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Sa réaction envers lui quand il avait parlé de mariage n'était que le premier signe d'une longue série qui allait suivre. Georg les découvrit tous, peu à peu. Et il se rendit compte que, jusque-là, il s'était refusé à les voir. Par exemple, ses brusques départs. Georg rentrait de Marseille le vendredi soir, Françoise l'attendait toute joyeuse du week-end, ils allaient manger au Bon Vieux Temps, passaient la soirée à bavarder avec Gérard et Catherine, et le matin à traîner. Ensuite, Georg devait s'atteler à ses traductions, les terminait dans la nuit de samedi ou l'après-midi du dimanche, et ils déjeunaient, se promenaient à travers les vignes, les champs de tomates ou de melons, ou dans la forêt du Luberon, revenaient et buvaient du thé ou du champagne au lit. C'était le rythme du week-end. Et il allait presque de soi que Françoise partait vers quatre ou cinq heures.

— Je dois m'en aller.

— Qu'est-ce que tu dois faire ? demanda Georg, la première fois que cela arriva.

Il se sentit complètement décontenancé quand il la vit se lever pour aller remettre sa petite culotte. Il chercha à la retenir, à la ramener vers lui. Et lorsqu'elle se déroba, il voulut également se lever et s'habiller. Elle s'assit, en jupe et chemisier, sur le bord du lit.

— Tu n'as pas besoin de te lever, mon trésor, reste et continue à dormir. Elle le recouvrit avec le drap et l'embrassa. — J'ai tout simplement besoin d'un peu de temps à moi, je vais rentrer chez moi, m'occuper de mon ménage, appeler maman et papa, et demain soir, quand tu reviendras de Marseille, je serai de nouveau là à t'attendre.

Peut-être que Georg aurait pu se résigner si Françoise en était restée là : elle avait besoin de garder son dimanche soir pour se retrouver. Mais, tantôt elle revendiquait ce désir-là, tantôt elle invoquait un travail important qu'elle devait déposer ou effectuer au bureau de Bulnakof, un appel urgent qu'elle devait recevoir chez elle. Ça arrivait rarement dans la semaine. Mais le dimanche, elle se levait brusquement après le dîner ou après la sieste et elle partait.

À chaque fois Georg essayait de la retenir, la pressait de questions, se moquait gentiment d'elle ou tentait de jouer de son autorité. Et, à chaque fois, il se heurtait à une vive résistance. Qu'elle le repousse tendrement, avec agacement ou désespoir, elle finissait toujours par s'en aller. Les premières fois, Georg resta effectivement au lit. Mais comme, le plus souvent, elle partait à la tombée du soir, il supportait mal de se retrouver seul dans le lit à respirer son odeur. Alors il s'habillait lui aussi, l'accompagnait en bas et restait à la porte du jardin jusqu'au moment où la voiture disparaissait.

Un vendredi soir, il était allé chercher Françoise au bureau de Bulnakof, et le dimanche suivant, elle lui demanda de la ramener chez elle en voiture. Il profita de la situation, la rassura et promit :

— Oui, oui, tout de suite, tout de suite.

Puis ils firent l'amour encore une fois. Elle voulait s'en aller rapidement, mais il la séduisit, et elle trouva ça tellement agréable qu'elle ne trouva pas le courage de partir. Elle finit par le supplier de lui faire l'amour, pas pour s'en débarrasser et partir, mais parce qu'elle en mourait d'envie. Et lorsqu'elle atteignit l'orgasme, elle cria de bonheur. Sur le chemin du retour, elle se blottit contre lui, lui dit mille mots tendres, tout en lui demandant de rouler plus vite.

— Oh mon Dieu, je vais arriver trop tard, mais qu'est-ce qui m'a pris d'avoir encore envie de toi ?

Il n'arrivait que très rarement qu'il la raccompagne jusqu'à son appartement. Deux pièces communicantes de plain-pied, une salle de bains, une cuisine et une grande chambre qui donnait sur une terrasse. L'appartement était sans âme. Elle est si peu chez elle, pensa Georg. Il fit quelques photos d'elle, bien qu'elle détestât qu'on la photographie : Françoise sur la terrasse en train d'étendre la lessive, devant le frigo, ou sur le divan, sous un dessin d'architecte représentant le fronton d'une église.

— Ça représente quelle église ?

Elle répondit en hésitant :

— C'est la cathédrale de Varsovie où mes parents se sont mariés.

Il ne savait pas grand-chose sur ses parents, elle lui en avait vaguement parlé.

