De Juliet à Sophie
28 février 1946
Très chère Sophie,
Je suis tout aussi surprise que toi. Il ne m’en avait pas soufflé mot. Mardi dernier, n’ayant reçu aucune nouvelle de Sidney depuis plusieurs jours, je me suis rendue chez Stephens 8c Stark pour exiger un peu de considération et j’ai découvert qu’il avait pris la clé des champs. Cette nouvelle secrétaire qu’il s’est dégotée est un monstre. À chacune de mes questions elle a répondu : « Je ne peux divulguer aucune information de nature personnelle, vraiment, Miss Ashton. » J’avais une furieuse envie de la gifler.
J’étais sur le point d’en conclure que Sidney avait été contacté par le MI6 et envoyé en mission en Sibérie, quand l’horrible Miss Tilley m’a avoué qu’il était en Australie. Tout s’est alors éclairé : il est allé chercher Piers, qui se soûlerait jusqu’à ce que mort s’ensuive dans cette maison de repos, à moins qu’on ne l’en empêche. Comment lui en tenir rigueur après ce qu’il a enduré ? Dieu merci, Sidney ne le laissera pas faire.
Tu sais que j’aime Sidney de tout mon cœur, néanmoins, il y a quelque chose de terriblement libératoire dans la phrase : Sidney est en Australie. Depuis trois semaines, Mark Reynolds est ce que tante Lydia qualifierait de « constant dans ses attentions », et même quand je me goinfre de homard en éclusant du Champagne, je ne peux me retenir de jeter des regards furtifs par-dessus mon épaule, à la recherche de Sidney. Il est convaincu que Mark essaie de priver Londres – et Stephens & Stark – de ma personne, et rien de ce que je pourrais dire ne le fera changer d’avis. Il est clair qu’il ne l’aime pas – je crois qu’il a employé les termes « agressif » et « sans scrupules » pour le décrire, la dernière fois que nous nous sommes vus –, mais, franchement, je trouve qu’il joue un peu trop les roi Lear dans cette histoire. Je suis une grande fille (la plupart du temps) et je peux siffler du Champagne avec qui bon me semble.
Lorsque je ne soulève pas les nappes pour voir si Sidney se cache sous la table, je passe des instants merveilleux. J’ai l’impression d’avoir émergé d’un tunnel noir pour me retrouver au cœur d’un carnaval. Mark vadrouille presque tous les soirs. S’il n’a pas une soirée prévue (ce qui est rare), nous allons au cinéma ou au théâtre. Ou dans une boîte de nuit. Ou dans un troquet mal famé (il prétend m’initier aux idéaux démocratiques). C’est très enthousiasmant.
As-tu remarqué comme certaines personnes – les Américains surtout – semblent peu affectées par la guerre, ou au moins, n’en sont pas ressorties broyées ? Mark était dans l’aviation américaine. Cependant, la guerre ne l’a pas brisé. Aussi, quand je suis en sa compagnie, je me sens moins abîmée moi-même. C’est une illusion, je le sais. Mais n’est-il pas excusable de s’amuser un peu ?
Dominic est-il trop vieux pour un diable qui
sort de sa boîte ? J’en ai vu un redoutable dans une boutique,
hier. Il bondit et se balance en lançant des regards sournois, et
sa moustache luisante forme deux boucles au-dessus de ses dents
crochues. L’incarnation de la méchanceté. Le choc passé, Dominic
adorerait.
Affectueusement,
Juliet