De Juliet à Sophie Strachan, sa meilleure amie et
sœur de Sidney
12 janvier 1946
Mrs. Alexander Strachan, Feochan Farm, Oban,
Argyll
Chère Sophie,
Évidemment que j’adorerais te voir, mais je ne suis qu’un pantin sans âme ni volonté. Sidney m’a ordonné d’aller à Bath, Colchester, Leeds et dans divers autres endroits dont j’ai oublié les noms. Je ne peux pas laisser tout cela en plan pour te rejoindre en Ecosse. Son front se plisserait, ses yeux lanceraient des éclairs, et il me gronderait Tu sais combien il est éprouvant d’être grondée par Sidney.
J’aimerais pouvoir gagner ta ferme en douce et m’y laisser dorloter. Tu me laisserais mettre les pieds sur le canapé, dis ? Et tu me borderais ? Tu m’apporterais du thé ? Alexander accepterait-il d’avoir un résident permanent sur son canapé ? Tu m’as dit que c’était un homme patient, mais ça l’agacerait peut-être.
Pourquoi suis-je si mélancolique ? Je devrais me réjouir de la perspective de lire Izzy à un auditoire conquis. Tu sais que j’aime parler des livres, et que j’adore recevoir des compliments. Je devrais être enthousiaste. Mais la vérité est que je suis d’humeur morose ~ plus encore que pendant la guerre. Tout semble si effondré> Sophie ; les routes, les bâtiments, les gens. Les gens, surtout.
C’est sans doute le contrecoup de ma terrifiante soirée d’hier soin Le repas était affreux, mais il fallait s’y attendre. Ce sont les convives qui m’ont mis les nerfs à vif. L’assortiment d’individus le plus démoralisant que j’aie jamais rencontré. Ça ne parlait que de bombes et de famine. Tu te souviens de Sarah Morecroft ? Elle était là, elle aussi – tout en os, et en peau granuleuse, et en rouge à lèvres écarlate. Elle est mariée à un médecin blafard qui fait claquer sa langue chaque fois qu’il s’apprête à parler. Un prince charmant comparé à mon voisin de table. Un célibataire. Sans doute le dernier sur terre.
Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez moi, Sophie.
C’est l’évidence. Tous les hommes que je rencontre me sont insupportables. Peut-être devrais-je viser moins haut ? Pas aussi bas que le médecin blafard claqueur de langue, mais un peu moins haut. Je ne peux même pas mettre cela sur le compte de la guerre, je n’ai jamais été douée en matière d’hommes, pas vrai ? Suis-je trop difficile ? Je n’ai aucune envie de me marier pour me marier. Passer le restant de mes jours avec un être à qui je n’aurais rien à dire, ou pire, avec qui je ne pourrais pas partager de silences ?
Ciel, que cette lettre est triste et larmoyante. Tu vois ? J’ai réussi : à présent, tu dois être soulagée à l’idée que je ne viendrai pas en Ecosse. Quoique. Il se peut que je m’y arrête tout de même. Mon destin est entre les mains de Sidney Embrasse Domink pour moi. Mes amitiés à Alexander et plus encore à toi,
Juliet