Deuxième partie
De Juliet à Sidney
22 mai 1946
Cher Sidney,
J’ai tant de choses à te raconter. Je ne suis à Guernesey que depuis vingt heures, mais elles ont été si remplies de nouveaux visages et d’idées que je pourrais en écrire des tartines. Tu vois comme la vie insulaire est stimulante.
Le voyage de Weymouth a été affreux. Cette navette postale grognait, craquait et menaçait de se briser à chaque vague. J’ai presque souhaité que cela arrive, pour que ça s’arrête enfin – même si j’avais envie de voir Guernesey avant de mourir. Mais, sitôt que nous sommes arrivés en vue de l’île, ma bonne humeur est revenue. Un rayon de soleil perçait à travers les nuages, auréolant les falaises d’argent.
La navette s’est approchée du port poussivement, et j’ai vu St. Peter Port s’élever de la mer, dominé par une église, telle une décoration de sucre sur un gâteau. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine. J’ai essayé de me persuader que c’était à cause de la splendeur de la scène, en vain. Toutes ces personnes que j’en étais venue à connaître, et même à aimer, étaient là. Elles m’attendaient. Je ne pouvais plus me retrancher derrière une feuille de papier. Tu sais, Sidney, au cours de ces deux ou trois dernières années, je suis devenue plus douée pour écrire que pour vivre. Sur le papier, je suis absolument charmante, mais c’est juste une astuce que j’ai trouvée pour me protéger. Ça n’a rien à voir avec moi. Du moins, c’est ce que je pensais au moment où la navette postale est arrivée à quai. Dans un accès de lâcheté, j’ai failli essayer de passer inaperçue.
J’ai regardé les visages des personnes qui attendaient. Il était trop tard pour revenir en arrière. Je les ai reconnus d’après leurs lettres. J’ai d’abord vu Isola, avec son chapeau indescriptible et son châle violet épinglé d’une broche clinquante, regardant dans la mauvaise direction, un sourire figé sur les lèvres. Je l’ai aimée instantanément. Elle se tenait à côté d’un homme au visage ridé et d’un garçon long et anguleux. Eben et son petit-fils. J’ai fait signe à Eli, qui m’a souri comme un soleil, en donnant un coup de coude à son grand-père. Soudain intimidée, je me suis laissé noyer par la foule qui se bousculait pour atteindre la passerelle.
Isola m’a serrée dans ses bras robustes, me décollant presque du sol « Ma chérie ! » s’est-elle écriée, tandis que je luttais pour ne pas perdre l’équilibre. N’était-ce pas adorable de sa part ? Toute ma nervosité s’est envolée instantanément. Les autres se sont montrés moins exubérants, mais tout aussi chaleureux. Eben m’a serré la main avec un grand sourire. Il a un air à la fois grave et amical. Très étrange comme mélange. Je me suis surprise à avoir envie de l’impressionner.
Eli a pris Kit sur ses épaules, et ils se sont avancés ensemble. C’est une fillette aux jambes potelées, avec des boucles noires et de grands yeux gris. À sa mine sérieuse, j’ai deviné que je ne lui plaisais pas du tout. Le pull d’Eli était couvert de copeaux de bois. Il a sorti de sa poche une adorable petite souris à la moustache retroussée, sculptée dans du noyer. Je l’ai embrassé pour le remercier et ai dû affronter un autre regard malveillant de Kit. Elle est très intimidante pour une fillette de quatre ans.
Puis Dawsey m’a tendu ses deux mains. Je m’attendais à ce qu’il ressemble à Charles Lamb, et c’est un peu le cas. Il a le même regard profond. Dawsey est brun. Il a les cheveux drus et une expression sereine et concentrée, quand il ne sourit pas. À l’exception de celui d’une certaine Sophie que tu connais bien, il a le sourire le plus doux du monde. Je me souviens d’une lettre dans laquelle Amelia m’écrivait qu’il possède un grand pouvoir de persuasion. Je la crois aisément. Comme Eben (comme tout le monde ici), il est trop maigre.
