12

Elle sortit du lit quand le jour fut levé. Lui, il resta couché, l'écoutant vaquer à ses occupations, la toilette, le bruit de la vaisselle dans la cuisine, le murmure de la douche. Françoise ouvrit les volets du salon qui se rabattirent avec fracas contre le mur extérieur de la maison, et il attendit le bruit du moteur de la voiture. Mais elle avait certainement pris sa tasse de café pour aller s'installer dans le fauteuil à bascule. Au bout d'un moment, le portail d'entrée grinça, la 2 CV démarra en toussotant et le gravier crissa. Il suivit le bruit de la voiture qui s'éloignait, imprégné du parfum de la peau de Françoise et plein de son amour, épuisé par le combat qu'ils avaient mené l'un contre l'autre durant la nuit. Quelques heures plus tard, il se réveilla à nouveau. Le soleil brillait dans la pièce. Il ne se sentait pas la force de se lever, il était incapable de bouger et de se retourner dans le lit. Puis il se leva tout de même, sans savoir pourquoi, et pourquoi plutôt à ce moment-là. Il se leva. Se lava, s'habilla, prépara le café, le but, nourrit les chats. Il fit tout cela avec une étrange légèreté. Il chercha et trouva de l'argent dans le tiroir, mit sa veste, prit les clés, ferma la maison, s'assit dans la voiture et démarra. Il économisait ses gestes. Il enregistra très exactement le chemin, puis la route, les trous dans la chaussée, les voitures qui prenaient des virages, celles qui le croisaient, il roula vite, mais prudemment et avec détachement. Il lui semblait qu'il ne conduisait pas, mais qu'il se voyait conduire, qu'il pourrait à tout instant foncer dans un arbre ou dans le tracteur qui roulait devant lui, sans en retirer la moindre blessure, sans même que sa voiture ne soit endommagée. Il se gara sous les platanes près de l'étang et alla à la pharmacie. Là aussi, il se regarda marcher, il se sentait léger et ses mouvements lui semblaient faciles. Comme si son corps allait tout seul, comme si tout était vide à l'intérieur, et qu'il fût traversé par l'air et la lumière.

À la pharmacie, il dut faire la queue pendant quelques minutes. Il avait dit bonjour, sans ce sourire réjoui et amical qu'il avait coutume d'afficher, et pendant qu'il attendait, son visage ne trahissait aucune impatience, ni la moindre attention envers les conversations que menait Mme Revol avec les clients. Il avait la sensation que son visage était une page blanche.

— Une boîte de Dovestan, s'il vous plaît.

— Vous devriez plutôt boire une bière avant de vous coucher ou un verre de vin rouge, le Dovestan, c'est dangereux, j'ai appris qu'en Allemagne et en Italie, on ne le délivrait plus sans ordonnance.

Il n'avait pas envie de réagir. Mme Revol ne fit pas de difficulté pour aller le chercher, tout en le regardant avec une expression soucieuse et maternelle, espérant une réaction. Il se força à afficher un sourire jovial.

— C'est justement pour ça que je vis en France, dit-il en riant. Non, sérieusement, les nuits de pleine lune, je n'arrive vraiment pas à dormir, et il ne vaut mieux pas que je pense à tout le vin rouge que je devrais boire et à mon foie.

Elle lui donna le médicament, et au même moment il sut qu'il n'en prendrait pas. Le suicide ? Non, ce n'était pas son genre. Ils verraient bien, les Russes, les Polonais, et Bulnakof, et Françoise. N'avait-il pas toutes les cartes en main ? N'était-ce pas lui qui décidait de livrer les documents ou de ne pas le faire, d'aller à la police ou de ne pas y aller, de faire attendre Bulnakof et de le faire payer ? Au Bar de l'Étang, il but un verre de blanc, puis un autre. À la maison, il jeta un coup d'œil à son bureau. La table était à nouveau sur ses pieds, les plans posés dessus, et l'appareil photo avait disparu. Françoise avait donc fini ses photos ce matin. Georg appela son bureau à Marseille ; la secrétaire l'avait attendu, mais elle avait pu se débrouiller sans lui, avait repoussé un rendez-vous et consolé tous ceux qui avaient appelé. Puis il composa le numéro de Bulnakof.

