32.
Hayden
Peu avant la libération, Hayden prit une douche
– ce qu’il faisait maintenant trois fois par jour, de manière
presque obsessionnelle, comme s’il essayait de laver ses fautes. Il
savait qu’il aurait beau frotter, ce serait en vain, mais ça
faisait du bien quand même. Les autres fragmentés le détestaient
autant que leurs geôliers parce qu’ils croyaient qu’il était l’un
des leurs. Le directeur du camp, Menard, avait si bien ficelé son
baratin qu’il avait persuadé tout le monde que Hayden avait
retourné sa veste et travaillait à présent pour la Brigade des
mineurs. Bien sûr, c’était faux, mais tout le monde y avait cru.
Non, il ne parviendrait jamais à laver l’affront de Menard, mais on
ne pouvait pas l’empêcher d’essayer.
Cependant, lorsqu’il sortit de la douche ce
jour-là, il découvrit que son monde avait totalement changé.
Il entendit les coups de feu, rafale après
rafale de sons saccadés, d’explosions arythmiques semblant provenir
de différentes directions. Bien que sa suite luxueuse soit pourvue
d’une véranda, il était impossible d’y accéder. Il put quand même
voir ce qui se passait. Le camp de collecte était la cible d’une
attaque perpétrée par un groupe d’enfants armés, et, chaque fois
qu’un garde tombait, une nouvelle arme venait grossir leur arsenal.
Les fragmentés du camp s’étaient joints à eux, transformant
l’attaque en une révolte générale – et Hayden se prit à espérer que
la date prévue pour sa
fragmentation pourrait bien, finalement, se révéler fausse.
Une balle atteignit l’angle de la porte
coulissante en verre de la véranda, mais la cabossa à peine.
C’était du verre blindé. Les entrepreneurs avaient apparemment
décidé que les résidents de la suite d’un camp de collecte étaient
susceptibles de se faire tirer dessus. Sa seule issue était la
porte, mais elle était fermée de l’extérieur.
Le bruit des mitrailleuses diminua, puis
disparut, et Hayden comprit que l’envahisseur était victorieux à la
vue des enfants courant toujours dehors.
Il frappa à la porte, encore et encore, hurla du
plus profond de ses poumons, jusqu’à ce que quelqu’un vienne.
C’était un enfant qui lui semblait familier.
Hayden le reconnut comme étant l’un des messagers du
Cimetière.
— Hayden ? dit l’enfant. J’y crois
pas !
Il fut conduit par trois fugitifs qu’il avait
aperçus au Cimetière vers la zone commune, où le gazon artificiel
était écrasé par le soleil de midi. Des corps étaient éparpillés
partout. Certains avaient été tranqués ; d’autres étaient
morts. La plupart étaient des enfants. Il y avait quelques gardes.
Sur la gauche, des employés du camp de collecte étaient attachés et
bâillonnés. Sur la droite, un grand nombre d’enfants couraient vers
la porte du camp, revendiquant leur liberté. Mais ils ne partaient
pas tous.
Les autres écoutaient un homme vêtu de la
combinaison des employés des transports de fragmentés.
Hayden s’arrêta net en s’apercevant de qui il
s’agissait.
Quelque part, dans un coin de sa tête, il avait
nourri l’espoir que Connor était venu les secourir. À présent, il
se demandait s’il était trop tard pour retourner dans sa
suite.
— Hé, cria l’enfant qui avait déverrouillé
sa porte. Regarde qui nous avons trouvé !
Lorsque Starkey posa les yeux sur Hayden, ils
furent traversés par une vague de frayeur avant de retrouver leur
éclat métallique. Il afficha un sourire un peu trop grand.
— Qu’est-ce que tu avais l’habitude de dire
au Cimetière, Hayden ? « Salut. Aujourd’hui, je serai
votre sauveur. »
— Il est avec eux ! cria quelqu’un
avant que Hayden ait pu trouver une repartie intelligente. Il
travaille pour les bracs ! Ils le laissent même choisir qui va
être fragmenté !
— Oh ! ce sont là les dernières
nouvelles ? Vous savez qu’on ne peut pas faire confiance aux
journaux. Bientôt, c’est moi qui donnerai naissance à des triplés
extra-terrestres.
Bam était là – elle regarda Hayden, quelque peu
amusée.
