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Georg était dans son lit et regardait par la fenêtre. Le jour se levait, le ciel sans nuages était encore sombre, mais, dans les fenêtres des gratte-ciel, aux étages les plus élevés, sur la rive opposée de l'Hudson, les lueurs rouges du soleil couchant se reflétaient. Les vitres étaient rouges : Georg avait déjà vu ça, au lever et au coucher du soleil. Cette ville n'est pas seulement une forêt, pensa-t-il, mais aussi une montagne… Les Alpes…
Il avait rêvé de Cucugnan, des chats et de Françoise. Ils avaient fait leurs bagages et les avaient chargés dans la voiture, mais ils ne se souvenaient plus de leur destination. Ou bien ils voulaient s'enfuir, n'importe où… Ce rêve lui laissait une impression de peur. C'est ça, ma vie, maintenant ? Tout m'échappe, je ne ressens que de la peur et je réagis toujours avec maladresse. Il me faut agir maintenant, et non plus réagir. Durant ces dernières semaines, Georg avait souvent ruminé cette idée. En fait, il s'emmêlait dans cette problématique. Si réagir impliquait une dépendance aux autres, agir, c'était quoi ? Un comportement libre de tout conditionnement, ça n'existe pas. Est-il possible de se libérer de toute dépendance — qu'il s'agisse d'une relation d'amitié, conflictuelle voire manipulatrice, alors que cette dépendance nous poursuit même dans les actes les plus anodins, quand on tient par exemple compte du temps, de l'état des routes et du trafic ? Non, ça n'existait pas. Alors, la différence entre agir et réagir ne pouvait résider que dans le comportement qu'on décidait d'avoir, en réaction à d'autres. Dans ce cas, on les prenait en compte, comme tout un chacun. Ou alors, il fallait les interpréter à travers le prisme de sa propre vie. Mais était-ce vraiment le problème ?
Les personnes entreprenantes ont fait quelques changements dans le monde, mais ce qui importe, c'est de l'interpréter différemment. Georg rit en croisant les mains sur sa nuque. Selon le commun des mortels, il était évident qu'il était victime d'une filature. Pourquoi ne pas l'interpréter autrement, comme une piste qu'il pouvait utiliser, comme une chance dont il fallait profiter ?
Il s'abandonna à ses rêveries. Cinquante mètres derrière lui, il y a le rouquin. Il est dans Riverside Park, c'est la nuit. Georg arrive devant un gros arbre, il réagit — non — il agit, instantanément. Il lui suffit d'un rapide coup d'œil en arrière pour voir le rouquin qui marche d'un pas nonchalant. Georg se précipite derrière le large tronc, ne perçoit plus, tout d'abord, que le battement de son propre cœur, puis les pas de l'autre, de plus en plus proches. Soudain le silence. Continue, pense Georg, continue. Dans la rue au-dessus, le vrombissement d'un bus. Puis Georg entend à nouveau les pas, ils hésitent et se lancent à la fin dans une course. Un jeu d'enfant. Georg fait un croche-pied au coureur, le rouquin s'étale de tout son long, Georg lui donne un coup de pied dans le ventre. Il frappe l'homme à terre en pensant à la mort des chats, à son agression, à la douleur causée par le départ de Françoise. Le premier coup de poing lui casse le nez. Puis de sa bouche en sang surgissent des mots, en mauvais anglais. Ils avaient appris son voyage à New York et craint que…
Quoi ? Georg ne savait pas ce que son imagination devait faire dire au rouquin. Et c'est bien pour cette raison qu'il s'acharnerait sur lui à coups de pied. Mais si ce n'était pas un jeu d'enfant ? Georg s'imagine alors qu'il fait un croche-pied et que le rouquin s'étale de tout son long. Mais il fait une culbute et se rétablit sur ses jambes avant même que Georg n'ait retrouvé l'équilibre. Dans sa main brille un couteau.
Georg prit son courage à deux mains et poursuivit son rêve. Où se procurer une fausse barbe et de quoi teinter ses cheveux et son visage ? Un chapeau et des lunettes noires ? Comment faire pour se transformer en quelques minutes dans des toilettes ? Dans les pages jaunes, figureraient les magasins de location de costumes et les costumiers de théâtre. Mais si le rouquin le voyait entrer dans ce genre de magasin, qu'en penserait-il ? Georg songea à utiliser du cirage noir pour se teindre les cheveux, du cirage brun pour se maquiller le visage, et à se confectionner une barbe faite avec les poils de son sexe et de sa poitrine. Il jeta un coup d'œil sous la couverture : pas génial.
Quand il entendit Larry quitter l'appartement, il se leva. Il ouvrit les armoires et trouva un chapeau noir et un manteau clair, extrêmement fin, qui, une fois plié, était gros comme le poing. Complètement boutonné, il ne laissait apparaître que le nœud de cravate. Une douzaine de cravates étaient d'ailleurs suspendues à la porte de l'armoire. Georg remit tout à sa place.
