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Le mercredi, à dix heures pile, Georg appela l'ambassade russe à Washington depuis une cabine publique.

— URSS Embassy. Que désirez-vous ?

— Je voudrais laisser un message. Dans la rubrique « rotors ». Vous pouvez noter ? Votre agent à San Francisco doit prendre un taxi jusqu'à l'angle de la 3e et de la 24e Rue, puis prendre à pied la 24e Rue en direction de l'est jusqu'au bout et attendre là-bas à onze heures l'arrivée d'un bateau à moteur. Vous avez tout noté ?

— Oui, mais…

Georg raccrocha. Il lui fallait dix minutes pour rentrer à la maison. Le temps que l'ambassade de Washington appelle, prévienne et envoie son agent de San Francisco, il faudrait bien un quart d'heure. Firn et Gill étaient au parc de Golden Gate. Jonathan leva à peine les yeux de son nouveau tableau lorsque Georg alla à son bureau. « Le papier est dans le tiroir du haut à gauche », lui dit-il. Dans le tiroir du bas à droite, Georg prit le pistolet. On ne pouvait pas encore reconnaître ce que représentait le nouveau tableau.

À dix heures vingt, Georg était couché sur le toit. L'Illinois Street et la 24e Rue étaient calmes. Quelques camions, des locomotives avec ou sans wagons de marchandises, des machines de construction, des camions de livraisons. Pas de voitures en l'espace de dix minutes. À dix heures et demie, une voiture de police remonta lentement l'Illinois Street, fit demi-tour au carrefour et descendit la rue dans l'autre sens. À dix heures trente-cinq, une vieille Lincoln, large et basse, sortit de la 3e Rue et prit la 24e Rue. Le pot d'échappement pétaradait, la suspension était lourde et la carrosserie frottait contre le sol aux irrégularités du carrefour. La Lincoln s'arrêta au bout de la 24e Rue. Personne n'en sortit. Dans la 3e Rue et sur l'autoroute, la circulation était dense et régulière.

Georg était nerveux. La voiture de police. La Lincoln. Il lui fallait en plus deux paires d'yeux pour surveiller le carrefour devant lui et la Lincoln derrière lui. Et toujours la même question : les Russes vont-ils entrer dans le jeu ? Ou prennent-ils tout cela pour une plaisanterie ? Un piège ? Attends, Georg, calme-toi et attends. Il n'y a rien qui puisse faire rire les Russes et pas de piège dans lequel ils pourraient tomber. Pour une plaisanterie, elle manque d'humour, et pour un piège, il n'y a pas de conséquences négatives. À quoi servirait aux Américains d'arrêter un agent russe qui attend un inconnu au bord de la baie de San Francisco ?

Soulagé, Georg vit la Lincoln remonter la 24e Rue, tourner au carrefour et prendre la 3e Rue. Il était onze heures moins le quart. Un taxi s'arrêta à onze heures moins dix à l'angle de la 3e et de la 24e Rue. Un homme sortit, paya par la vitre baissée et regarda tout autour de lui pour s'orienter. Puis il marcha vers le carrefour. À chaque pas, Georg le voyait plus nettement. Pas de Monsieur Muscle bien taillé avec des cheveux blond filasse et des pommettes slaves. Un vieux monsieur mince et presque chauve en costume marron foncé, chemise rayée blanc bleu et cravate foncée à motifs. Il avançait prudemment comme s'il venait récemment de se faire une entorse au pied.

Personne ne le suivait à l'abri des voitures garées. Aucune voiture ne tourna dans Illinois Street ou la 24e Rue pour se garer. Lorsque le vieux monsieur passa sous la terrasse, Georg put entendre le bruit de ses pas, une jambe avec un pas énergique, l'autre avec un pas légèrement traînant. Il le vit aller jusqu'au bout de la 24e Rue et disparaître derrière le remblai de terre. Ses yeux vérifièrent à nouveau les rues, les voitures garées, les carcasses d'autos et ne virent rien d'inquiétant. Il était onze heures moins cinq. Georg glissa du toit sur la terrasse, passa par la fenêtre, prit sa veste alourdie par le pistolet et se précipita dans les escaliers. Par l'entrebâillement de la porte, il observa encore une fois la 24e Rue. Il ne voyait pas le vieil homme. Georg descendit la 24e Rue et monta sur le remblai. Le vieil homme se tenait sur la rive et regardait la baie. Georg posa son pied sur le banc, appuyant son coude sur le genou, le menton dans la main, et attendit. Au bout d'un moment, le vieil homme se retourna, vit Georg et remonta vers lui. Lorsqu'ils se firent face, Georg découvrit sur sa cravate de nombreux petits nains de jardin blancs debout, couchés, assis, avec des bonnets rouges sur la tête.

— Nous restons ici ?