Il commence à grisonner et ses yeux très enfoncés dans leurs orbites sont d’un marron si profond qu’ils paraissent noirs. Il a des pattes- d’oie, qui lui donnent un air rieur même lorsqu’il est sérieux. Je ne pense pas qu’il ait plus de quarante ans. Il est à peine plus grand que moi et boite légèrement, mais est très vigoureux – il nous a tous cueillis sans peine (Amelia, Kit, mon bagage et moi) pour nous installer dans sa camionnette.
J’ai pris ses mains et je les ai serrées. Puis il s’est écarté pour laisser passer Amelia. C’est une de ces dames dont on devine qu’elles sont plus jolies à soixante ans qu’elles n’ont dû l’être à vingt (oh ! comme j’aimerais qu’on dise cela de moi un jour !). Elle est petite, a un visage fin, un sourire adorable et des cheveux gris tressés en couronne. Elle m’a agrippé la main et m’a dit : « Je suis contente que vous soyez enfin là, Juliet. Venez, nous allons porter vos affaires chez vous. » C’était merveilleux. J’avais vraiment le sentiment d’être rentrée chez moi.
Nous nous tenions encore sur l’appontement quand un reflet s’est mis à balayer le quai, m’éblouissant à plusieurs reprises. Isola a grimacé et m’a expliqué qu’il s’agissait d’Adelaide Addison : elle était à sa fenêtre avec un face-à-main, espionnant nos moindres gestes. Isola l’a saluée de la main avec vigueur, et le reflet a disparu.
Nous avons tous ri, sauf Dawsey, qui surveillait mes affaires, s’assurait que Kit ne tombe pas à l’eau et restait à l’affût de nos besoins d’une manière générale. J’ai compris que c’était son habitude, et personne ne semblait vouloir que cela change.
Nous nous sommes retrouvés dans des pâturages ondoyants finissant brusquement en haut des falaises. L’air était humide et chargé d’iode. Le soleil se couchait et une nappe de brouillard montait, Tu sais comme la brume magnifie les sons. Chaque cri d’oiseau semblait... chargé de sens. Des nuages ondulaient au-dessus des falaises et le temps que nous arrivions au manoir, les champs étaient drapés de gris. J’ai aperçu des silhouettes fantomatiques, au loin. Je crois qu’il s’agissait des bunkers construits par les travailleurs de l’OT.
Kit était assise à côté de moi. Elle n’arrêtait pas de me couler des regards curieux. Je n’ai pas commis l’imprudence de lui parler, mais je lui ai fait le coup du pouce coupé en deux.
J’ai recommencé plusieurs fois, l’air de rien, sentant son regard de bébé aigle sur moi. Elle était fascinée, mais trop méfiante pour rire. Elle a fini par me demander : « Montre-moi comment tu fais. » Elle s’est assise en face de moi, à table, et a repoussé le plat depi- nards d’une main autoritaire en déclarant : « Pas pour moi. » Elle avait visiblement l’habitude d’être obéie, je n’avais pas l’intention de déroger à la règle. Elle a approché sa chaise de celle de Dawsey et a mangé, un coude fermement planté dans son bras, le clouant sur place. Il ne semblait pas s’en soucier, même s’il avait du mal à couper son poulet. Le dîner terminé, elle a grimpé sur ses genoux : son trône légitime, manifestement. Dawsey a participé à la conversation, mais je l’ai surpris en train de secouer une serviette-lapin sous le nez de Kit tout en parlant du manque de vivres pendant l’Occupation.
J’ai dû passer une sorte de test sans m’en rendre compte, parce que Kit m’a demandé de la border dans son lit et de lui raconter une histoire sur les furets. Elle aimait les nuisibles ; et moi ? Est-ce que j’étais capable d’embrasser un rat sur la bouche ? J’ai répondu : « Jamais », ce qui m’a valu son approbation – j’étais lâche, certes, mais pas hypocrite. Je lui ai raconté une histoire, puis elle m’a présenté une parcelle microscopique de sa joue pour que j’y dépose un baiser.
Quelle longue lettre ! Et elle ne contient que
quatre des vingt heures que j’ai passées ici. Tu devras attendre
pour les seize autres.
Je t’embrasse,
Juliet