De Juliet à Sidney
17 juillet 1946
Cher Sidney,
Pas de journal, mais de bonnes nouvelles néanmoins : elle a usé tous ses crayons et son papier à dessiner. J’ai trouvé des croquis fourrés dans une grande pochette à dessin, sur l’étagère du bas de la bibliothèque du salon. Des esquisses rapides que je trouve merveilleuses de vérité. Isola surprise en train de taper sur je ne sais quoi avec sa cuillère en bois, Dawsey creusant un trou dans le jardin, Eben et Amelia discutant penchés l’un vers l’autre.
Je les étudiais, assise par terre, quand Amelia est passée me rendre visite. Nous avons tiré plusieurs grandes feuilles de papier couvertes de croquis : Kit endormie, Kit en train de gigoter, Kit sur des genoux, Kit bercée par Amelia, Kit hypnotisée par ses orteils. J’imagine que toutes les mères observent leur bébé avec cette intensité, seulement Elizabeth l’a traduite sur le papier.
Puis j’ai découvert le portrait d’un homme au visage doux et carré. Il paraît détendu et sourit à l’artiste par-dessus son épaule. Il ne peut s’agir que de Christian, lui et Kit ont le même épi sur la tête. Amelia a pris la feuille entre ses mains, et je lui ai demandé si elle l’appréciait.
« Le pauvre, m’a-t-elle répondu. J’étais tellement remontée contre lui. le n’arrivais pas à croire qu’Elizabeth ait pu choisir cet homme, un ennemi, un Allemand. J’avais peur pour elle. J’avais peur pour nous tous. Je pensais qu’il la trahirait, et nous avec. Je lui al dit qu’elle devait rompre. Je me suis montrée très dure.
» Elle a levé le menton mais n’a rien dit. Il est venu me voir le lendemain. Oh ! j’étais horrifiée. J’ai ouvert la porte et je me suis retrouvée nez à nez avec cet immense Allemand en uniforme. J’étais persuadée qu’il venait m’annoncer que ma maison était réquisitionnée. Je commençais à protester quand il a brandi un bouquet de fleurs, flétries d’avoir été trop serrées. Il avait l’air si anxieux que j’ai cessé de vitupérer. « Capitaine Christian Helîman », a-t-il dit, rougissant comme un petit garçon. Toujours suspicieuse, je lui ai demandé l’objet de sa visite. Il a rougi davantage encore. « Je suis venu vous parler de mes intentions, a-t-il répondu timidement.
— En ce qui concerne ma maison ? ai-je questionné, cassante.
Non, en ce qui concerne Elizabeth » Et c’est ce qu’il a fait. Il s’est adressé à moi, tel un prétendant à un père victorien. Il s’est assis au bord d’un fauteuil de mon salon et m’a expliqué qu’il avait l’intention de revenir à Guernesey après la guerre, pour épouser Elizabeth, faire pousser des freesias, lire et oublier. Quand il a eu fini de parler, j’étais presque séduite moi aussi. »
Amelia avait les larmes aux yeux, alors nous avons rangé les dessins et je suis allée préparer du thé. Kit est arrivée avec un œuf de mouette cassé qu’elle nous a demandé de recoller. La distraction était bienvenue.
Je t’embrasse,
Juliet