De Sidney à Sophie
6 juillet 1946
Chère Sophie,
je suis à Guernesey avec Juliet et je suis fin prêt à répondre à deux ou trois des douzaines de questions dont tu m’as chargé de trouver les réponses.
En premier lieu : Kit paraît aussi attachée à Juliet que toi et moi le sommes. C’est un petit être vif, qui manifeste son affection avec une certaine retenue (ce qui n’est pas aussi contradictoire que ça en a l’air), mais dont le visage s’illumine d’un sourire chaque fois qu’apparaît l’un de ses parents adoptifs. Elle est adorable avec ses joues rondes, ses boucles rondes et ses yeux ronds. La tentation de la câliner est presque irrésistible, cependant je ne suis pas assez brave pour risquer de porter atteinte à sa dignité. Il paraît que quand elle prend quelqu’un en grippe » elle a un regard noir à ratatiner Médée sur place.
Je vais te décrire une scène qui en dit long sur la relation de Kit et de Juliet. Dawsey (sur lequel je reviendrai plus tard) était venu prendre la petite pour l’emmener voir le bateau d’Eben rentrer au port. Kit nous a dit au revoir et a filé dehors, pour réapparaître aussitôt, soulever la jupe de Juliet d’un centimètre, déposer un baiser sur son genou, et repartir en courant. Juliet a paru sidérée, puis son visage s’est illuminé de bonheur. Je ne l’avais jamais vue aussi heureuse (et toi non plus).
Je sais que tu l’avais trouvée livide et éreintée, l’hiver dernier. À présent, elle respire la santé et elle a retrouvé son dynamisme d’an- tan. À tel point, Sophie, que je me demande si elle voudra jamais rentrer à Londres. Je ne pense pas qu’elle en soit encore consciente, mais l’air marin, le soleil, les champs verdoyants, les fleurs sauvages, le ciel changeant, la mer capricieuse et, surtout, les gens de Guernesey l’ont séduite au point de lui faire perdre le goût de la vie citadine.
Et je n’en suis pas étonné. L’endroit est si accueillant, si chaleureux. Isola est le genre d’hôtesse que l’on rêve d’avoir lorsqu’on séjourne à la campagne, mais qu’on ne rencontre jamais. Le lendemain de mon arrivée, elle m’a tiré du lit pour que je l’aide à faire sécher des pétales de roses, à baratter son beurre, à remuer une étrange mixture dans une grande marmite, à nourrir Ariel, puis elle m’a envoyé lui acheter une anguille au marché aux poissons.
Venons-en à Dawsey Adams. Je l’ai bien observé, selon tes instructions, et il m’a plu. Il est calme, fiable, digne de confiance (Seigneur, on dirait que je parle d’un chien), et il a le sens de l’humour. En résumé, il n’a rien de commun avec les autres soupirants de luliet – beau compliment, n’est-ce pas ? Il n’a pas beaucoup parlé lors de notre première rencontre, pas plus qu’à nos rencontres suivantes d’ailleurs, maintenant que j’y pense, mais quand il pénètre dans une pièce, tout le monde semble pousser un petit soupir de soulagement. Je n’ai jamais eu cet effet sur quiconque, j’ignore pourquoi. Juliet paraît nerveuse en sa présence. Il faut avouer que son silence est un brin intimidant. Elle a transformé la table du thé en carnage, hier, lorsqu’il est passé prendre Kit. Remarque, Juliet a toujours eu le chic pour casser des tasses de thé – tu te souviens de ce qu’elle a fait à la porcelaine de Spode de maman ? - alors ça ne veut pas dire grand- chose. Quant à lui, il l’observe souvent de son regard sombre et franc, mais détourne les yeux dès qu’elle se tourne vers lui (j espère que tu apprécieras mon sens du détail).
Je peux t’affirmer une chose : Mark Reynolds ne lui arrive pas à la cheville. C’est un charmeur aux manières onctueuses qui obtient toujours ce qu’il veut. C’est l’un de ses rares principes. Il veut Juliet parce qu’elle est jolie et intelligente, et parce qu’il pense qu’ils formeront un couple époustouflant. Si elle l’épouse, elle passera le restant de ses jours à être exhibée de théâtre en club, et elle n’écrira plus une ligne. En tant qu’éditeur, cette perspective me navre, mais en tant qu’ami, elle m’horrifie. Ce sera la fin de notre Juliet.
Difficile de dire ce qu’elle pense de Reynolds, ni si elle en pense quoi que ce soit. Je lui ai demandé s’il lui manquait. Elle m’a répondu : « Mark ? le suppose, oui », comme s’il s’agissait d’un oncle éloigné, pas très aimé. Je serais ravi qu’elle l’oublie totalement, mais je ne crois pas qu’il la laissera faire.
Pour en revenir à des sujets mineurs, j’ai été invité à assister à ses entretiens avec des locaux, cet après-midi. Elle les interrogeait sur la libération de Guernesey, le 9 mai de l’année dernière.
Quel moment unique ça a dû être ! Tu imagines, les rues de St. Peter Port étaient noires de monde, des milliers de gens observaient les navires de la Royal Navy au mouillage dans le port, sans un mot, dans le silence complet. Puis les Tommies ont débarqué et une immense clameur s’est élevée. Tout le monde s’embrassait, pleurait, hurlait de joie.
Beaucoup de ces soldats étaient originaires de Guernesey. Des hommes qui n’avaient pas eu la moindre nouvelle de leur famille depuis cinq ans. Ils devaient avancer lentement, fouillant la foule du regard. Quel bonheur ils ont dû éprouver en revoyant les leurs !
Les soldats ont jeté à la foule du chocolat, des oranges et des cigarettes. Le brigadier Snow a annoncé qu’on était en train de réparer le câble reliant Guernesey à l’Angleterre, et qu’ils pourraient bientôt communiquer avec les enfants évacués et leur famille. Les navires transportaient également des tonnes de vivres, ainsi que des médicaments, de la paraffine, des aliments pour animaux, des vêtements, des torchons, des graines et des chaussures !
Je crois qu’il y a là matière à écrire trois livres, il suffit de tendre la main. Et ne t’inquiète pas si Juliet te paraît nerveuse de temps en temps, c’est normal. Elle s’est lancée dans une entreprise ardue.
Je dois te laisser. Il faut que je m’habille
pour le dîner de Juliet. Isola est drapée de trois châles et d’un
chemin de table en dentelle. Je veux lui faire honneur
Je vous embrasse tous,
Sidney