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Il se réveilla à deux heures. Françoise frappait doucement à la porte. Il se leva et jeta un coup d'œil à Gill : elle suçait son pouce et dormait.
— Oui ? murmura-t-il.
— Tu m'ouvres ?
Il hésitait : était-ce un piège ? Si oui, si l'enfant à ses côtés et en son pouvoir le protégeait si peu, il n'avait de toute façon aucune chance. Il enfila son jean et ouvrit.
Elle avait l'ensemble qu'elle portait pendant leur voyage à Lyon, avec des rayures bleues et rouges et des grandes fleurs bleues. Elle s'était lavé les cheveux, maquillé les yeux et les lèvres et tenait un biberon à la main. Elle aussi murmurait :
— Gill va se réveiller dans une heure, je pense. Tu peux lui donner ça à boire ? Après tu la tiens droite et tu lui tapotes dans le dos jusqu'à ce qu'elle ait fait son rot. Et si elle est mouillée, tu lui mets des couches propres. Elles sont dans la salle de bains.
— Où vas-tu ?
— Je dois rendre des traductions que j'ai faites.
— Tu ne travailles plus pour Bulnakof ?
— Si, mais je suis en congé de maternité. Je gagne de l'argent à côté avec des traductions. New York est si cher, tu sais.
— Tu étais la semaine dernière au match des Yankees contre les Indians ?
— C'était un match lamentable. Tu l'as vu ? Je dois y aller. Merci pour le baby-sitting.
Elle lui fit un signe de la main sur le pas de la porte, ce geste gracieux de la main qui lui était familier. Il se recoucha mais ne put se rendormir, écoutant le suçotement satisfait et les grognements de Gill. Puis il prit une douche, prit un rasoir jetable rose pour femmes posé sur le rebord de la baignoire et se rasa. Sous le lavabo, il trouva de la lessive, fit tremper ses sous-vêtements, sa chemise et ses chaussettes, prit dans l'armoire un des pulls blancs de Françoise et l'enfila sur son jean. Lorsqu'il s'approcha du lit de Gill, elle avait ouvert les yeux. Elle le regardait en faisant la grimace, se mit à crier, le visage tout rouge. Il la souleva, ayant oublié où Françoise avait posé le biberon, et le chercha dans tout l'appartement. Gill n'arrêtait pas de crier.
Georg n'avait jamais voulu avoir d'enfants. Mais il n'avait jamais voulu ne pas en avoir. Ce sujet ne l'avait simplement jamais intéressé : lorsque Steffi et lui s'étaient mariés, il était évident pour tous les deux qu'ils en auraient un jour, et avec Hanne qui s'était fait ligaturer les trompes, les enfants étaient de toute évidence exclus. Il avait un filleul, le fils aîné de son camarade d'école et d'université, Jürgen, qui était devenu juge auprès du tribunal de première instance de Mosbach ; il s'était marié à l'âge de vingt-trois ans et avait eu cinq enfants depuis. Georg avait emmené son filleul au zoo de Francfort et à l'observatoire de Mannheim, de temps en temps, il lui avait raconté des histoires pour l'endormir et à l'occasion de son dixième anniversaire, il lui avait offert un grand couteau suisse avec deux lames, un tournevis, un décapsuleur et un ouvre-bouteilles, un tire-bouchon, des ciseaux, une lime, une scie, une loupe, des pinces, un cure-dent et un écailleur de poissons, qu'il aurait lui-même aimé posséder. Le garçon le trouvait trop lourd, et en outre, il ne pêchait pas.
Georg trouva le biberon. Gill le vida et se remit à crier. Qu'est-ce qu'elle veut encore, cette petite coquine ? pensa Georg. Il se souvenait des consignes : la tenir droite et lui tapoter légèrement le dos. Il le fit, elle rota et continua à crier.
— Qu'est-ce que tu veux encore ? Pourquoi tu me casses les oreilles ? Les hommes n'aiment pas les femmes qui crient, ils n'aiment pas non plus les femmes laides, et si tu continues à crier, ta bouche sera tordue et déformée, laide comme la nuit.
Georg se tut. Mais quand il ne parlait plus, elle se remettait à crier, et c'est pourquoi il parla sans arrêt tout en la berçant, et en se promenant dans l'appartement. Il n'arrivait pas à prononcer « doudouddou » ou « pstpstpst », bien qu'il sache qu'elle serait tout aussi contente avec ça qu'avec les contes, les westerns et les films policiers qu'il cherchait dans ses souvenirs.
