De lady Bella Taunton à Amelia
12 février 1946
Chère Mrs. Maugery,
J’ai la lettre de Juliet Ashton sous la main et je suis ébahie par son contenu. Dois-je comprendre qu’elle souhaite que je vous fasse l’exposé de son caractère ? Ma foi, allons-y ! Du caractère, je ne peux contester qu’elle en possède ; quant au bon sens... elle n’en a aucun.
La guerre, comme vous le savez, forme d’improbables tandems, et Juliet et moi nous nous sommes d’emblée trouvées réunies lors du blitz. Nous étions guetteuses d’incendies. Quand les bombes incendiaires tombaient du ciel, nous devions nous précipiter dessus avec des pompes à main et des seaux de sable pour étouffer les flammes avant qu’elles ne se répandent. Juliet et moi nous nous abstenions de discuter, comme le faisaient des guetteurs moins consciencieux. J’insiste sur notre vigilance de chaque instant. Néanmoins, j’ai appris quelques fragments de la vie qu’elle menait avant la guerre.
Son père était un fermier respectable du Suffolk. Sa mère, ai-je cru comprendre, une épouse de fermier typique, qui trayait les vaches et plumait les poulets, lorsqu’elle n’était pas occupée par la librairie qu’elle possédait à Bury St. Edmunds. Ils furent tués tous deux dans un accident de la route quand Juliet avait douze ans. On l’a alors envoyée vivre à St. John’s Wood, chez son grand-oncle. Là, elle a contrarié la maisonnée en fuguant, à deux reprises.
En désespoir de cause, son oncle Ta inscrite dans une pension sélecte. Son diplôme en main, elle a dédaigné les études supérieures et est venue à Londres où elle a partagé un studio avec son amie Sophie Stark. Elle travaillait dans une librairie, le jour, et écrivait un livre sur l’une de ces misérables sœurs Brontë – j’ai oublié laquelle –, la nuit. Je crois que cet ouvrage a été publié par le frère de Sophie, qui possède la maison d’édition Stephens & Stark ; et bien qu’aucun lien biologique ne les unisse, force m’est de supposer qu’une sorte de népotisme a présidé à la publication dudit livre.
Quoi qu’il en soit, Juliet a commencé à rédiger des articles pour divers journaux et magazines. Son esprit frivole lui a rallié un large public parmi les moins enclins aux lectures intellectuelles, qui, je le crains, sont nombreux. Elle a dilapidé son héritage pour s’offrir un appartement à Chelsea, Ce quartier d’artistes, de mannequins, de libertins et de socialistes.
J’en viens aux détails de notre association.
Juliet et moi formions une des nombreuses équipes assignées aux toits de l’Inner Temple des Inns Court. Permettez-moi de commencer par vous dire que la réactivité et un esprit clair sont les qualités indispensables à une guetteuse d’incendies. Il faut être aux aguets de tout ce qu’il se passe autour de vous. Tout.
Une nuit de mai 1941, une bombe a été lâchée sur le toit de la bibliothèque de l’Inner Temple. Ce toit se trouvait à une certaine distance du poste de guet de Juliet, mais elle était si horrifiée à l’idée que ses précieux livres allaient être détruits qu’elle s’est élancée vers les flammes comme si elle allait pouvoir à elle seule soustraire la bibliothèque à son destin ! Bien entendu, ses illusions n’ont fait qu’aggraver les dommages, les pompiers ayant perdu un temps précieux à lui porter secours.
Je crois que Juliet a souffert de brûlures mineures à l’issue de la débâcle, mais cinquante mille livres sont partis en fumée. Son nom a été rayé de la liste des guetteurs d’incendies, cela va sans dire. J’ai découvert plus tard qu’elle s’était portée volontaire pour travailler au Service d’aide aux pompiers. Au lendemain d’un raid aérien, le SAP était à pied d’œuvre pour offrir thé et réconfort aux équipes de sauvetage et aux survivants, réunissant des familles, leur fournissant des logements temporaires, des vêtements, des vivres et des fonds. Je crois que Juliet s’est montrée à la hauteur de cette tâche de jour et n’a provoqué aucune catastrophe parmi les tasses de thé.
Étant désormais libre d’occuper ses nuits à sa convenance, je ne doute pas qu’elle en ait consacré une partie à l’écriture et au journalisme frivole, puisque le Spectator lui a commandé un article hebdomadaire – elle le signait sous le pseudonyme d’Izzy BickerstafE
J’ai lu un de ces articles, puis j’ai résilié mon abonnement. Elle s’en prenait au bon goût de notre défunte et néanmoins chère reine Victoria. Vous connaissez sans doute l’immense mémorial que Victoria fit ériger pour son époux bien-aimé, le prince consort Albert. C’est un joyau des jardins de Kensington, un monument au goût raffiné de la reine autant qu’à la gloire du défunt. Juliet félicitait le ministère de l’Agriculture et de la Pêche d’avoir ordonné que des petits pois soient plantés dans les pelouses entourant ce mémorial, et écrivait qu’il n’était de meilleur épouvantail dans toute l’Angleterre que le prince Albert.
Bien que je doute de son bon goût, de son
jugement et de la qualité de son humour, je lui reconnais une
qualité : elle est honnête. Si elle affirme qu’elle honorera le nom
de votre cercle littéraire, vous pouvez la croire. Je n’ai rien à
ajouter.
Sincèrement,
Lady Bella Taunton