D’Eben Ramsey à Juliet
28 février 1946
Chère Miss Ashton,
J’habite Guernesey et je m’appelle Eben Ramsey. Mes ancêtres étaient tailleurs de pierres tombales et sculpteurs – d’agneaux, particulièrement, Ce sont les choses que j’aime faire pour occuper mes soirées, mais je vis de la pêche.
Mrs. Maugery dit que vous voudriez recevoir des lettres sur nos lectures pendant l’Occupation. Je comptais ne plus parler – ni me souvenir, si possible – de ces années, mais Amelia affirme que vous êtes une personne de confiance, et je la crois. Sans compter que vous avez eu la gentillesse d’envoyer un livre à mon ami Dawsey, qui n’est pour vous qu’un inconnu. J’ai donc décidé de vous écrire en espérant que cela vous aidera pour votre article.
Nous n’étions pas un vrai cercle littéraire, au début. En dehors d’Elizabeth, de Mrs. Maugery et de Booker, peut-être, aucun de nous n’avait remis la main sur un livre depuis l’école. Quand nous les choisissions sur les étagères de Mrs. Maugery, nous avions peur d’abîmer du si beau papier. Je n’avais aucun goût pour ce genre d’activité, à l’époque. Je ne me serais jamais résolu à ouvrir mon premier livre si je n’avais eu à l’esprit l’image du commandant et de la prison.
Il s’intitulait Shakespeare, morceaux choisis, Plus tard, j’en suis venu à comprendre que Mr. Dickens et Mr. Wordsworth pensaient à des hommes comme moi en écrivant. Mais, d’eux tous, je crois que c’est William Shakespeare qui y pensait le plus. Remarquez, je n’arrive pas encore à tout comprendre, mais ça viendra.
Savez-vous quelle est sa phrase que j’admire le plus ? « Le jour radieux décline, et nous entrons dans les ténèbres. »
J’aurais aimé connaître ces mots le jour où j’ai regardé les avions allemands atterrir les uns après les autres, et leurs navires déverser des soldats jusque dans notre portî Je crois que penser à cette citation d’Antoine et Cléopâtre m’aurait un peu consolé. Je me serais senti mieux préparé pour affronter la situation ; au lieu de quoi mon cœur s’est liquéfié.
Ils sont arrivés un dimanche. Le 30 juin 1940. Ils nous avaient bombardés deux jours auparavant. Ils ont prétendu que c’était une erreur, qu’ils avaient pris nos camions de tomates pour des camions de l’armée. Comment est-ce possible ? Cela dépasse l’entendement. Leurs bombes ont tué une trentaine d’hommes, de femmes et d’enfants, dont le fils de mon cousin. Il s’est caché sous son camion quand il a vu les bombes tomber. Le véhicule a explosé et pris feu. Ils ont tué des hommes embarqués sur des canots de sauvetage. Ils ont mitraillé les ambulances de la Croix-Rouge qui emportaient nos blessés. Puis, voyant que personne ne ripostait, ils ont compris que les Britanniques nous avaient laissés sans moyen de nous défendre. Deux jours plus tard, ils ont débarqué tranquillement et nous ont occupés pendant cinq ans.
Au début, ils se sont montrés aussi agréables que possible. Ils débordaient de contentement de soi, et ils s’imaginaient qu’ils n’avaient plus qu’un petit saut à faire pour atterrir à Londres. Quand ils se sont rendu compte de leur bêtise, leur méchanceté naturelle a repris le dessus.
Ils avaient des règles pour tout, mais ils n’arrêtaient pas de changer d’avis. Ils s’efforçaient de paraître amicaux, comme si nous étions des ânes qu’une carotte suffit à amadouer ; puis, comme nous n’étions pas des ânes, ils redevenaient cruels.
Par exemple, ils ne cessaient de changer l’heure du couvre-feu quand ils étaient de méchante humeur : 20 heures, 21 heures ou 17 heures. Ce qui nous empêchait de rendre visite à nos amis, et même de nous occuper de notre bétail.
Au début, nous étions pleins d’espoir. Nous pensions qu’ils ne resteraient pas plus de six mois. Mais les jours passaient, et ils étaient toujours là. Les vivres ont commencé à manquer, et bientôt le bois de chauffage. Nos jours étaient gris de labeur et nos soirées noires d’ennui. Nous nous affaiblissions à force de si peu manger, et l’idée que ça ne s’arrêterait jamais nous rendait maussades, Nous nous accrochions à nos livres et à nos amis, qui nous rappelaient l’autre part de nous.
Après le jour J, les Allemands ont cessé d’envoyer de France des navires de ravitaillement, à cause des bombardiers alliés. Si bien qu’ils ont fini par être aussi affamés que nous, et par tuer des chiens et des chats pour se nourrir* Ils volaient dans nos jardins, déterraient nos patates, mangeant même les plus pourries. Quatre soldats sont morts d’avoir dévoré de pleines poignées de ciguë qu’ils avaient prise pour du persil. Je ne leur jette pas la pierre, parce que certains des nôtres faisaient pareil, J’imagine que la faim vous pousse à des actes désespérés quand elle vous tenaille chaque matin à votre réveil.
Mon petit-fils Eli a été évacué vers l’Angleterre quand il avait sept ans. Il est de retour à la maison, maintenant. Il a douze ans et il a beaucoup poussé, mais je ne pardonnerai jamais aux Allemands de m’avoir fait manquer toute une part de son enfance.
Je dois aller traire ma vache, mais je vous écrirai encore si vous le désirez.
Mes meilleurs vœux de bonne santé,
Eben Ramsey