Les Rheinschild
Janson et Sonia Rheinschild avaient été priés de bien vouloir démissionner de leur poste à l’université. Le président de l’université argua d’un « usage non autorisé du matériel biologique ». S’ils ne démissionnaient pas, ils seraient arrêtés et verraient leur nom et leur travail traînés dans la boue.
Les Instruments médicaux BioDynix n’avaient pas rappelé Janson. Lorsqu’il chercha à savoir pourquoi, la standardiste, quelque peu déstabilisée par son ton revêche, déclara ne pas avoir trace de ses précédents appels et, en fait, elle n’avait aucune trace de lui dans tout leur système.
Mais le pire était encore à venir.
Janson, qui ne s’était ni rasé ni douché depuis peut-être une semaine, alla répondre au coup de sonnette d’un pas traînant. Il y avait un gamin d’environ dix-huit ans. Il fallut un moment à Janson pour reconnaître l’un des amis d’Austin. Austin – l’assistant de recherche de Janson, récupéré dans la rue – vivait avec eux depuis l’année précédente. C’était l’idée de Sonia. Ils avaient réaménagé le sous-sol en appartement pour lui. Bien sûr, il avait sa vie à lui, et les Rheinschild ne prêtaient pas attention à ses allées et venues, d’autant qu’il lui arrivait de s’absenter plusieurs jours lorsqu’il n’y avait pas de travail. Comme c’était actuellement le cas, son absence ne les avait pas inquiétés, surtout que Janson n’avait plus ni bureau ni laboratoire de recherche.
— Je ne sais pas comment vous le dire, alors je vais juste le dire, commença le garçon. Austin a été emmené par les Frags hier soir.
Refusant la vérité, Janson bafouilla.
— C’est impossible. Il doit y avoir une erreur… Il est trop âgé pour être fragmenté ! Il a fêté son anniversaire le week-end dernier.
— Son véritable anniversaire, c’est demain, dit le garçon.
— Mais… mais… ce n’est pas un fauve ! Il a une maison ! Un travail !
Le garçon secoua la tête.
— Peu importe. Son père a signé l’Accord de Fragmentation.
Sonia descendit l’escalier dans le silence stupéfait.
— Janson, que se passe-t-il ?
Mais il ne pouvait pas lui dire. Il ne pouvait même pas répéter les mots à haute voix. Elle se posta à côté de lui, et le garçon à la porte, tordant un bonnet en laine dans ses mains, poursuivit :
— Son père, vous voyez, il a un problème de drogue. C’est pour ça qu’Austin s’est retrouvé dans la rue, au début. D’après ce que j’ai entendu, on lui a offert un gros paquet de fric pour signer ces papiers.
Sonia haleta, la main sur la bouche, en réalisant ce qui s’était passé. Le visage de Janson devint rouge de colère.
— Nous allons arrêter ça ! Nous paierons ce qu’il faut, soudoierons qui il faut…
— C’est trop tard, dit le garçon, les yeux fixés sur le paillasson. Austin a été fragmenté ce matin.
Aucun d’eux ne pouvait parler. Ils restèrent tous trois figés en un tableau de douleur, jusqu’à ce que le garçon dise « Je suis désolé » et parte en courant.
Janson ferma la porte et serra fort sa femme. Ils n’en parlèrent pas. Ils en étaient incapables. Il se dit qu’ils n’en parleraient plus jamais ensemble. Janson savait que c’était une manière de les avertir, mais les avertir de quoi ? Rester tranquilles ? Soutenir la fragmentation ? Cesser d’exister ? Et s’il montrait les dents aux Citoyens proactifs, à quoi cela servirait-il ? Ceux-ci n’avaient en réalité transgressé aucune loi. Ils ne le faisaient jamais ! Ils préféraient modeler la loi de façon à ce qu’elle englobe tout ce qu’ils avaient envie d’accomplir.
Il lâcha Sonia et se dirigea vers l’escalier, refusant de la regarder.
— Je vais me coucher, lui dit-il.
— Janson, il est presque midi.
— Et alors ?
Dans la chambre, il baissa les stores et, tout en s’enfouissant dans les couvertures, dans le noir, il repensa au moment où Austin s’était introduit chez eux et l’avait frappé à la tête. À présent, Janson aurait aimé que le coup l’ait tué. Parce qu’Austin serait probablement encore entier.
Les Éclairés
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