— Allô ?

— Polger. Je voudrais vous parler. J'aimerais passer à quatre heures.

— Passez, mon jeune ami, passez. Pourquoi êtes-vous si bref, si je puis me permettre, pourquoi si mystérieux ?

Françoise ne lui avait donc rien dit. Allait-elle le faire ou n'en avait-elle pas l'intention ?

— Nous en parlerons plus tard. À tout à l'heure, monsieur.

Georg raccrocha. Garder la maîtrise de la situation, profiter de la surprise, troubler l'adversaire : Bulnakof allait suer sang et eau.

D'ailleurs, il avait de grosses taches sombres sous les aisselles quand Georg arriva à quatre heures.

Les portes étaient ouvertes, le bureau de Françoise était vide. Bulnakof trônait derrière sa table, sa veste accrochée au dossier de son fauteuil, les premiers boutons de sa chemise et de son pantalon étaient ouverts.

« Et ensuite, pensa alors Georg, à tous les coups il va se lever, boutonner son pantalon et mettre sa chemise à l'intérieur. »

— Approchez, mon jeune ami. J'essaye d'avoir un peu d'air, mais l'air ne veut pas venir et la chaleur ne veut pas partir.

Il se leva lourdement de son fauteuil, boutonna son pantalon et mit sa chemise à l'intérieur. Georg était jaloux, blessé, en colère. Il ne tendit pas la main à Bulnakof.

— Votre petit jeu est terminé, monsieur.

Georg s'assit sur la table à côté du bureau. Il dominait Bulnakof qui était retourné dans son fauteuil.

— Je ne joue pas.

— Peu importe ce que vous faites, moi, je me retire. Vous pouvez le supposer, soit je me décide à aller voir la police, soit je n'y vais pas. Si je n'y vais pas, alors il faut que le frère de Franziska soit gracié et qu'il puisse sortir de son pays. Je vous donne trois jours.

Bulnakof lança un regard amical à Georg. Sa bouche se fendit en un sourire, son visage rayonnait. Songeur, il tirait le bout de son nez avec son pouce et son index.

— Est-ce bien le même jeune homme qui était là dans mon bureau, il y a à peine quelques mois ? Non, ce n'est plus le même. Vous êtes devenu un homme, mon jeune ami, vous me plaisez. Apparemment, ce que vous appelez mon petit jeu vous a fait beaucoup de bien. Et maintenant, voilà que vous voulez arrêter.

Il secoua la tête, gonfla les joues, expira l'air en serrant les lèvres et poursuivit :

— Ce n'est pas possible, mon jeune ami, notre train est en marche, il roule vite, impossible de descendre. Sauter en marche, c'est possible, mais vous allez vous casser le cou. En revanche, un train qui roule vite arrive vite à sa destination. Ayez un peu de patience.

— Pourquoi devrais-je en avoir ?

— Que voudriez-vous dire à la police ?

La conversation ne se déroulait pas comme Georg l'avait prévu. Il avait le sentiment de se laisser dominer.

— C'est mon problème. Peut-être pensez-vous que je n'ai pas de preuves. Peut-être que j'en ai, peut-être que je n'ai que mon histoire à raconter, et seulement quelques indices. Mais si la police sait dans quelle direction elle doit chercher, elle découvrira le reste. J'ai appris à apprécier le zèle des services secrets polonais, apprenez à connaître celui des services français.

— Vos phrases sont joliment tournées. Peut-être laisserons-nous la police trouver l'un ou l'autre des films, avec vos empreintes sur les boîtes. Et certainement nous lui ferons parvenir des renseignements sur le propriétaire d'une certaine Peugeot jaune qui a poussé la Mercedes de Maurin dans le ravin, et sur le garage de Grenoble qui a réparé les dégâts de la Peugeot.