Il la posa sur la commode de la salle de bains et enleva ses couches trempées. Pleines de pisse, mais aussi de merde. Georg lui lava les fesses et mit de la crème. Ce sexe nu le fascinait. À quoi avait bien pu penser le bon Dieu en créant les poils pubiens ? Il lui fit faire la bicyclette avec les pieds et bougea ses bras de gauche à droite et de haut en bas ; elle agrippait son pouce et s'y accrochait. Elle poussait de petits cris réjouis. En fait, la différence entre les petits enfants et les petits chats est minime, pensa-t-il. Les petits enfants donnent plus de travail, on investit pour ainsi dire en eux, et c'est pourquoi ils nous rapportent plus que les chats, c'est légitime. Il étudia le visage de Gill, cherchant l'expression de son intelligence. Elle avait de fins cheveux foncés, un grand front, un nez et un menton retroussés et pas de dents. Dans son regard bleu, Georg ne put rien déchiffrer. Lorsqu'il se pencha sur elle, il s'y refléta. Elle rit : signe d'intelligence ? Au bord des oreilles, il découvrit un épais duvet foncé. Elle tenait toujours ses pouces serrés.
— Mon petit otage ! Quand maman va rentrer, fini de draguer. Elle n'a pas besoin de savoir que je ne suis qu'un lion en peluche. D'accord ?
Gill s'était rendormie. Georg se coucha dans le lit, appela Jürgen en Allemagne et le pria de considérer la lettre qui n'était pas encore arrivée comme caduque. Il avait décidé de remplacer l'ancienne histoire par la nouvelle. Mais à quoi bon ?
— Qu'est-ce que tu fais à New York ?
Son ami se faisait du souci.
— Je te rappellerai. Embrasse les enfants.
Georg savait qu'il lui fallait maintenant réfléchir et prendre des décisions. Comment continuer ? Qu'allaient faire les autres ? Que voulait-il, que pouvait-il faire ? Mais le monde extérieur lui semblait loin. Georg avait déjà éprouvé ce sentiment lors de voyages en train : certes seule une vitre vous séparait des paysages, des villes, des voitures et des gens qui défilaient, mais cette séparation et la vitesse suffisaient à vous isoler. À cela s'ajoutait le fait que vous ne pouviez plus rien faire à l'endroit d'où vous étiez parti, et que, là où vous deviez arriver, vous ne pouviez encore rien faire. À l'arrivée, des décisions et des actions vous attendent. Mais dans l'isolement, vous êtes condamné à la passivité. Si, en plus, personne ne sait que vous êtes assis dans le train, si personne ne vous attend et si vous roulez vers une ville totalement étrangère, l'isolement prend de la valeur. Cela n'est pas comparable à un trajet en voiture : vous êtes actif, que ce soit comme conducteur ou comme passager, vous prenez part aux choses. Dans l'appartement de Françoise, Georg fit l'expérience de cet isolement. Certes, il ne tenait qu'à lui de sortir et de prendre part à la vie extérieure. Il savait que cela était imminent, qu'il devrait le faire et qu'il le ferait. Il ne se sentait pas non plus bloqué intérieurement. Le train n'était tout simplement pas encore arrivé, et il avait perdu les horaires.
Il était assis dans le fauteuil à bascule du salon et regardait par la fenêtre. Une cour intérieure avec un arbre, des échelles de secours, des fils d'étendage et des poubelles. Il ne pouvait déterminer de quels appartements provenaient les bruits : coups de marteau, de casseroles, des notes de saxophone, des voix d'enfants, et des femmes qui se parlaient fort de part et d'autre de la cour. Françoise n'arrivait pas. Les ombres grimpaient sur les murs. Gill se réveilla à six heures, cette fois-ci sans crier. Lorsqu'elle se rendormit, il lava les affaires de l'enfant et les suspendit.
La nuit commençait à tomber. Au-dessus des immeubles voisins et derrière le World Trade Center, le soleil couchant était rouge.
Françoise portait un grand sac brun rempli de courses.
— Comment va Gill ?
— Elle dort.
— Encore ? D'habitude elle se réveille à six heures.