— Quand ont-ils quitté la Pologne ?

— Je ne t'ai jamais dit qu'ils ne vivaient plus à Varsovie.

— Mais vous vous téléphonez de temps en temps, dit Georg, troublé.

La machine à laver s'arrêta, Françoise alla la vider. Georg la suivit.

— Pourquoi es-tu si mystérieuse à propos de tes parents ?

— Pourquoi veux-tu savoir tant de choses sur ma famille ? Tu m'as, ça ne te suffit pas ?

En juillet, Georg organisa une fête. C'était un de ses vieux rêves : inviter tout le monde, tous ceux qu'il connaissait et qu'il pourrait convier — ses parents, ses oncles et ses tantes, ses frères, ses relations de travail, ses anciens copains d'Allemagne et les nouveaux, les Provençaux. Il rêvait que cette fête commence dans l'après-midi, qu'on joue, qu'on danse et que tout se termine tard dans la nuit par un feu d'artifice. Sa famille ne pouvait pas venir et seuls quelques amis allemands se déplacèrent, mais la fête fut joyeuse, et les derniers invités ne partirent qu'au lever du jour. Georg avait tout d'abord voulu faire une surprise à Françoise, puis il pensa qu'elle aussi aimerait inviter ses amis. Françoise rédigea également quelques invitations, l'aida dans les préparatifs, mais lorsque, le matin de la fête, elle se rendit à Marseille pour aller chercher des huîtres fraîches, elle lui passa un coup de fil pour lui annoncer qu'elle devait s'envoler pour Paris pour des raisons professionnelles et qu'elle ne pourrait pas venir. Aucun de ses invités ne se présenta à la fête.

Le lendemain, dans le courant de l'après-midi, Georg s'était installé sur la terrasse avec de vieux amis de Heidelberg pour boire du champagne. Ils venaient de faire une longue promenade. Pendant ce temps, les femmes de ménage du bureau étaient venues pour nettoyer toute trace de la fête. Les amis devaient rentrer chez eux, mais on discutait et on repoussait sans cesse le moment du départ. S'arracher à la douce intimité de ces amitiés fidèles semblait aussi difficile que de quitter la chaleur d'un lit au petit matin. Soudain, la 2 CV verte franchit le sommet de la colline. Georg se leva d'un bond, se précipita vers la porte du jardin et ouvrit la portière de la voiture. Françoise en descendit, vit les amis, les salua, mal à l'aise, se rendit à la cuisine pour ranger dans le frigo les courses qu'elles avait faites et s'y attarda un moment. Puis elle les rejoignit, mais elle semblait lointaine. Gerd l'interrogea sur son séjour parisien et elle éluda la réponse. Walter lui demanda quelle date était prévue pour son mariage avec Georg, et elle rougit. Jan dit que Georg lui avait confié qu'elle venait de Pologne, que lui-même arrivait de Varsovie, qu'il y avait fait ceci et cela, et elle ne répondit rien. Gerd fit encore quelques délicates remarques à propos de l'épreuve difficile que doit représenter, pour la nouvelle petite amie d'un ami, le fait de rencontrer ses anciens amis, et elle n'y prêta aucune attention. Une demi-heure plus tard, les amis de Heidelberg s'en allèrent, et Georg se tenait avec Françoise sur le chemin en train de faire des signes d'adieu, quand elle lui lança :

— Qu'est-ce que tu leur as raconté sur moi ?

— Mais qu'est-ce que tu as, Œil-Brun, qu'est-ce qui se passe ?

Impossible de la raisonner, elle se mit à l'injurier, et sa voix de petite fille devint soudain geignarde et grincheuse, prononçant des phrases qui commençaient toutes par « sérieusement », « il faut que je te dise », « si tu n'arrêtes pas », etc. Il ne savait pas comment réagir, et restait là, devant elle, le visage tout rouge. Le soir, elle lui demanda pardon, cuisina les brocolis qu'elle avait achetés et se blottit dans ses bras.

— Tout à l'heure, j'ai eu le sentiment que vous aviez parlé de moi, que tes amis s'étaient déjà fait une idée de ma personne et qu'ils étaient conditionnés, je suis désolée, j'ai gâché votre après-midi.

Georg comprit : Paris l'avait épuisée. Quand ils se retrouvèrent au lit, elle lui dit :

— Si on allait passer un week-end chez tes amis de Heidelberg, j'aimerais les connaître mieux, ils ont l'air sympa.

Georg s'endormit heureux.