Le vieil homme dévisagea Georg par-dessus ses lunettes qui avaient glissé sur son nez. On dirait un professeur, pensa Georg.

— Oui.

Georg sortit la main avec le pistolet de la poche de son manteau.

— Vous permettez ?

Il fouilla son vis-à-vis qui secouait la tête et ne trouva pas d'arme. Il rit.

— Ça ne se fait pas ? Je ne connais pas les règles protocolaires pour de telles rencontres.

Ils s'assirent.

— J'ai la marchandise sur moi. Vous pouvez regarder. Georg sortit une boîte avec les négatifs et la tendit au professeur.

— Il y a quatorze négatifs en tout et pour tout.

Le professeur sortit les négatifs de la boîte et les tendit en l'air vers le ciel clair. Il regarda lentement une photo après l'autre. Georg suivait les voiliers sur la baie. Lorsque le professeur en eut terminé avec le premier rouleau, il le rendit sans un mot, et Georg lui donna le suivant.

Un bateau avec une voile rouge et un autre avec une voile bleue faisaient la course. Puis passa un cargo avec de nombreux containers de toutes les couleurs sur le pont. Puis un navire de guerre gris et rapide. Georg tendit et reprit une bobine après l'autre. Le soleil scintillait sur les vagues.

— Combien en voulez-vous ?

La voix était fluette et haut perchée, il prononçait les mots avec une exactitude et une intonation britanniques.

— Mon commanditaire m'a indiqué un prix de trente millions, et tout ce qui est au-dessus de vingt millions est pour moi. Si nous descendons en dessous de vingt millions, je devrais reprendre mon offre.

Le professeur enroula délicatement la dernière pellicule en en faisant un rouleau très fin. Il la mit dans la boîte cinq fois trop grande pour elle et la retint entre ses doigts.

— Dites à votre commanditaire qu'on nous a proposé les mêmes négatifs pour douze millions et que nous trouvons déjà cette somme trop élevée.

Il lâcha la pellicule qui se déroula avec un léger sifflement.

Georg en resta interdit. Qu'est-ce que ça voulait dire ? Si c'était vrai. Et si ça ne l'était pas ?

— Je le dirai à mon commanditaire. Mais je pense qu'il prendra l'autre offre pour une fiction par le biais de laquelle vous cherchez à faire baisser le prix.

Le professeur sourit.

— Les choses sont plus compliquées. Si vous vous mettez à notre place et admettez que le premier vendeur existe vraiment, alors vous verrez que tout comme vous doutez de l'existence de la première offre, nous avons des motifs de douter de l'existence et de l'authenticité de ce que vous nous proposez en seconde offre. Car ce n'est pas aussi facile que vous avez pu l'imaginer, à savoir que l'acheteur potentiel, ayant reçu deux offres, veuille faire jouer un vendeur contre l'autre ; mais un vendeur peut également influencer les négociations avec l'acheteur potentiel en intervenant une seconde fois sous couvert d'un autre vendeur.

Si tout le monde parlait comme ça ! Et, tout aussi impeccable que la grammaire, était la logique de ce que disait le professeur.

— Réfléchissez seulement à ce que vaut la marchandise et dites un prix.

Ce fut au tour du professeur de rire.

— Que justement, moi, je doive vous expliquer les lois de l'offre et de la demande ainsi que les liens entre demande, prix et valeur, ça ne manque pas de piquant. Mais permettez que nous abordions un autre aspect de la situation. Si nous partons du fait que vous touchez personnellement la somme qui dépasse un certain montant fixé par le commanditaire et que vous avez déterminée à vingt millions mais qui, tout en tenant compte des intérêts que vous avez à défendre, ne peut de façon réaliste dépasser les quinze millions, et si nous tenons de plus compte du fait que vous, vu la manière dont vous avez imaginé la conclusion de notre affaire, ne pouvez guère compter sur une recette totale de plus de vingt et un millions, alors vous devez penser à un profit personnel d'un à six millions, et donc à une somme dont nous pouvons, sans aucun doute, parler plus facilement. Vous me suivez ?

— Je dois me concentrer, mais ça en vaut la peine. Vous aimez jouer avec les « si » et « alors », juste en parlant et en pensant ou aussi en agissant ?

— Vous connaissez l'histoire d'Alexandre le Grand et du nœud gordien ?

— Pourquoi ?

— Le point intéressant de cette histoire, c'est qu'Alexandre, se trouvant dans la cité de Gordion, face à un nœud gigantesque que personne n'avait réussi à dénouer, tire son épée et coupe le nœud en deux. Comme la logique n'est rien d'autre qu'une tentative de démêler les fils des pensées et des concepts qui s'entrelacent et s'emmêlent dans nos paroles et pensées quotidiennes, et comme les nœuds de ces fils sont composés de « si » et « alors », le jeu avec les « si » et « alors », comme vous dites, consiste à démêler plutôt qu'à trancher, et appartient donc à la parole et à la pensée plutôt qu'à l'action. Si vous me permettez de tirer pour ainsi dire la morale de cette histoire et de l'appliquer à vous, à moi, à notre commanditaire, alors nos réflexions précédentes vous font endosser le rôle d'Alexandre qui se trouve devant le nœud et l'alternative soit de tenter vainement de le défaire, comme les nombreux visiteurs qui l'ont précédé, soit de devenir d'un coup d'épée Alexandre le Grand.