L'après-midi, il promena ses regards sur Broadway. Le temps avait changé, l'air était chaud et humide sous un ciel bas et gris. Les passants pressés avaient laissé manteaux et vestes à la maison, ne gardant que leur chemise, seuls les clochards étaient emmitouflés, certains tenaient à la main un gobelet en plastique pour faire la manche en tendant leur main gantée. Lorsque l'orage éclata, Georg s'abrita sous l'auvent d'un magasin de fruits et légumes et observa le flot de bus, de camions, de voitures de toutes les couleurs et de taxis jaunes. À côté de lui, des melons, des ananas, des pommes et des pêches étaient empilés sur des tables. Ça sentait bon.
La pluie s'arrêta et Georg se remit en route. À plusieurs reprises il entra dans un drugstore, mais après avoir acheté du maquillage marron dans le premier, il ne trouva plus rien dans les autres. Pas de fausse barbe, pas de teinture pour cheveux facile à utiliser. En quittant les magasins, son regard erra à la recherche du rouquin, en vain. Puis il vit, entre la 78e et la 79e Rue, Paperhouse, dans une vitrine, des cartes de vœux pour toutes occasions, dans l'autre des masques de Mickey Mouse, King Kong, Dracula et Frankenstein. Tout de suite à droite après l'entrée se trouvaient les barbes, les rouflaquettes, les moustaches, en fibres synthétiques noires et brillantes, emballées dans du carton et un film plastique transparent. Vite, Georg prit une grande barbe, tomba sur un rayon avec des sprays pour cheveux de toutes les couleurs, prit la bombe avec la capsule noire, prit trois cartes au hasard sur le présentoir et paya à la caisse avant que quelqu'un ne s'arrêtât devant la vitrine. Georg mit la barbe et la bombe dans la poche de sa veste et s'immobilisa sur le pas de la porte avec ses trois cartes à la main et les regarda : Be My Valentine. Trois fois.
Chez l'opticien, il se dépêcha également, planqua la paire de lunettes noires dans ses poches. À partir de ce moment-là, il ne quitta plus son appartement sans sac plastique. Il y mettait le chapeau, le manteau et une cravate, le fond de teint marron et le spray noir, la barbe et un petit miroir. Mais ou bien personne ne le filait ou bien il ne le repérait pas. Il se rendit à Brooklyn chez la directrice de la crèche qui lui fournit aussi peu d'éléments sur Françoise que l'ancienne directrice du cercle de femmes dans le Queens. Il resta à nouveau longtemps devant le consulat polonais puis russe, mais à chaque fois qu'il se mit en route, il ne remarqua personne qui s'attachât à le suivre. La plupart du temps il marchait sans but dans les rues pour parfois jeter un coup d'œil discret sur un éventuel fileur. Parfois il se perdait. Ce n'était pas grave, il finissait toujours par tomber sur une station de métro. Le temps restait lourd et orageux. Maintenant Georg ressentait la ville comme un organisme vivant, un dragon ou une gigantesque baleine que des naufragés abordent en la prenant pour une île, comme dans les vieux romans d'aventures. La baleine suait et crachait parfois des jets d'eau.
Un soir, Georg sortit avec Helen. Il s'était préparé, avait réfléchi à ce qu'il pourrait lui confier, selon le rituel des premières rencontres. Qu'il avait été avocat en Allemagne et traducteur et écrivain en France, c'était suffisant. Et que faisait-il à New York ? Il lui parla de ses recherches pour l'écriture d'un roman et finalement aussi de Françoise qu'il avait rencontrée à Cucugnan et recherchait à New York. Une histoire bancale, il l'avouait lui-même. Helen sembla ensuite plus familière avec le serveur qu'avec lui, qu'elle se contentait de regarder d'un air amical mais circonspect. Ils mangèrent chez Pertutti, un restaurant italien de Broadway, où Helen venait souvent déjeuner en sortant de Columbia University, et situé près de leurs appartements respectifs. Un restaurant qui rappela à Georg ses années d'études, ses déjeuners et dîners avec les amis. Georg avait du mal à parler. Pas seulement par peur de trop dire. Il avait désappris à parler. Des livres ou des films, de la politique, de leur relation avec soi, des choses lues ou vues qui se reflétaient dans le vécu, le vécu élargi à des concepts généraux, l'appréhension des relations et de l'évolution des autres, leur caractère référentiel : il avait maîtrisé et aimé ce jeu intellectuel. Mais maintenant ça ne marchait plus. Il n'avait plus parlé ainsi depuis qu'il avait quitté Karlsruhe pour Cucugnan, et depuis qu'il avait repris le bureau de Marseille il n'avait quasiment plus lu un livre ou vu un film. Avec Françoise, les seules préoccupations étaient quotidiennes. Quand des amis venaient d'Allemagne, on parlait de ce qu'on venait de faire et du passé. Georg se sentait bête face à Helen qui passait de ses étudiants à l'analyse des générations modernes d'étudiants, des contes sur lesquels elle faisait sa thèse de doctorat aux formes brèves de la littérature allemande, des déchirements de la nation allemande du dix-neuvième siècle au nationalisme, à l'antisémitisme et l'anti-américanisme, pour terminer par ses expériences à Trèves comme étudiante.
