41.
Connor
Si Connor était tombé nez à nez avec Camus
Comprix dans d’autres circonstances, il l’aurait détesté de toute
son âme. Connor avait incontestablement des raisons de le haïr. En
premier lieu, Cam était le chouchou des Citoyens proactifs. Il
était le modèle de tous ceux qui soutenaient la fragmentation comme
une conséquence naturelle et satisfaisante de la civilisation.
Ensuite – et plus important pour Connor –, venait la relation
entre Cam et Risa. Le simple fait de les imaginer ensemble, même si
on avait fait chanter Risa pour être avec lui, faisait se fermer sa
main en un poing si serré que ses ongles entaillaient sa paume.
C’étaient la jalousie de Connor et la colère de Roland combinées
dans cette main puissante. Non, il n’y aurait eu aucune chance que
Connor et Cam soient autre chose que des ennemis jurés en toute
autre circonstance.
Cependant, les circonstances de leur première
rencontre fournirent à Connor un moment de réflexion non prévu et
non souhaité.
Cela commença avec Una.
Connor, Lev et Grace se terraient dans le petit
appartement d’Una depuis huit jours. Avec l’annonce de l’attaque du
camp de collecte par Connor dans le Nevada, les Hopi, selon Chal,
n’étaient pas très chauds pour lui donner un asile fictif. Même si
les journaux du lendemain réfutèrent l’accusation, Chal avait
toujours des difficultés à conclure
le marché, ce qui signifiait qu’ils étaient condamnés à attendre là
Dieu sait combien de temps.
Si Connor s’était senti comme un lion en cage
dans la maison des Tashi’ne, être coincé chez Una lui donnait
l’impression d’être de nouveau enfermé dans un conteneur de bateau.
Même Grace, qui trouvait toujours le moyen de s’occuper, ne cessait
de demander, avec une espèce de persistance dépitée, si elle
pouvait sortir et faire quelque
chose.
— Juste une balade. Peut-être quelques
courses. S’iiiiiil te plaît ?
Seul Lev semblait rester stoïque, ce que Connor
trouvait hallucinant.
— Comment peux-tu juste rester assis là et
ne rien faire de la journée ?
— Je ne fais pas rien, répondit Lev en lui
montrant un vieux livre relié de cuir qu’il ne lâchait pas.
J’apprends l’arápache, c’est une langue riche et complexe.
— Parfois, Lev, j’ai envie de te
gifler.
— Tu l’as déjà percuté avec une voiture,
lança Grace depuis l’autre pièce.
Pour toute réponse, Connor poussa un grognement
qui n’eut d’autre effet que celui de le faire se sentir un tout
petit peu mieux. Il était sûr que Pivane dirait qu’il était
connecté avec son animal totem.
— Tu oublies que j’ai été assigné à
résidence pendant un an, fit remarquer Lev. Je me suis habitué à la
semi-incarcération.
Una passait le plus clair de son temps dans le
magasin en bas, soit avec des clients, soit à fabriquer de nouveaux
instruments dans l’atelier. Le gémissement de la perceuse et les
petits coups de marteau et de burin étaient devenus des bruits
familiers. C’était quand ces bruits s’arrêtaient que Connor se
demandait ce qui se passait.
Deux jours plus tôt, et la veille encore, Connor
avait entendu Una fermer la boutique et l’avait vue partir à
travers les stores. Il n’y aurait pas vraiment prêté attention s’il
n’avait remarqué qu’elle transportait une guitare dans une main et l’étui en cuir de son fusil dans
l’autre. Quelle genre de promenade faisait-elle ainsi
équipée ?
— Una a des problèmes, fut tout ce que Lev
dit de la situation.
Connor, cependant, soupçonnait autre
chose.
Plus tard cet après-midi-là, elle partit une
nouvelle fois, et Connor décida de la suivre, malgré la mise en
garde de Lev.
— Nous devrions lui être reconnaissants de
nous permettre de nous cacher ici. Ne la remercie pas en mettant
ton nez dans ses affaires.
Mais il n’avait pas le temps de discuter. Il
passa devant Lev, descendit l’escalier, arriva dans le magasin puis
dans la rue, où il la vit tourner le coin. Il y avait des gens dans
la rue, mais Connor portait un bonnet arápache en laine qu’il avait
trouvé dans le placard d’Una, de sorte que personne ne fit
attention à lui. Et puis, ce n’était pas comme si Una cherchait les
endroits bondés. Même si le fusil était dans un étui, il était
facile de deviner ce que c’était.
