De Juliet à Sidney
7 août 1946
Cher Sidney,
Kit adorerait avoir une cornemuse. Moi non.
Je crois que le livre progresse merveilleusement, néanmoins j’aimerais fenvoyer mes deux premiers chapitres – je ne me sentirai en bon chemin que lorsque tu les auras lus. As-tu un peu de temps ?
Chaque jour, j’en apprends un peu plus sur Elizabeth. Comme je regrette de ne pas l’avoir connue ! Plus j’avance, plus je me prends à évoquer des moments de son existence comme si j étais présente. Elle était si pleine de vie que j’ai tendance à oublier qu’elle est morte, et quand cela me revient, la tristesse m’assaille à nouveau.
Aujourd’hui, on m’a raconté une histoire qui m’a donné envie de sangloter. Nous avons soupé chez Eben, ce soir. Après dîner, Eli et Rit sont sortis déterrer des vers (une tâche simplifiée par le clair de lune). Eben et moi avons emporté nos cafés dehors, et, pour la première fois depuis que je le connais, il m’a parlé d’Elizabeth,
C’est arrivé à l’école où Eli et les autres enfants attendaient les navires d’évacuation. Eben était déjà reparti avec les autres parents. C’est Isola qui lui a raconté ce qui suit.
La salle de l’école était pleine d’enfants. Elizabeth boutonnait le manteau d’Eli quand il lui a avoué qu’il avait peur de partir loin de sa maman et de sa maison. Et si le navire était bombardé ? À qui pourrait-il dire au revoir ? Elizabeth a pris le temps de réfléchir, puis elle a soulevé son pull et détaché une broche de son chemisier. Il s’agissait d’une médaille décernée à son père lors de la Première Guerre mondiale. Elle ne s’en séparait jamais.
Elle l’a déposée au creux de sa main et elle lui a expliqué que c’était une broche magique : rien de mal ne pourrait lui arriver tant qu’il la porterait. Ensuite, elle lui a demandé de cracher dessus deux fois de suite, afin que le charme agisse. Isola a aperçu le visage d’Eli par-dessus l’épaule d’Elizabeth, elle a dit à Eben qu’il irradiait de cette aura sublime qu’ont les enfants quand ils n’ont pas encore atteint l’âge de raison.
De toutes les épreuves qu’ils ont traversées durant la guerre, celle- ci a dû être la plus terrible. Devoir envoyer ses enfants loin de soi pour les protéger, cela défie l’instinct de préservation. Je deviens de plus en plus louve avec Kit. J’ai toujours un œil sur elle. Si je la sens un tant soit peu en danger (ce qui est souvent le cas, vu son goût pour l’escalade), les poils de ma nuque se hérissent (j’ignorais avoir des poils à cet endroit) et je vole à son secours. Quand le fils du pasteur (son ennemi) lui jette des prunes, je me mets à aboyer. Et, par la grâce d’une sorte de sixième sens, je sais toujours où elle se trouve – comme si elle était une partie de mon propre corps. Si ce n’était pas le cas, je serais morte d’angoisse. Je suppose que les mères sont ainsi pour assurer la survie de l’espèce. Mais la guerre a tout bouleversé.
Comment les mères de Guernesey ont-elles pu continuer à vivre alors qu’elles ignoraient où se trouvaient leurs enfants ? C’est inconcevable.
Je t’embrasse,
Juliet
P.S. : Et pourquoi pas une flûte ?