Bulnakof avait toujours ce ton amical, légèrement tendu. Il poursuivit :

— Ne faites pas votre malheur et celui de Françoise. Encore quelques semaines, et cette affaire sera terminée, nous nous séparerons comme de bons amis, ou de bons ennemis, en tout cas nous nous séparerons. Pour le frère, ça s'arrangera. D'ailleurs c'est une vraie tête brûlée. Et puis si Françoise et vous, vous voulez vous marier, pourquoi pas, vous avez l'âge idéal.

Georg était comme assommé. Des pas résonnèrent dehors, il se retourna, Françoise était sur le seuil de la porte.

— C'est vrai, Françoise, que mes empreintes sont sur les films ?

Le regard de Françoise allait de Georg à Bulnakof et elle finit par l'arrêter sur Georg.

— Je n'ai pas eu le choix. Tu fais tellement de photos, j'ai pris les boîtes.

Elle se mordillait les lèvres.

— Nous étions à Lyon lorsque Maurin… lorsqu'il a été assassiné. Les gens de la conférence et l'hôtelier se souviendront bien de moi.

— Dis-lui, Françoise.

Françoise baissa la tête.

— La nuit où Maurin… enfin, cette nuit-là, nous n'étions plus à Lyon. Nous n'étions pas non plus à l'hôtel. Nous avons dormi à la belle étoile à Roussillon.

— Mais, toi, tu peux témoigner que…

Georg ne termina pas sa phrase. Il commençait à comprendre. Bulnakof avait froncé les sourcils, mais son regard n'était pas irrité, plutôt compatissant. Le visage de Françoise était fermé. Il ajouta :

— Tu ne parles pas sérieusement, Œil-Brun, tu ne peux pas vouloir ça !

Il dit ces mots plus pour lui-même que pour elle. Puis il se leva brusquement, la saisit et la secoua.

— Dis que ce n'est pas vrai, dis-le, dis-le !

Comme si ses cris et ses secousses pouvaient faire tomber la carapace qui enveloppait Françoise, cette Françoise qu'il avait tenue dans ses bras, qui s'était ouverte à lui et lui à elle, la vraie Françoise.

— Pourquoi fallait-il que tu casses tout, pourquoi tu as fait ça ?

Elle ne se défendait pas, ne se plaignait pas de sa voix d'enfant fluette et aiguë, elle restait lointaine. Ce n'est que lorsqu'il la relâcha qu'elle aussi se mit à crier :

— Ce n'est pas ça, Georg, pas ça ! Je ne t'ai rien promis, je ne t'ai rien laissé entendre, j'étais moi-même, et toi tu étais toi, c'est ton affaire si tu n'as pas voulu m'écouter et si tu n'as rien voulu entendre, si tu t'es fait des idées, et maintenant tu vois qu'il n'en est rien, tu n'en as pas le droit, oh, je vois bien, tu as tout cassé pour te venger parce que tu ne peux pas m'avoir et que ça te rend malheureux, tu veux courir à la police et me rendre malheureuse moi aussi et me détruire, mais ne crois pas, Georg, ne crois pas que c'est pour ça que je te soutiendrai et que je témoignerai en ta faveur, si tu vas à la police, tu me perdras.

Elle tremblait.

— Je ne voulais rien entendre, moi ? demanda Georg en s'efforçant de paraître conciliant, avec une expression de béatitude imbécile sur le visage.

— Mais va à la police, allez, vas-y, casse tout ce qui était entre nous. Mais quel lâche tu fais ! Au lieu de finir correctement ce que tu as commencé, il faut que tu le détruises. Je t'en prie, vas-y, mais ne crois pas que…

Voix sifflante, mots acerbes, et répliques farcesques truffées de faux raisonnements. Dans sa voix, Georg perçut de la haine, et sentit la situation lui échapper, comme quelqu'un qui viendrait de voir sa montre de valeur tomber dans l'eau profonde et qui, avant même qu'elle ne soit engloutie et disparaisse, se rendrait compte de la perte irrémédiable : il pourrait encore la rattraper, d'un geste agile de la main ou même en plongeant, mais il reste paralysé par la douleur de la perte.

Georg haussa les épaules. Avec un sentiment de vide, il passa devant Françoise et se dirigea vers la sortie.

— Attendez, mon jeune ami, attendez ! cria Bulnakof.

Mais Georg ne se retourna pas.