À la limite de la ville, Una traîna jusqu’à ce
qu’il n’y ait plus ni voitures ni piétons dans la rue ; elle
traversa alors un petit sentier qui menait dans les bois. Connor la
suivit en laissant une bonne distance.
Même s’il ne la voyait pas dans la forêt
touffue, la terre avait été ramollie par une pluie matinale, et il
pouvait suivre les empreintes qu’elle y laissait. Il y en avait
plusieurs. Elle avait fait de nombreux allers et retours sur ce
chemin ces derniers jours. Au bout de quelques mètres, il arriva à
un bâtiment, si on pouvait appeler ça un bâtiment. C’était une
structure qui paraissait ancienne, de la forme d’un igloo, mais
faite de pierre et de boue. Il entendit deux voix à l’intérieur.
L’une était celle d’Una et l’autre était masculine, mais elle ne
semblait pas appartenir à quelqu’un que Connor avait croisé dans la
réserve.
Sa première pensée fut qu’Una entretenait là une
liaison secrète avec un amoureux et qu’il valait peut-être mieux
les laisser seuls… mais la
discussion à l’intérieur ne ressemblait pas à une dispute
d’amoureux.
— Non, je ne le ferai pas, criait la voix
masculine. Ni maintenant, ni jamais !
— Alors, tu vas mourir ici, disait
Una.
— J’aime encore mieux ça !
Il n’y avait qu’une porte, mais le sommet du
dôme était délabré et plein de trous. Avec prudence, Connor
escalada la surface courbée de la structure jusqu’à ce qu’il puisse
voir par un trou à travers les pierres disjointes.
Sa première impression fit sonner en lui une
corde d’une sensibilité égale à celle que pouvaient produire les
instruments d’Una. Il vit un jeune homme, de son âge environ, avec
d’étranges cheveux de différentes couleurs et textures. Il était
attaché à un poteau et luttait pour se libérer. L’odeur qui se
dégageait du lieu et l’apparence du garçon indiquaient qu’il devait
être là depuis un moment, dans cette situation désespérée, sans
même la possibilité de se soulager ailleurs que dans ses
vêtements.
La première réaction de Connor fut de
s’identifier à ce garçon. Ce prisonnier, c’est
moi. Moi retenu dans le sous-sol d’Argent. Moi tentant de m’évader.
Moi luttant pour garder espoir. Le sentiment d’empathie fut
si fort qu’il allait baigner tous leurs échanges à venir.
Una n’était pas Argent, dut se rappeler Connor.
Ses mobiles, quels qu’ils soient, devaient être différents. Mais
pourquoi faisait-elle ça ? Connor attendit et regarda, dans
l’espoir qu’elle lui donne un indice.
— Soit tu me laisses partir, soir tu me
tues, lui dit son prisonnier. Prends une décision, s’il te plaît,
que tout cela s’arrête.
Pour toute réponse, Una posa une seule et simple
question :
— Quel est mon nom ?
— Je te l’ai déjà dit, je l’ignore !
Je l’ignorais hier, je l’ignore aujourd’hui, et je l’ignorerai
demain !
— Alors, peut-être que la musique va te
rafraîchir la mémoire aujourd’hui.
Una défit ses liens. Il n’essaya même pas de
s’enfuir – il devait savoir que c’était inutile. Au lieu de ça, il
sanglota, ses bras devinrent flasques. Et, dans ces bras avachis,
Una déposa la guitare qu’elle avait apportée.
— Joue, dit Una.
Elle parlait doucement à présent et elle caressa
ses mains qu’elle mit en place sur l’instrument.
— Donne-lui vie. C’est ce que tu fais.
C’est ce que tu as toujours fait.
— Ce n’était pas moi, implora-t-il.
Una s’éloigna et s’assit face à lui. Sortant son
fusil de son étui, elle le posa sur ses genoux.
— J’ai dit, joue.
Son prisonnier se mit à jouer. Des accords à
fendre le cœur emplirent la cabane et résonnèrent, le bâtiment
entier semblant être la caisse de résonance de la guitare. Connor
les sentit vibrer dans sa poitrine.
Cette musique était magnifique. Le prisonnier
d’Una était un véritable génie de la guitare. Il ne sanglotait
plus. C’était maintenant au tour d’Una. Elle se tenait le ventre,
comme si une douleur atroce s’y concentrait. Ses sanglots devinrent
des gémissements qui résonnèrent avec la musique, comme une
douloureuse incantation.
