De Juliet à Sophie
21 juillet 1946
Chère Sophie,
Brûle cette lettre, je ne veux pas qu’elle figure dans notre correspondance.
Je t’ai déjà parlé de Dawsey, évidemment. Tu sais qu’il a été le premier à m’écrire, qu’il adore Charles Lamb, qu’il élève Kit avec les autres, et que la petite est folle de lui. Ce que tu ignores, c’est que le soir de mon arrivée ici, quand il m’a tendu les mains à ma descente du bateau, mon cœur a fait un drôle de bond dans ma poitrine. C’est un homme si discret et introverti que, ne sachant si cette réaction était réciproque, je me suis exhortée au calme et à la désinvolture, au cours des deux derniers mois. Et je m’en sortais très bien... jusqu’à ce soir.
Dawsey est passé m’emprunter une valise pour son voyage à Louviers – il va chercher Remy. Tu connais des hommes qui ne possèdent même pas une valise ? Kit dormait profondément, alors nous avons déposé la mienne dans son camion et nous sommes allés nous promener vers les falaises. La lune ressemblait à une perle dans un ciel de nacre. La mer était calme, pour une fois. Tout juste plissée de vaguelettes d’argent qui semblaient immobiles. Il n’y avait pas de vent Le monde n’avait jamais été aussi silencieux. Je me suis rendu compte que Dawsey l’était tout autant. C’était la première fois que je l’approchais d’aussi près. J’en ai profité pour étudier ses poignets, ses mains, et je me suis sentie inondée de joie, Tu connais ce sentiment, 11 est-ce pas ? Cette petite chose ténue qui te remue l’estomac.
Tout à coup, il s’est tourné vers moi. Son visage était dans l’ombre, mais je voyais ses yeux presque noirs. Ils étaient posés sur moi. Ils exprimaient une attente, Qui sait ce qui aurait suivi – un baiser ? - si nous n’avions pas entendu le cheval tirant la charrette de Wally Beall (notre taxi local) s’arrêter devant le cottage, et son passager s’écrier : « Surprise, chérie ! »
C’était Markham V. Reynolds Jr., resplendissant dans son costume à la coupe exquise, un bouquet de roses rouges à la main.
J’ai vraiment souhaité sa mort, Sophie.
Mais que pouvais-je faire ? Je suis allée l’accueillir. Quand il m’a embrassée, j’ai hurlé intérieurement : Non ! Pas devant lui ! Il a déposé les roses dans mes bras et s’est tourné vers Dawsey avec son sourire glacial. l’ai effectué les présentations, brûlant de me glisser dans un trou de souris, et je suis restée plantée là, bêtement, quand Dawsey lui a serré la main, s’est tourné vers moi, et m’a dit : « Merci pour la valise, Juliet. Bonne nuit. » Sans un seul regard en arrière, il est monté dans sa camionnette.
Je me suis retenue de pleurer. À la place, j’ai invité Mark à entrer et j’ai essayé de me comporter comme une femme ravie de la surprise qu’on venait de lui faire. Tout ce remue-ménage avait réveillé Kit. Elle a observé Mark avec méfiance et a demandé où allait Dawsey et pourquoi il ne l’avait pas embrassée avant de partir. Moi non plus, il ne m’a pas embrassée, ai-je pensé.
J’ai recouché Kit et persuadé Mark de se rendre immédiatement à l’Hôtel Royal, pour sauver ma réputation. Il s’est exécuté de mauvaise grâce, après m’avoir menacée de réapparaître devant ma porte à l’aube.
Alors seulement, je me suis assise, et je me suis rongé les ongles pendant trois heures. Que faire ? Aller chez Dawsey pour tenter de reprendre les choses où nous les avions laissées ? Mais où les avons- nous laissées ? Je n’ai pas envie de me ridiculiser. Et si ce regard exprimait juste de la perplexité ? Ou pis, de la pitié ?
De toute façon, je m’égare : Mark est ici. Mark, cet homme riche et débonnaire qui veut m’épouser. Mark dont je me passais fort bien. Pourquoi suis-je obsédée par Dawsey, qui n’a sans doute que faire de moi ? À moins que je ne sois dans l’erreur. À moins que je ne vienne de manquer l’occasion de découvrir ce qui se cache derrière son silence ?
Zut, zut, et re-zut.
Il est 2 heures du matin, je n’ai plus d’ongles à ronger, et j’ai l’air d’une vieillarde. Mark sera peut-être révulsé par ma mine hagarde ? Peut-être renoncera-t-il à moi. Je crois que je pourrais le supporter.
Je t’embrasse,
Juliet