— À Trèves, tu étais à la maison natale de Marx ? Elle hocha la tête :
— Et toi ?
— Non.
— Pourquoi tu parles de Marx ?
À voir le long silence qui suivit, souriant et satisfait, il était facile de conclure qu'elle se sentait fière. Elle prit son verre et but.
— J'ai récemment pensé à une phrase de lui, sur la distinction entre changer et interpréter le monde.
Il essaya d'expliquer pourquoi il était important de ne pas analyser le comportement des autres selon des schémas, mais d'en déterminer soi-même la signification.
— C'est… ce que font les fous, non ? Ils ne s'occupent pas de ce que pensent les autres, mais ils s'écoutent et interprètent, comme ils le peuvent, n'est-ce pas ?
— Comme ils le peuvent, ou comme ils le doivent ? Admettons qu'ils aient le choix, ils vivent aussi devant l'alternative d'être libres de leurs actes, ou d'en rester à des « réactions ». De plus, le fait d'être libre de ses actes n'implique pas nécessairement le succès et le bonheur. Et je pense aussi à une chose : si ceux auxquels on se réfère nous dominent et nous déterminent dans nos choix, qu'en fait nous soyons condamnés à réagir, alors il vaut mieux, sans doute, être fou.
Elle ne le comprenait pas. Lui-même ne se comprenait pas, d'ailleurs.
— Tu parles de tout ça, dans ton livre ?
Il la regarda bien en face.
— Tu te moques de moi ? Ça fait deux heures que nous sommes ensemble, je ne peux même pas te dire l'ombre d'une chose sensée sur la pédagogie, les livres, la politique, et tu penses que je devrais écrire sur des sujets philosophiques ? Pour moi, c'est surtout un problème de langue. Bon, là-dessus, je suis désolé de t'avoir invitée. J'ai gâché ta soirée. Je ne savais pas que j'étais si — il ne trouvait pas le mot juste —, que j'étais devenu si asocial.
L'addition était déjà sur la table et il sortit son argent de sa poche. Elle le regardait en silence, à nouveau méfiante. Ils se levèrent et il l'accompagna en passant par Broadway, puis ils tournèrent à gauche vers le Riverside Drive. C'était là qu'elle habitait.
— Tu veux monter boire un verre ?
Ils n'avaient pas parlé pendant tout le chemin. Dans l'ascenseur, elle lui demanda son signe zodiacal et il fit de même : tous deux étaient du signe du Cancer. Dans l'appartement, elle le questionna à propos de Françoise :
— Tu l'aimes ?
— Je ne sais pas.
— Pourquoi tu évites la question ?
— Pourquoi tu me la poses ? Pourquoi tu me demandes si j'aime Françoise ?
— Je voudrais en savoir plus sur toi, et il faut bien que je commence par un bout.
— Moi non plus, je ne sais pas grand-chose sur toi.
— C'est vrai.
Il la regarda. Maintenant encore, elle avait ce regard chargé de doute. Peut-être que ça ne lui était pas adressé, pensa-t-il, mais bon, c'était toujours là. Quelle volonté dans ce visage ! Et pourtant, malgré ses cheveux tirés, qui lui donnaient aujourd'hui un air sévère, elle semblait amicale. Elle était jolie, et sauvage.
Elle sourit.
— Tu aimerais qu'on se revoie ?
— Volontiers.
Il était assis à côté d'elle sur le canapé, lui caressait la main en suivant le parcours de ses veines.
— Seulement, je n'ai pas beaucoup d'argent. Ça te va une promenade dans Central Park avec des frites et du Coca, sur un banc ?
Elle acquiesça.
— Bon, ben, maintenant, je vais y aller, à bientôt.
— Reste.
Il resta. Souvent, pendant la nuit, il se réveilla et la regarda dormir sur le dos dans sa chemise de nuit entièrement boutonnée, les bras le long du corps, son chat couché entre ses pieds. La chaleur de ce lit partagé, le souvenir de leurs étreintes étaient beaux. Comme s'il s'était retrouvé chez lui. Mais, le problème, c'était que, toutes les fois qu'il était rentré chez lui, il s'était demandé si c'était encore sa place.