Puis Connor, en changeant de position, délogea
du bord du trou un galet de la taille d’une bille qui tomba sur le
sol à l’intérieur.
En un instant, Una bondit sur ses pieds et arma
son fusil, qu’elle dirigea sur lui à travers les trous entre les
pierres.
Connor recula instinctivement, perdit
l’équilibre et tomba à la renverse, en se cognant et en se blessant
contre les pierres rugueuses de la façade. Il atterrit sur les
fesses, sonné, et, lorsqu’il essaya de se lever, Una était là et le
canon du fusil à quelques centimètres de son nez.
— N’essaie même pas de bouger !
Connor se figea, à moitié convaincu qu’elle
allait vraiment lui tirer dessus s’il bougeait. C’est alors que son
prisonnier, saisissant sa chance, s’enfuit dans les bois.
— Hííko !
jura-t-elle avant de s’élancer derrière lui.
D’un bond, Connor fut sur ses pieds et il se
lança à leur poursuite, curieux de savoir comment allait se
terminer ce petit psychodrame.
Ayant rattrapé son prisonnier en fuite, elle
lâcha son fusil et lui sauta dessus, atterrissant sur son dos et le
faisant tomber à terre. Elle luttait avec lui, ses longs cheveux
comme un linceul les recouvrant tandis qu’ils saccageaient le sol,
et Connor se rendit soudain compte que c’était lui qui détenait un
avantage indéniable. Il ramassa le fusil d’Una qu’il pointa sur eux
deux.
— Debout ! Tous les deux ! Tout
de suite !
Et comme ils n’écoutaient pas, il tira un coup
de feu en l’air.
Cela attira leur attention. Ils cessèrent de se
battre et se remirent debout. Ce ne fut qu’à cet instant que Connor
remarqua que le visage de ce type avait quelque chose
d’étrange.
— C’est quoi ce bordel ? demanda
Connor.
— Pas tes oignons ! lança Una.
Rends-moi mon fusil !
— Et si je te donnais seulement une
cartouche ?
Connor garda le fusil braqué sur elle, mais son
regard se porta sur son prisonnier. L’étrange patchwork que
représentait son visage – une constellation de couleurs de peau
semblant se prolonger dans les teintes et les textures de ses
cheveux – n’était pas naturel et cependant familier.
D’un seul coup, Connor sut qui il était. Il
l’avait assez vu dans les médias, et l’avait assez imaginé dans ses
cauchemars. C’était cet abominable formaté ! La reconnaissance
dut être réciproque, car celle-ci se lut dans les yeux volés du
formaté.
— C’est toi ! Tu es l’Évadé
d’Akron !
Puis, aussitôt :
— Où est-elle ? Est-elle ici ?
Emmène-moi la voir !
La seule chose dont Connor était sûr à cet
instant, c’était qu’il y avait trop de choses à assimiler en même
temps. S’il essayait de tout régler tout de suite, il allait
commettre une erreur majeure, l’un
d’entre eux se saisirait de ce fusil et il y aurait un mort,
peut-être lui.
— Voici ce que nous allons faire, dit-il en
forçant sa voix à retrouver son calme, mais en gardant le fusil
dressé. Nous allons tous retourner dans cette espèce d’igloo.
— La hutte de sudation, grogna Una.
— C’est ça. Peu importe. On y retourne, on
s’assoit et on transpire un peu sur tout ça jusqu’à ce que je sois
satisfait. Compris ?
Una lui lança un regard assassin puis regagna la
cabane au pas de course. Le formaté ne fut pas aussi prompt à
démarrer. Connor le menaça de son fusil.
— Bouge-toi, dit-il. Ou je te renvoie à
l’état de chair à pâté.
Le formaté lui adressa un regard condescendant
de ses yeux volés, puis se dirigea vers la hutte.
Connor connaissait son prénom, mais l’appeler
ainsi lui conférerait trop d’humanité. Il préférait, de beaucoup,
l’appeler simplement « le formaté ». Assis tous les trois
dans la hutte de sudation, les deux autres ne montraient aucun
empressement à parler à Connor, comme s’ils lui en voulaient
d’avoir interrompu leur danse funèbre.
— Il a les mains de Wil, commença Connor,
qui l’avait déjà, en grande partie, deviné. Démarrons par là.
