De Juliet à Sophie
29 août 1946
Chère Sophie,
Mr. Dilwyn est de retour de vacances. Il faut que je prenne rendez-vous avec lui très bientôt. Je n’arrête pas de repousser le moment, j’ai si peur quil ne refuse d’entendre mes arguments. Je regrette de ne pas avoir l’air plus maternel. Peut-être devrais-je m’acheter un fichu ? S’il me demande des témoignages de bonnes mœurs, pourras- tu lui en fournir ? Est-ce que Dominic connaît déjà l’alphabet ? Si oui, pourrait-il recopier ceci :
« Cher Mr. Dilwyn,
Juliet Dryhurst Ashton est une dame très gentille, sobre, propre et responsable. Vous devriez laisser Kit McKenna l’avoir pour mère.
Très sincèrement,
James Dominic Strachan. »
Je ne t’ai pas parlé des projets de Mr. Dilwyn pour l’héritage de Kit, je crois ? Il a engagé Dawsey pour choisir une équipe et restaurer la Grande Maison – remplacer les rampes, effacer les graffiti des murs, refaire la plomberie, nettoyer les cheminées et les conduits, vérifier l’installation électrique et jointoyer de nouveau les pierres de la terrasse, ou faire ce que l’on fait avec les vieilles pierres. Mr. Dilwyn ne sait que décider pour les boiseries de la bibliothèque, elles sont ornées d’une magnifique frise de fruits et de rubans que les Allemands utilisaient comme cible.
Dans la mesure où l’Europe ne sera pas un lieu de villégiature attirant avant plusieurs années, Mr. Dilwyn espère que les îles Anglo-Normandes redeviendront vite un paradis touristique. La maison de Kit fera une magnifique demeure de vacances.
Mais venons-en à des événements plus étranges : les sœurs Benoît nous ont invitées, Kit et moi, à prendre le thé cet après-midi. Je ne les avais jamais rencontrées, et j’ai trouvé surprenant qu’elles me demandent si Kit visait bien et si elle appréciait les rituels.
J’ai questionné Eben. Connaissait-il ces sœurs ? Avaient-elles toute leur tête ? Pouvais-je leur amener Kit sans danger ? Il a hurlé de rire et m’a répondu que oui. Qu’elles étaient saines de corps et d’esprit et tout à fait inoffensives. Jane et Elizabeth leur rendaient visite chaque été, petites. Les deux sœurs mettaient leurs tabliers amidonnés, leurs chaussures vernies et leurs petits gants en dentelle, et ils passaient tous un très bon moment. Eben m’a informée que les sœurs nous régaleraient d’un goûter somptueux suivi d’attractions à ne pas manquer.
Personne ne m’avait prévenue qu’il s’agissait de jumelles de quatre-vingts ans, si apprêtées dans leurs longues robes de crêpe Geor- gette noir brodé de perles de jais au corsage et à l’ourlet, avec leurs cheveux blancs enroulés au sommet du crâne évoquant une montagne de crème Chantilly. Elles sont absolument charmantes, Sophie. Nous avons, en effet, dégusté un goûter indécent, et je venais à peine de reposer ma tasse de thé qu’Yvonne (la plus âgée de dix minutes) a déclaré : « Ma sœur, je crois que la petite d’Elizabeth est encore trop petite. Peut-être Miss Ashton nous accordera-t-elle cette faveur ?
— Avec le plus grand plaisir, ai-je répondu bravement, n’ayant aucune idée de ce qu’elles attendaient de moi.
— Ce serait si aimable de votre part, Miss Ashton. Cette guerre nous a fait manquer à tous nos devoirs envers la Couronne. Sans compter que notre arthrite s’est aggravée et que nous ne pourrons même pas exécuter le rite avec vous. Mais quel plaisir nous prendrons à vous regarder ! »
Yvette est allée ouvrir un tiroir du buffet, et Yvonne a fait coulisser l’une des portes qui séparaient le salon de la salle à manger. Une rotogravure de journal représentant la duchesse de Windsor est apparue. Mrs. Wallis Simpson égale à elle-même. Elles avaient dû la découper dans les pages société d’un Baltimore Sun des années 1930.
Yvette m’a tendu quatre fléchettes à pointes d’argent parfaitement équilibrées.
« Visez les yeux, petite », m’a-t-elle recommandé.
Je me suis exécutée.
« Splendide ! Trois sur quatre, ma sœur. Presque aussi bien que notre chère Jane ! Elizabeth déviait toujours au dernier moment ! Seriez-vous tentée de réessayer l’année prochaine ? »
C’est une histoire tristement banale. Yvette et Yvonne vénéraient le prince de Galles, « Il était si adorable dans ses petites culottes de golf. Si débonnaire en tenue de soirée ! Si distingué, si royal, jusqu’à ce que cette dévergondée lui mette le grappin dessus. Elle l’a arraché à son trône ! Plus de couronne ! »
Elles en avaient eu le cœur brisé. Kit était surexcitée, bien sûr. Je vais ni entraîner à viser. Ma nouvelle ambition dans la vie : faire quatre sur quatre.
Tu ne regrettes pas que nous n’ayons pas connu
ces sœurs Benoît, dans notre enfance ?
Baisers affectueux,
Juliet