13

L'appel de Townsend Enterprises arriva le lendemain matin à dix heures.

— Georg, téléphone ! — cria Larry de la cuisine où se trouvait le téléphone et où il prenait le petit-déjeuner, puis il dit tout bas : — C'est une femme, mais c'est pas Helen.

La veille au soir ils étaient allés dîner tous les trois. Georg avait beaucoup parlé, plaisanté, flirté, et Helen et Larry lui avaient jeté des regards étonnés. Qu'en était-il du colocataire silencieux et de l'amant tourmenté ? Lorsque Georg raccompagna Helen chez elle, ils passèrent devant un mendiant près du Foodmarket. Helen mit une pièce dans son gobelet et raconta que les premières semaines à New York elle avait été tellement révoltée et émue par la grande pauvreté qu'elle donnait systématiquement aux mendiants, jusqu'à ce que l'un d'entre eux lui ait demandé, un jour :

— Hé, pourquoi vous jetez une pièce dans mon café ?

Georg eut un fou rire, et plus tard, il eut le sentiment que Helen lui aurait volontiers demandé de monter, mais qu'elle avait tout simplement trouvé étrange son humeur joyeuse et légère. Elle ne savait toujours rien sur Françoise.

— Mister Polger ? Townsend Enterprises. Mister Benton serait heureux si vous pouviez passer le voir cet après-midi. Vous avez notre adresse ?

— Dites à Mister Benton que je serai là à quatre heures.

Georg raccrocha, et ne répondit pas au regard curieux de Larry. Le café était prêt, Georg emporta une tasse dans sa chambre et prit du papier et un stylo.

« Cher Jürgen, tu vas être étonné de recevoir une lettre de New York. Tu seras encore plus surpris par ma prière de n'ouvrir l'enveloppe ci-jointe que si, dans quatre semaines, tu n'as plus de nouvelles de moi. Ça va te paraître romantique, ou dans le genre gendarmes et voleurs, bouteille à la mer, lettre codée et chasse au trésor, tu vas trouver ça idiot, je sais. Peut-être que ça te fera penser aux jeux auxquels nous jouions dans notre enfance. Mais peut-être aussi que ça ne te paraîtra pas puéril, je ne sais pas à quoi tu as dû t'habituer en tant que juge du tribunal de première instance à Mosbach. Peu importe, je te suis très reconnaissant, j'espère te donner de mes nouvelles bientôt et te salue ainsi qu'Anne et les enfants… » Puis Georg écrivit tout ce qu'il avait vécu, savait, devinait et craignait, mit la liasse de feuilles dans une enveloppe, puis dans une autre, avec la lettre, et alla à la poste. Il ignorait si on le suivait. Mais il imagina la scène : il allait à la boîte, postait la lettre, repartait et puis il y avait un craquement, des flammes jaillissaient de la boîte, et les lettres s'envolaient dans le ciel de Broadway. Non, ils ne feraient pas sauter la poste.

À quatre heures, Georg se trouva devant le Maclntyre Building. La porte était ouverte, les peintres travaillaient dans la cage d'escalier. La même beauté aux cheveux bruns et aux lunettes affreuses le fit entrer et l'introduisit dans une petite salle de conférence sans fenêtre :

— Mister Benton sera là dans quelques minutes.