Una raconta les détails de l’enlèvement de Wil,
ou, en tout cas, ce que lui en avaient dit Lev et Pivane. La
famille Tashi’ne n’avait jamais obtenu d’informations sur ce qui
était arrivé à son fils et n’en avait jamais attendu. Les enfants
emmenés par les bracs atterrissaient rarement dans des camps de
collecte ; ils étaient vendus morceau par morceau au marché
noir. Mais, apparemment, Wil Tashi’ne était un cas particulier.
Connor ne pouvait imaginer la douleur que pouvait être celle d’Una,
sachant que cette création devant eux possédait les mains du garçon
qu’elle avait aimé. Son talent, sa mémoire musicale, et pourtant
aucun souvenir d’elle. Cela
pourrait rendre fou n’importe qui – mais le garder prisonnier comme
ça ?
— À quoi pensais-tu, Una ?
— Una ! dit le formaté avec un sourire
triomphant. Elle s’appelle Una !
— La ferme, Chair à pâté, dit Connor. Ce
n’est pas à toi que je parle.
— Je n’avais pas les idées claires,
reconnut tranquillement Una, les yeux fixés sur le sol poussiéreux
de la hutte. Je ne les ai toujours pas.
Au lieu de parler du formaté, elle parla encore
de Wil. Comment il accordait et testait toutes les guitares avant
de les mettre en vente.
— Il mettait son âme dans sa musique.
J’avais toujours l’impression qu’il résonnait un peu de lui dans
l’instrument dont il venait de jouer. Après son départ, les
guitares n’ont plus jamais été les mêmes. Maintenant, quand elles
jouent, ce n’est que de la musique.
— Tu as donc pensé que tu allais faire de
notre ami ici présent ton petit guitariste esclave.
Elle leva les yeux pour lui adresser un regard
incendiaire, mais elle semblait ne plus en avoir la force. Elle
baissa les yeux.
Connor se tourna vers le formaté et vit que son
regard était fixé sur lui, pratiquement en train de creuser en lui.
Connor serra plus fort le fusil sur ses genoux.
— Pourquoi es-tu ici ? demanda Connor.
Comment as-tu su qu’il fallait venir ici ?
— J’ai suffisamment de mémoire de Wil
Tashi’ne pour savoir que c’est là qu’allait courir ton copain le
claqueur pour se cacher, dit-il. Et je pense que tu sais pourquoi
je suis ici. Pour Risa.
Le sang de Connor ne fit qu’un tour en entendant
son nom prononcé par cette bouche. Elle te
déteste, avait envie de lui dire Connor. Elle ne veut rien avoir à faire avec toi. Jamais.
Mais il voyait et sentait le pantalon taché d’urine du formaté et
se remémora la captivité sans espoir de celui-ci, si semblable à la sienne dans le sous-sol
d’Argent. La sympathie était le dernier sentiment que Connor avait
envie d’éprouver, mais elle était quand même là, ébranlant sa
haine. Le désespoir suintait par toutes les coutures de sa peau,
et, même si Connor avait envie de rajouter de la douleur à sa
souffrance, il ne s’en sentait pas capable.
— Alors, tu vas la faire chanter pour
qu’elle soit avec toi, comme avant ?
— Ce n’était pas moi ! C’étaient les
Citoyens proactifs.
— Et tu veux la leur ramener.
— Non ! Je suis là pour l’aider,
espèce d’idiot.
— Fais gaffe, Chair à pâté, c’est moi qui
ai le fusil.
— Tu perds ton temps, l’interrompit Una. Tu
ne peux pas raisonner avec lui. Il n’est pas humain. Il n’est même
pas vivant.
— Je pense, donc je
suis1,
dit le formaté.
Connor ne parlait pas français, mais était
capable de le déchiffrer.
— Le simple fait de penser n’implique pas que tu es. Les ordinateurs prétendent penser, mais ils ne
font qu’imiter. Si l’on y entre de mauvaises données, on obtient
des résultats erronés.
Le formaté baissa ses yeux brillants.
— Tu ne sais rien.
Connor vit qu’il avait touché une corde sensible
chez le formaté. Il ressentit de nouveau cette indésirable vague de
sympathie.
— Évidemment, les fragmentés ne sont pas
non plus légalement vivants, dit Connor, faisant sien l’argument de
Cam. Une fois que l’ordre de fragmentation est signé, au regard de
la loi, ils ne sont rien d’autre qu’un ensemble de morceaux. Comme
toi.
Le formaté leva les yeux sur Connor. Une seule
larme tomba, absorbée par les plis de son jean.
— Où veux-tu en venir ?