— C'est ce qu'elle a fait. Je lui ai fait du thé et je lui ai donné le biberon.
Françoise le considéra d'un air sceptique.
— Je suis désolée d'arriver si tard. J'étais encore chez Benton.
— Tu es donc vraiment… Et où sont-ils maintenant ? Combien de temps ai-je pour sortir les mains en l'air ?
Il se leva.
— Non, cria-t-elle, non, laisse-la, arrête. Je n'ai rien dit pour toi, dans le New York Times, il y a un entrefilet sur toi, attends, je vais te le montrer.
Elle leva la main gauche pour se défendre, se baissa, sortit le journal du sac, feuilleta :
— Je vais le trouver tout de suite, tiens, là.
— Je l'ai déjà lu.
Elle croyait vraiment qu'il pouvait faire du mal à Gill. Elle se releva.
— La semaine prochaine, mon congé est terminé, et de toute façon, je voulais passer et quand j'ai lu l'entrefilet…
— Tu as parlé à Benton ?
— Oui. Il est énervé. Il ne voulait pas que cela paraisse dans le journal. Les peintres de la cage d'escalier ont alerté l'ambulance et la police, ensuite les journalistes sont arrivés, ils ont écouté ce qui se racontait et ils ont interviewé les gens, et quelqu'un a donné ton nom, celui qui est tombé dans l'escalier, il n'était plus tout à fait fiable. Tant de bruit, a dit Joe, tant de bruit.
— Joe, c'est Benton ?
— Oui. Tu sais que l'autre, celui de la cage d'ascenseur, s'est cassé les deux jambes ?
— Comment veux-tu que je le sache ? Je n'avais pas le temps de m'arrêter et de vérifier.
— Pourquoi as-tu fait ça ? demanda-t-elle d'un air anxieux.
Il était devenu quelqu'un d'autre pour elle, quelqu'un qui donne des coups et qui s'en fiche, et dont il valait mieux se méfier.
— Qu'est-ce qu'il t'a raconté ? Bulnakof, Benton, Joe, bientôt je vais appeler ce salaud Sweetie et Honey.
— Il a dit que tu n'étais plus satisfait de ce que tu avais eu à Cucugnan, que tu voulais davantage et le faire chanter.
— Et avec quoi je voudrais le faire chanter ?
— Tu as trouvé qu'en Provence nous… il… que tu n'avais pas eu affaire aux Russes, et tu as menacé de le dire aux Russes qui ne l'apprécieront pas.
— Je serais allé chez Benton avec ce chantage lamentable ? Et qu'est-ce que j'aurais reçu à Cucugnan ? dit Georg gagné par la colère. Tu me prends vraiment pour un idiot ? Tu sais bien toi-même que c'est de la merde, alors à quoi bon ce petit jeu pitoyable. Mon Dieu, comme j'en ai assez, vraiment assez de tes mensonges, dit-il en la giflant.
Il serra les poings. Elle se protégea le visage du bras. Ils se faisaient face, les yeux dans les yeux, le regard effrayé de Françoise affrontant celui, furieux, de Georg. Il respira profondément :
— C'est terminé, je ne le ferai plus jamais. Benton vient parfois ici ? Tu couches encore avec lui ?
— C'est terminé. Et de toute façon, ceux qui viennent me voir m'appellent avant, à cause de l'enfant. Tu n'as pas à avoir peur. Et tu peux être sûr que je ne dirai rien à personne. Je ne veux pas perdre mon baby-sitter.
En un instant, son regard et sa voix se modifièrent, passant de l'expression de la crainte à une certaine gaieté. Elle accompagna ses derniers mots d'un clin d'œil.
— Oh mon Dieu, quel bordel !
Elle contemplait le sac de courses éventré. Le lait coulait.
— Tu m'aides à préparer le dîner ?
Lorsqu'ils se couchèrent, il resta inflexible. Il prit le lit de la chambre à coucher et Gill, tandis que Françoise alla dormir sur le canapé du séjour. Il ferma la porte à clé : il entendrait bien l'enfant, ou Françoise n'aurait qu'à frapper si Gill se réveillait et avait besoin d'elle. Il l'entendit effectivement avant Françoise et passa dans l'autre pièce pour la réveiller. Quand elle donna le sein à Gill, il s'était depuis longtemps rendormi. Elle retira sa chemise de nuit et se glissa sous les couvertures à côté de lui.