La pièce était lugubre. Une lumière blafarde tombait du faux plafond et des appliques murales. Une table lourde en bois foncé, six chaises en cuir sombre, un écran noir vide incrusté dans le mur. Le climatiseur ronronnait. Georg chercha un interrupteur pour augmenter la lumière. Mais il n'y en avait pas, pas de poignée à la porte, non plus. Un léger craquement, suivi d'un grincement, annonça que l'écran s'animait, une petite image au centre s'agrandit pour remplir tout l'écran. Beaucoup de noir et des lumières rouges et furtives. Ce n'est qu'après un certain temps que Georg reconnut qu'il s'agissait d'un film pris dans une voiture, les phares jaunes et les feux arrière rouges vibrant dans les cahots de la route. Parfois la calandre, les essuie-glaces, le bord du pare-brise ou le volant apparaissaient à l'image. La voiture roulait vite, les phares jaunes venant en sens inverse défilaient. Elle suivait un autre véhicule en serrant à droite, puis elle se déplaça sur sa gauche pour doubler. Le dépassement se fit par à-coups et brutalement, les deux feux arrière provoquèrent des étincelles sur l'écran. Le film était muet. La circulation se fit plus fluide. Lorsqu'ils ne croisèrent plus aucun véhicule, que les lumières des phares en sens inverse n'apparurent plus sur l'écran, que l'on ne perçut plus que les feux arrière de la voiture de devant, la deuxième voiture doubla pour se mettre à hauteur de la précédente. La caméra cadra alors l'intérieur de la voiture dépassée, et se concentra sur le profil du conducteur qui avait les mains sur le volant. L'image sauta à plusieurs reprises, montrant le toit de la voiture ou des jambes revêtues de pantalons, comme si un choc avait fait bouger les mains du cameraman. Un court instant, Georg ne put rien reconnaître.

Puis deux voitures apparurent dans le cadre. Elles s'arrêtèrent, l'une ayant poussé l'autre dans le talus. Dans la lumière des phares, deux hommes frappaient un troisième. Des mouvements mécaniques. Le troisième s'écroula, les deux autres lui donnèrent des coups de pied. La caméra s'approcha de la tête ensanglantée de l'homme allongé par terre, inerte, le visage tourné sur le côté ; puis, le bout d'une chaussure entra dans le cadre, retournant la tête du gisant. Un léger craquement et l'image s'évanouit. Georg eut froid dans le dos. Ils avaient filmé son agression au retour de Marseille.

— Mon jeune ami !

La porte s'ouvrit, la lumière s'alluma, Bulnakof fit une entrée fracassante et joviale. Toujours aussi gros, mais au lieu de la chemise au col ouvert, des manches retroussées et des taches de sueur, il portait un costume trois-pièces. Un léger parfum d'eau de toilette. Son accent anglais était aussi rugueux que son accent français.

— Il a fallu que Janis vous fasse entrer dans cette cabine ! Venez donc dans mon bureau.

Georg suivit Bulnakof, passa devant la carte du monde, prit l'escalier en colimaçon pour descendre à l'étage inférieur, passer une double porte et entrer dans une pièce vide décorée de grandes affiches représentant des arbres. Bulnakof ne cessait de parler.

— C'est autre chose que le bureau de Cadenet, n'est-ce pas ? Mais en fait j'aurais souhaité avoir une moquette verte. Ils ont un peu exagéré avec cette couleur de bois, enfin je trouve, et sans le vert des feuilles, n'est-ce pas, pas de marron, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que j'ai dû me battre pour avoir ces images d'arbres. Ah, dans le Sud, l'aspect improvisé avait aussi son charme ! C'était d'ailleurs le bon temps. Mais ça veut dire quoi, le Sud ? Vous savez que New York est situé sur la même latitude que Rome ? Vous avez déjà pu apprécier notre chaleur humide. Et voilà, il va tout simplement à New York, dans le Nouveau Monde ! Vous ne m'en voudrez pas si je vous dis que vous m'avez surpris, que je ne vous en croyais pas capable. Mais maintenant vous êtes là et je vous dis : bienvenue dans la city et bienvenue dans mon bureau.

Il ferma la porte. Ils étaient dans une pièce d'angle, deux rangées de fenêtres, un mur nu, l'autre avec la photo de deux chaises longues sous un parasol au bord de mer, et, dans le coin entre les fenêtres, le grand bureau avec en face les chaises. Ils s'assirent. De l'épate, pensa Georg, et mal fait en plus. La cabine, la porte sans poignée et le film, ça c'était fort. Mais ils auraient dû agir tout de suite. Après ce long chemin et la fanfaronnade de Bulnakof, la peur avait disparu.

— Je vous regarde et je peux affirmer : vous êtes devenu un autre. Ce n'est plus le même jeune homme timide qui…

— Bon ça suffit. Vous imaginez ce que je veux. Je n'aime plus la Provence, et la Provence ne m'aime plus. Recommencer une nouvelle vie, autre part, ça coûte de l'argent. C'est cet argent que je veux.