— Je veux dire que j’ai compris. Que tu
sois un tas de morceaux ou une personne à part entière n’a rien à
voir avec ce qu’Una, ou moi, ou n’importe qui pense, alors,
rends-nous service, cesse d’en faire notre problème.
Il opina et baissa les yeux une nouvelle
fois.
— Fée bleue, dit-il.
— Tu vois ! lança Una. On dirait un
ordinateur, il sort des conneries qui n’ont aucun sens.
Mais Connor fit preuve d’une perspicacité
inattendue.
— Désolé, Pinocchio, mais Risa n’est pas ta
Fée bleue. Elle ne peut pas te transformer en vrai garçon.
Cam le regarda avec un grand sourire. Connor
trouva ce sourire désarmant et n’en serra que plus fort le fusil.
Il ne se laisserait pas attendrir, en aucune façon.
— Comment sais-tu qu’elle ne l’a pas déjà
fait ?
— Elle est assez incroyable, mais pas à ce
point, dit Connor. Si tu veux de la magie, demande à Una. Je suis
sûr que les Arápache sont plus doués que nous.
Una se raidit et fronça les sourcils.
— Je n’ai pas à me laisser insulter par un
déserteur en fuite.
— En fait, j’étais sincère, avoua Connor.
Mais je suis content de t’insulter, si c’est ce que tu
souhaites.
Una posa un instant son regard noir sur lui
avant de le tourner vers le sol.
— Tu as dit que tu voulais aider Risa, dit
Connor au formaté. Mais l’aider comment ?
— C’est entre elle et moi.
— Faux, lui dit Connor. Je suis entre elle
et toi. Tu me parles, ou tu ne parles pas du tout.
Le formaté bouillait et soufflait par le nez tel
un dragon. Puis il céda.
— Je peux l’aider à détruire les Citoyens
proactifs. J’ai toutes les preuves dont elle a besoin. Mais je ne
les partagerai avec personne d’autre qu’elle.
Le formaté semblait sincère, mais Connor se
savait un piètre juge en la matière. Il avait commis une erreur
cruciale en accordant sa confiance
à Starkey. Pas question de se laisser avoir à nouveau.
— Tu espères me faire avaler ça ?
Pourquoi détruirais-tu les gens qui t’ont créé ?
— J’ai mes raisons.
— Vas-tu lui dire ? demanda Una à
Connor, sa patience à bout. Ou as-tu l’intention de le faire
traîner toute la journée ?
— Me dire quoi ?
Le regard de Cam passait alternativement de l’un
à l’autre.
Connor avait pensé qu’il prendrait un malin
plaisir à lui divulguer l’information, mais à présent, il ne
ressentait plus rien.
— Désolé de te décevoir, Chair à pâté, mais
Risa n’est pas là.
Le désespoir dans les yeux du formaté semblait
aussi éloquent que chez n’importe quel être humain légitime. Connor
se demanda si la Fée bleue ne lui avait pas rendu une petite
visite, après tout.
— Mais… mais… aux infos, ils ont dit
qu’elle était avec vous !
— Ouais, ils ont également dit que j’avais
attaqué un camp de collecte dans le Nevada. Toi, plus que tout
autre, tu devrais savoir qu’on ne peut pas faire confiance aux
médias.
— Alors, où est-elle ?
— Je l’ignore, lui dit Connor, puis il
ajouta, mais si je le savais, je ne te le dirai pas.
Le formaté se leva, ivre de frustration.
— Tu mens !
Connor se leva au moment où le formaté
bondissait sur lui. Connor pointa le fusil sur sa poitrine, et Cam
s’arrêta net.
— Donne-moi une seule raison de ne pas
tirer, Chair à pâté !
— Arrête de m’appeler comme ça !
— Il dit la vérité, intervint Una. Il n’y a
que lui, Lev et une fille à moitié demeurée. Risa Pupille n’était
pas avec eux quand ils sont arrivés.
C’était plus d’informations que ne voulait lui
en livrer Connor, mais il semblait désormais accepter la vérité. Il
se laissa tomber par terre, la tête entre les mains.
— Sisyphe, marmonna-t-il.
Connor n’essaya même pas d’en découvrir la
signification.
— Tu te rends compte que je ne peux pas te
laisser partir. Je ne peux pas prendre le risque que tu dises aux
autorités où nous sommes.
— Je vais le rattacher, dit Una en avançant
vers le formaté. Plus personne ne vient dans cette vieille
cabane.
— Non, décida Connor. Nous n’allons pas
faire ça non plus. Nous allons le ramener chez toi.
