D’Eben à Juliet
22 avril 1946
Chère Miss Ashton,
Votre colis pour Eli est arrivé vendredi. Comme c’est gentil à vous. Il reste assis à étudier ses blocs de bois comme s’ils renfermaient une forme mystérieuse, qu’il finit par extirper à l’aide de son couteau.
Vous m’avez demandé si tous les enfants avaient été évacués vers l’Angleterre. Non. Certains sont restés. Quand Eli me manquait, je les observais et j’étais content qu’il soit parti. Les enfants ont vécu des moments difficiles, ici. Nous manquions trop de nourriture pour qu’ils grandissent correctement.
Au milieu du mois de juin 1940, quand nous avons compris que les Allemands en avaient après nous, les États – l’assemblée qui régit l’île – ont téléphoné à Londres pour demander qu’on nous envoie des navires, afin d’embarquer nos enfants pour l’Angleterre. Les mettre dans des avions aurait été trop dangereux. Ils risquaient d’être abattus par la Luftwaffe. Londres a répondu favorablement, mais les enfants devaient être prêts à partir sur-le-champ. Les navires repartiraient sitôt arrivés. Le temps pressait.
C’était une chose terrible que d’avoir à décider d’envoyer nos petits vivre parmi des étrangers ou de les garder avec nous. Nous n’étions pas certains que les Allemands viendraient, mais, le cas échéant, nous ne savions pas comment ils se comporteraient envers nous. D’un autre côté, s’ils envahissaient l’Angleterre, comment feraient nos enfants, sans familles à leurs côtés ?
Jane n’a pas hésité. Eli devait partir. Les autres mamans ont tergiversé. Les débats étaient si enfiévrés que ma fille avait demandé à Elizabeth de les maintenir à distance. « Je ne veux pas entendre leurs jérémiades. C’est mauvais pour le bébé », a-1-elle dit. Jane avait dans l’idée que les bébés savent tout ce qui se passe autour d’eux, même quand ils sont encore dans le ventre de leur mère.
Le temps de l’hésitation est vite passé. Les familles n’avaient qu’un seul jour pour prendre une décision dont elles assumeraient les conséquences pendant cinq ans. Les enfants en âge d’être scolarisés et les mamans ayant des bébés sont partis en premier, les 19 et 20 juin. Les États ont donné de l’argent de poche aux petits dont les parents n’avaient pas les moyens de le faire. Les plus petits étaient tout excités à l’idée des bonbons qu’ils pourraient s’acheter. Certains croyaient qu’il s’agissait d’une sortie scolaire et qu’ils seraient de retour chez eux avant la tombée de la nuit. C’était mieux ainsi. Les plus grands, comme Eli, savaient à quoi s’en tenir, eux.
De tout ce que j’ai vu le jour du départ, il est une image qui reste gravée dans mon esprit. Deux fillettes vêtues de belles robes roses, avec des chaussures vernies, comme si leur mère les avait préparées pour un anniversaire. Elles ont dû avoir si froid pendant la traversée.
Les parents devaient déposer leurs enfants dans la cour de l’école. C’est là que nous leur avons dit au revoir. Puis des bus les ont conduits à l’embarcadère. Les navires qui venaient juste de quitter Dunkerque ont retraversé la Manche pour les emmener. Nous n’avions pas le temps d’organiser un convoi pour les escorter. Nous n’avions pas le temps de réunir suffisamment de canots et de gilets de sauvetage.
Ce matin-là, nous nous sommes d’abord arrêtés à l’hôpital pour qu’Eli dise au revoir à sa mère. Sa mâchoire était si serrée qu’il n’a réussi qu’à hocher la tête. Jane l’a serré un long moment dans ses bras, puis Elizabeth et moi l’avons emmené dans la cour de l’école. Je l’ai serré fort contre moi, et j’ai dû attendre cinq années avant de le revoir. Elizabeth est restée sur place. Elle s’était portée volontaire pour finir de préparer les enfants.
Isola m’a dit que vous envisagiez de nous rendre visite. Eli et moi serions heureux de vous accueillir chez nous.
Bien à vous,
Eben Ramsey