— Alors, tu es devenu le chien de la
Brigade des mineurs.
— Content de te voir aussi, Bam.
Des « Laissez-le »,
« Tranquez-le » et même « Tuez-le » se
propagèrent parmi la foule des fragmentés du Froid Printemps, mais
les enfants qui le connaissaient vinrent à sa rescousse. La foule
attendait que Starkey prenne une décision, mais il ne semblait pas
prêt à le faire. Elle lui fut de toute façon épargnée, car trois
refusés costauds approchaient avec le directeur du camp qui se
débattait.
La foule se fendit et quelqu’un eut la bonne
idée de cracher sur Menard à son passage, et bientôt tout le monde
suivit. Hayden aurait pu le faire s’il y avait pensé en premier,
mais maintenant, c’était faire preuve de conformisme.
— Alors, voilà le responsable, dit Starkey.
Mets-toi à genoux.
Comme Menard n’obéissait pas, les trois gosses
qui le maintenaient l’obligèrent à s’agenouiller.
— Tu as été reconnu coupable de crime
contre l’humanité, dit Starkey.
— Coupable ? gémit Menard. Je n’ai pas
eu de procès ! Où est mon procès ?
Starkey leva les yeux sur le groupe.
— Combien d’entre vous pensent qu’il est
coupable ?
À peu près toutes les mains se levèrent, et,
malgré sa haine pour Menard, Hayden eut un mauvais pressentiment
sur l’issue de tout cela.
Comme on pouvait s’y attendre, Starkey sortit un
pistolet.
— Un jury est composé de douze personnes et
nous avons là bien plus de douze personnes, dit Starkey à Menard.
Considère-toi comme condamné.
Starkey fit alors quelque chose que Hayden
n’aurait pu prévoir. Il tendit le pistolet à Hayden.
— Tue-le.
Hayden se mit à bégayer, les yeux fixés sur
l’arme.
— Starkey, euh… ce n’est pas…
— Si tu n’es pas un traître, alors
prouve-le.
— Ça ne prouvera rien.
Menard se plia en deux et commença à prier. Un
homme dont le boulot était de tuer des enfants priait pour son
salut. Cela suffit à Hayden pour viser le crâne hypocrite de
Menard. Il le tint en joue pendant dix bonnes secondes, mais ne put
appuyer sur la détente.
— Je ne peux pas, dit Hayden. Pas comme
ça.
— Très bien.
Starkey récupéra le pistolet et désigna un
enfant au hasard dans la foule, qui semblait ne pas avoir plus de
quatorze ans. Le garçon avança et Starkey lui mit le pistolet dans
les mains.
— Montre à ce lâche ce que signifie être
courageux. Exécute la sentence.
L’enfant était visiblement terrifié, mais tous
les yeux étaient braqués sur lui. Il était mis à l’épreuve et
savait qu’il ne pouvait échouer. Alors il grimaça. Il plissa les
yeux et plaça le canon du pistolet sur la nuque de Menard et
détourna le regard. Puis il appuya sur la détente.
La détonation ne fit pas de bruit. Menard
s’écroula, mort avant d’avoir touché le sol. Ç’avait été propre et
rapide. Juste une blessure d’entrée à l’arrière de la tête et une
de sortie en dessous du menton, et la balle revendiquée par le gazon artificiel. Il n’y eut pas
d’explosion de morceaux de crâne ni de bouts de cervelle – Starkey
et la foule semblaient déçus que l’exécution soit finalement bien
moins spectaculaire que ce qui y avait mené.
— Bon, allez, on bouge ! ordonna
Starkey, et il donna pour instruction de réquisitionner tous les
véhicules dont on pouvait trouver les clés.
— Et lui ? demanda Bam en regardant
Hayden avec mépris.
Starkey jeta un bref coup d’œil à Hayden qu’il
gratifia d’un petit sourire hautain avant de dire :
— On l’emmène avec nous. Il pourra quand
même nous être utile.
Puis il se tourna vers tous ceux qui s’étaient
rassemblés et dit, d’une voix puissante :
— Je vous annonce que ce camp de collecte
est officiellement fermé.
Starkey récolta les mercis et l’adulation qu’il
avait tant désirés, et Hayden, en regardant le directeur mort, et
les dizaines d’enfants morts jonchant le sol, ne savait s’il devait
remercier ou hurler.