— Je ne veux pas de lui !
— Dommage.
Connor les observa tous les deux, jugea leur
état d’esprit à peu près stable et il remit la sécurité sur le
fusil.
— Nous allons maintenant partir d’ici et
marcher tranquillement jusqu’à chez Una, comme trois vieux amis de
retour d’un après-midi de chasse. C’est clair ?
Cam et Una acquiescèrent à contrecœur.
Puis il se tourna vers le fragmenté.
— J’aurai du respect pour toi, que tu le
mérites ou pas.
Et même si c’était difficile pour Connor, il
ajouta :
— Devrais-je t’appeler Camus ?
— Cam, dit-il.
— D’accord, Cam. Je suis Connor, mais tu le
savais déjà. J’aurais bien dit « enchanté de te
rencontrer », mais je n’aime pas mentir.
Cam hocha la tête en signe d’approbation.
— J’apprécie ta franchise, dit-il. Le
sentiment est réciproque.
Pivane était là quand ils revinrent au magasin.
En entrant, Connor reconnut sa voix grave et celle de Lev en
haut.
— Il ne doit pas savoir pour Cam, déclara
Una. Les Tashi’ne ne doivent jamais savoir pour les mains de Wil.
Ça les détruirait.
Comme ça t’a détruit,
toi ? voulut dire Connor, mais il se contenta
d’un :
— Compris.
Una envoya Cam au sous-sol. Il était trop épuisé
pour protester.
— Je vais attendre ici et m’assurer qu’il
reste caché, dit Una. Peux-tu me rendre mon fusil, s’il te
plaît ?
En voyant Connor hésiter, elle
expliqua :
— Pivane va poser beaucoup de questions
s’il te voit arriver en haut avec ce fusil.
Connor lui donna le fusil après avoir enlevé les
balles, même si c’était la dernière chose qu’il avait envie de
faire.
Una le prit, le posa contre le mur puis,
plongeant la main dans sa poche, elle en sortit de nouvelles
cartouches, qu’elle montra à Connor d’un air de défi. Mais au lieu
de les charger, elle les remit dans sa poche et s’assit sur un
tabouret à côté de la porte du sous-sol.
— Monte voir ce que veut Pivane.
Connor n’aimait pas beaucoup qu’on lui donne des
ordres, mais il reconnut le besoin d’Una de maîtriser de nouveau la
situation, surtout chez elle. Il se dirigea à l’étage, la laissant
surveiller Cam.
— Devrais-je savoir pourquoi tu étais
sorti ? demanda Pivane dès que Connor fit son entrée.
— Sans doute pas, lui dit Connor, et il en
resta là.
Il jeta un coup d’œil à Lev, qui, visiblement
désireux d’apprendre ce qui s’était passé, eut la sagesse de ne pas
poser de questions en présence de Pivane.
Grace était tout sourire.
— Les Hopi ont mis les Frags en
boule ! Regarde ça !
Elle monta le volume de la télé. C’était une
conférence de presse où un porte-parole de la tribu Hopi « ne
confirmait ni ne démentait » les rumeurs selon lesquelles ils
donnaient asile à l’Évadé d’Akron. Les journalistes semblaient
toutefois avoir trouvé des os à ronger : une vidéo
tremblotante montrant quelqu’un que l’on faisait entrer, dans
l’ombre, dans le bâtiment du Conseil hopi ; la fuite dans les
médias d’une « source interne » insistant sur le fait que
l’Évadé d’Akron se trouvait là. On aurait dit que Chal avait
réussi, finalement.
— Tu peux faire confiance à mon frère, dit
Pivane. Il obtiendrait du lait d’une pierre.
— C’était mon idée ! leur rappela
Grace. Envoyer les Frags sur une mauvaise piste, c’était
mon idée. À moi.
— Oui, approuva Connor, et elle le
récompensa d’une accolade.
— Maintenant que les autorités sont
occupées ailleurs, dit Pivane, il est temps que vous repreniez la
route. Elina est en train de s’arranger pour qu’on vous laisse une
voiture non immatriculée sur une aire de repos juste après la porte
nord. Je vous y conduirai demain. Après ça, vous vous
débrouillerez.
Connor n’avait jamais dit à personne dans la
réserve où ils se rendaient et il espérait que Lev avait fait de
même. Même s’ils étaient entre amis, moins il y aurait de gens au
courant, plus il leur serait facile de disparaître. Mais il restait
un imprévu. Qu’allaient-ils faire de Cam ?
1. En
français dans le texte.