Bulnakof soupira :

— L'argent… Si à Cadenet vous aviez été d'accord avec une solution financière, nous aurions pu nous épargner un tas de soucis. Et vous surtout. Mais soucis mis à part, l'histoire est terminée, le mot fin est écrit, c'est point final et le budget est clos. Je n'ai plus aucun argent disponible pour cette affaire.

Il tendit vers Georg ses mains vides.

— Terminée ? L'histoire est un feuilleton. Elle a déjà continué pour moi, de manière tout à fait passionnante, les décors ont changé, à la place d'un trou perdu en province une ville d'importance internationale, à la place d'un bureau miteux cet office élégant, de traductions, nous sommes passés au commerce des bois et des métaux précieux, de Bulnakof à Benton, et pourtant les intérêts et les personnes sont restés les mêmes. Et la suite peut encore devenir plus passionnante quand les journalistes curieux, les policiers et les gens de la CIA vont faire leur apparition.

— Nous n'allons pas remettre ça. À Cadenet déjà, nous avons expliqué que personne d'autre que vous n'aurait moins intérêt à ce que la police s'en mêle.

Bulnakof secoua la tête de l'air compatissant et agacé que l'on réserve aux enfants turbulents.

— Je viens vous voir parce que deux millions me seront plus utiles que la police, la CIA ou les journalistes. Mais dans le cas contraire, je veux bien assumer les quelques soucis que je vais peut-être avoir avec la police.

Georg avait accentué les mots « quelques » et « peut-être ».

— Deux millions de dollars ? Vous êtes fou ?

— Bon, alors trois. N'oubliez pas que je suis très susceptible, j'ai aimé la vie que je menais à Cucugnan, mes chats et mon intégrité corporelle. Cela me coûte déjà beaucoup de renoncer au grand déballage.

Bulnakof se mit à rire.

— Comment imaginez-vous ça ? Vous allez tout droit à la CIA, vous demandez l'agent de service et vous racontez votre histoire ? Avec un air secret vous voulez dévoiler que derrière Townsend Enterprises…

— … se cachent les services secrets polonais ou russes.

— Et celui qui ne le croit pas paye sa tournée. Vous êtes un sacré…

Bulnakof continuait à rire, son gros ventre sautillait et ses mains frappaient ses cuisses. Georg attendit.

— Si cela vous intéresse…

Bulnakof se calma.

— D'abord j'irai voir la presse. Je leur montrerai mes copies et mes photos et ils me diront quand je dois rendre visite à la police ou à la CIA. Ils auront bien une idée du bon moment. Par ailleurs… Comme j'ai pu le constater, vous avez pas mal de documents visuels, mais peut-être que ce petit souvenir du bon vieux temps passé en Provence vous fera plaisir.

Georg sortit la photo représentant Bulnakof assis au volant de sa Lancia, le bras posé sur le bord de la vitre ouverte, un rayon de soleil éclairant son visage et la plaque d'immatriculation. Il la tendit par-dessus la table.

— C'est une bonne photo. Et c'est bien ce que vous avez dit, le bon vieux temps en Provence. Vous avez vraiment changé de manière étonnante. C'est déplorable que nous n'ayons pas travaillé alors dans l'état d'esprit dans lequel vous êtes maintenant. Mais je ne peux m'empêcher de vous faire un petit reproche. En ce qui concerne l'argent…

Il hocha la tête.

— Même si nous oublions votre plaisanterie à propos de ces trois millions, je ne vois pas… D'un autre côté…

Il appuya la tête sur la main droite en se grattant le sourcil gauche du bout de son majeur. Puis il se redressa.

— Donnez-moi quelques jours. Il faut que j'y réfléchisse, que je passe un ou deux coups de fil. Nous pouvons toujours vous joindre au numéro de votre ami ?

En sortant, Georg évoqua Françoise.

— Elle va bien ?

— Mais oui. Elle s'est un peu retirée et mène une vie casanière. Parfois un match de base-ball. — Il sourit. — Peut-être la rencontrerez-vous là-bas. J'ai appris que vous êtes devenu un fan des Yanks.