour une raison quelconque, ses larmes montèrent
comme un haut-le-cœur, mais elle les refoula, refusant que Hayden
en soit témoin.
— Tu saignes, dit Hayden.
Inquiet, il s’approcha d’elle, mais elle
l’éloigna d’un geste.
— Je vais bien.
Elle se toucha la tête. Elle avait une petite
entaille. Le dernier de ses soucis. Elle irait voir ce soi-disant
toubib.
— Il faut qu’on parle.
— À quel sujet ?
Elle vérifia que le garde n’était pas revenu et
qu’ils étaient seuls.
— Je t’ai promis que tu aurais toute mon
attention. Alors profites-en. Tout de suite.