De Juliet à Sidney
8 septembre 1946
Cher Sidney,
Kit et moi avons pique-niqué dans la prairie afin de regarder Dawsey reconstruire le muret en pierre d’Elizabeth. C’était un merveilleux prétexte pour observer sa manière de travailler. Il étudiait chaque pierre, la soupesait, la jaugeait et la plaçait sur le mur, souriant quand elle répondait à ses attentes, la retirant pour en chercher une autre, quand elle ne convenait pas. C’est un être très apaisant.
Il s’est tant habitué à nos regards admiratifs qu’il a osé me convier à souper. J’ai accepté avec une hâte éhontée, puis me suis lancée dans un discours maladroit pour lui expliquer que nous serions seuls, car Kit avait pris un autre engagement, avec Amelia. Nous étions tous deux un peu empruntés quand je suis arrivée, cependant lui avait au moins de quoi s’occuper à la cuisine, où il s’est retiré, déclinant mon offre de l’aider. J’ai profité de ce moment de solitude pour fouiner dans sa bibliothèque. Il ne possède pas beaucoup de livres, mais ses goûts en matière de littérature sont relevés ; Dickens, Mark Twain,
Balzac, Boswell, les romans d’Anne Brontë (étonnant, non ?) et sa biographie que j’ai écrite. J’ignorais qu’il l’avait lue. Il n’en a jamais soufflémot. Peut-être l’a-t-il détestée ?
Pendant le souper, nous avons parlé de Jonathan Swift, des cochons et du procès de Nuremberg. Notre éclectisme n’est-il pas sidérant ? Nous avons conversé avec aisance, sans toutefois beaucoup toucher à nos assiettes – il nous avait pourtant préparé une délicieuse soupe à l’oseille (il est bien meilleur cuisinier que moi). Après le café, nous nous sommes promenés jusqu’à sa grange pour admirer ses cochons. Les bêtes adultes ne gagnent guère à être connues, mais ses porcelets tachetés sont très joueurs et très rusés. Chaque jour, ils s’amusent à creuser un trou sous une des barrières de l’enclos à seule fin de voir Dawsey le reboucher. Tu aurais dû voir leur mine réjouie lorsqu’il s’est approché de ladite barrière.
Sa grange est d’une propreté remarquable, et sa haie magnifiquement entretenue. le crois que je deviens pathétique.
Mais pourquoi m’arrêter en si bon chemin ? Je crois (non, je sais) que je suis amoureuse d’un jardinier, charpentier, carrier, éleveur de cochons. Je serai peut-être malheureuse comme les pierres, demain, quand je découvrirai que le sentiment n’est pas partagé, ou même, qu’il s’est attaché à Remy ; mais pour l’heure, je nage dans l’euphorie. J’ai la tête qui tourne et mon estomac fait de drôles de bruits.
À vendredi. Tu pourras prendre de grands airs, faire la roue et te vanter d’avoir percé mes sentiments à jour encore une fois, mais une seule fois.
Tendres baisers,
Juliet