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Georg partit en fin d'après-midi et roula toute la nuit. À Beaune, il manqua l'embranchement vers Paris et continua jusqu'au bout de l'autoroute qui finissait à Dijon. Puis il prit la nationale en passant par Troyes et Reims. L'attention qu'il devait porter aux virages le tenait éveillé. Il traversait à toute vitesse des villes et des villages obscurs aux rues faiblement éclairées par des lampadaires jaunes qui crachaient une lumière terne. Il ralentissait aux passages pour piétons, et parfois, même sur un carrefour désert, il devait attendre que le feu passe au vert. Personne dans les rues, presque pas de voitures. À Reims, il trouva une station-service ouverte, l'indicateur de la jauge clignotait depuis un certain temps. Il passa devant la cathédrale. La façade lui rappela la photo dans la chambre de Françoise.
Après un contrôle laborieux à la frontière où les douaniers français l'interrogèrent avec acharnement sur sa provenance et sa destination, il rejoignit l'autoroute à Mons. À huit heures et demie, il était chez ses amis à Bruxelles. La maison était animée : Félix devait se rendre au travail, Gisela devait prendre le train pour le Luxembourg — elle était interprète au Parlement européen — et l'aîné des deux fils allait au jardin d'enfants. On salua Georg avec surprise, chaleureusement, et on l'oublia aussi vite dans la frénésie du petit-déjeuner, du départ et de l'arrivée de la baby-sitter. Oui, naturellement il pouvait laisser sa voiture. Gisela le serra rapidement dans ses bras.
— Bonne chance en Amérique. Tout va bien, j'espère ?
Elle devinait quelque chose sur son visage.
Puis elle s'en alla.
La baby-sitter conduisit Georg à l'aéroport. Dans l'avion, au début du vol, il eut peur. Il avait pensé que, derrière lui, il abandonnait simplement Cucugnan où il n'avait plus rien à défendre. Maintenant, il lui semblait qu'il abandonnait toute sa vie.
C'était un charter avec des sièges étroits, sans boissons, ni repas, ni projection de films ; Georg aurait de toute façon économisé la location d'un casque d'écoute, mais il s'était réjoui à l'avance du divertissement que lui auraient procuré les images. Il regarda par le hublot les nuages au-dessus de l'Atlantique, s'endormit et se réveilla plusieurs heures plus tard. Il avait mal au dos, à la nuque et aux jambes. Le soleil se couchait derrière des nuages rouges, spectacle d'une beauté figée. Lorsque l'avion atterrit, il faisait nuit.
Entre la douane, la recherche d'un bus pour New York, et le parcours qui suivit, deux heures s'écoulèrent. Puis il prit un taxi jaune. À onze heures, la circulation était encore dense, le conducteur jurait en espagnol, roulait trop vite, freinait trop souvent. Puis le taxi s'engagea sur une route toute droite, à gauche s'élevaient de hauts immeubles, à droite des arbres aux silhouettes sombres. Georg ressentait une excitation enfantine et il frissonnait d'impatience. Ça devait être Central Park, Central Park West. Le taxi prit un virage et s'arrêta. Il était arrivé. À l'entrée du bâtiment, un dais en toile verte était tendu au-dessus du trottoir.
Georg ouvrit la porte et entra pour se trouver dans un hall entouré de cloisons vitrées. Un homme, plongé dans la lecture, était assis à une table derrière une porte en verre. Georg frappa une fois, deux fois, puis l'homme lui indiqua du doigt le tableau des sonnettes en bronze : à gauche, la liste des noms par ordre alphabétique avec les numéros d'appartements correspondants, à droite les appartements classés par ordre croissant de numéros. Au milieu, l'interphone. Georg décrocha. Il entendit un bourdonnement, comme s'il téléphonait outre-Atlantique.
— Allô ?
Georg donna son nom et se présenta comme un invité de Mr et Mrs Epp.
L'homme assis le fit entrer, lui donna les clés de l'appartement et lui indiqua le chemin. L'ascenseur avait deux portes : Georg entra par l'une et, arrivé au sixième étage, il resta planté devant cette porte qui ne s'ouvrait pas, jusqu'à ce qu'il s'aperçoive qu'une autre s'était ouverte derrière lui. Il était fatigué. Sur le massif du Luberon, le soleil se levait.
L'appartement était à côté de l'ascenseur. Georg avait du mal à ouvrir les trois serrures, et après avoir lutté, il découvrit qu'il fallait tourner les clés dans l'autre sens. La porte était lourde et se referma derrière lui dans un bruit sourd. Au bout du long couloir, Georg trouva la chambre d'amis et tout de suite à côté de la porte d'entrée, dans le bureau de Mr Epp, les annuaires, pages blanches et pages jaunes. Françoise Kramski ? Non, évidemment, elle n'y était pas. Il chercha l'adresse de l'église.
Dans les pages blanches, ne figuraient ni St. John, ni Church of St. John. La liste des églises remplissait plus d'une colonne, de la Church of All Nations jusqu'à la Church of The Truth, mais l'ordre était arbitraire. Dans les pages jaunes, entre Christmas Trees et Cigarettes, Georg tomba sur Churches : toute la liste des lieux de culte. Un édifice qui devait être le plus grand de la chrétienté après Saint-Pierre, ne devait pas, selon Georg, appartenir à une petite communauté. Il se concentra sur les églises épiscopales, luthériennes et catholiques. De minuscules lettres dansaient devant ses yeux fatigués, se confondaient, puis se disposaient en lignes et s'organisaient en colonnes serrées.
CATHEDRAL CHURCH OF ST. JOHN THE DIVINE. Le nom était imprimé en majuscules et en gras caractères. Amsterdam Avenue et 112e Rue. Un plan de la ville était affiché dans le bureau. Georg repéra les lieux, le parking de la cathédrale, la cathédrale et l'immeuble de la famille Epp. Il n'était pas très loin. Il eut la sensation d'avoir atteint son but.