— Vos réflexions précédentes, pas les nôtres.

Sur ces derniers mots, le professeur avait élevé la bobine en la tenant entre l'index et le majeur et il la laissa tomber dans la main ouverte de Georg. Il haussa les épaules.

— Mes réflexions, nos réflexions. Maintenant elles se sont déjà nichées dans votre tête et sont ainsi devenues aussi bien les vôtres que les nôtres.

— Vous connaissez le vendeur ?

— Moi ?

— Vous l'avez vu, lui avez parlé, vous savez qui il est ?

Le professeur secoua la tête.

— Il ne nous a pas laissé de carte de visite ni montré de passeport.

— Vous pensez à quelqu'un en particulier ?

— Le dépassement des limites du savoir par la supposition, c'est ainsi qu'effectivement nous pouvons décrire notre mission et notre activité. Évidemment nous avons des suppositions, et nos suppositions, comme d'ailleurs toute supposition, ne vaudraient rien si elles ne se concentraient pas sur quelque chose en particulier. Si je comprends bien, il s'agit pour vous d'une question de loyauté, alors soyez assuré que j'ai de la compréhension pour votre situation. Comme je ne suis pas celui qui émet et gère les suppositions particulières et pertinentes, je ne peux pas directement vous être d'un plus grand secours, mais je peux vous laisser entrevoir que je vais conférer en haut lieu et me renseigner sur l'état actuel des suppositions.

— Je n'ai pas dit que j'avais un problème de loyauté avec mon commanditaire.

— Non, vous ne l'avez pas dit.

— J'ai également pu demander cela pour voir les intérêts de mon commanditaire.

— Oui, cela peut également être le cas.

— Bon… Vous ne tenez absolument pas à payer douze millions, mais vous achèteriez en tout cas à six millions. C'est juste ?

Le professeur prit le temps de répondre.

— Votre commanditaire — vous jugerez vous-même de quels éléments de notre conversation vous lui rendrez compte — presse pour que l'affaire soit conclue vendredi, c'est-à-dire après-demain, alors que le premier vendeur se montre considérablement moins pressé. Je ne veux pas exclure la possibilité d'un accord rapide, le considérant peut-être même comme particulièrement approprié. Mais comme nous avons abordé tout à l'heure l'aspect concurrentiel, nous devrions également consacrer notre attention au facteur temps. Permettez que je le dise à l'américaine, de manière brève et directe : plus vite vous voulez voir du cash et moins vous en verrez.

— Vous êtes en ville jusqu'à vendredi ?

— Mais bien sûr.

— À quel numéro puis-je vous joindre ?

— Vous appelez l'hôtel St. Francis et vous demandez la chambre 612.

— Alors à bientôt.

Le professeur acquiesça et partit. Georg le suivit du regard jusqu'au moment où il disparut au coin de la 3e Rue. Alors il retourna à la maison en passant par les buissons et en marchant derrière les voitures garées. Il était midi moins le quart. Georg n'arrêtait pas de penser à l'autre offre dont avait parlé le professeur. Essayait-il d'entraîner Joe dans une affaire à laquelle il était mêlé depuis déjà longtemps ? Si l'autre offre n'était pas pure invention, tout laissait à penser qu'il s'agissait de Joe. En outre, Georg ruminait la sommation du professeur de conclure avec quelques millions et d'arrêter. Arrêter sa tentative de couler Joe. Il avait toujours rêvé que Joe serait un homme fini et lui un homme riche. Tout est bien qui finit bien.

Mais il ne savait pas comment il allait obtenir l'argent tout en sachant comment il allait liquider Joe, et en fonction de cela il avait établi ses priorités. Et maintenant les deux choses étaient à nouveau à portée de main. Ou alors je veux à nouveau tout, et donc trop, comme Fran me l'a reproché ?

Georg se rendit en voiture au Golden Gate Park et chercha Gill et Firn. Il ne les trouva pas. Il alla au bord de l'océan et courut sur la plage. Il courut jusqu'à la douleur et au-delà de la douleur, atteignit dans sa course une légèreté magnifique jusqu'à ce que ses jambes n'en puissent plus et qu'il s'étale sur le sable. Il resta allongé jusqu'au moment où il grelotta de froid. Le soir, il se dit qu'il ne lâcherait pas l'argent, sous le simple prétexte de régler son contentieux avec Joe.