9

Le lendemain, Georg arriva à sept heures au MacIntyre Building. Il avait abandonné le spray pour les cheveux, le fond de teint, le chapeau et le manteau pour se contenter de la moustache et des lunettes de soleil. Il descendit le trottoir d'en face. Chez McDonald's, assis à une table près de la fenêtre, il pouvait surveiller l'entrée de l'immeuble. Le restaurant du coin où l'on servait le petit-déjeuner, des hamburgers et des poulets était aussi une position stratégique intéressante. Mais comme Georg voulait repérer la sonnette que le rouquin allait actionner, il préféra rester juste devant l'immeuble d'en face. Après avoir été dévisagé par tous ceux qui passaient le seuil de cet immeuble, il eut affaire au concierge. Que faisait-il là ? Son amie travaillait au Mclntyre, elle revenait aujourd'hui de voyage et devait se rendre directement à son travail, il ne savait pas à quelle heure, il voulait l'attendre. Chez qui travaillait-elle ? C'était justement ce qu'il ne savait pas, sinon il ne resterait pas là mais lui laisserait un message. Il savait seulement qu'elle travaillait là parce qu'il était venu plusieurs fois la chercher. Pour l'instant elle n'était pas encore arrivée.

— Pourquoi n'allez-vous pas vous renseigner là-bas ?

C'était si évident et lumineux que Georg se trouva à bout d'arguments. Il traversa la rue. Le concierge le suivit des yeux. Georg appuya sur le bouton du bas. Il ne savait pas ce qu'il allait dire ou demander, ne savait pas non plus pourquoi sous les yeux du concierge il ne se contentait pas de s'en aller ou de faire semblant de sonner. L'interphone resta muet. Georg appuya sur le bouton suivant. C'est alors que le rouquin arriva dans la rue. Il marchait vite en balançant ses bras, Georg tourna les talons et partit. Il rassembla tout son courage pour marcher calmement. Il aurait aimé courir, son cœur battait fort. Au bout de vingt mètres, il regarda en arrière, et ne vit ni rouquin ni concierge.

Ce soir-là, Helen l'emmena à un match de base-ball, les New York Yankees contre les Cleveland Indians. De l'extérieur déjà, le stade lui parut immense. Mais quand ils eurent pris les escalators, les rampes et les escaliers pour rejoindre leurs places, il sembla à Georg qu'ils étaient assis au sommet d'un gigantesque cratère dont un versant était effondré. La tribune supérieure descendait en pente raide, en dessous, comme sous un balcon, une autre tribune s'étendait en pente douce jusqu'aux limites du terrain. C'est là que se trouvaient pitcher, catcher, batter et tous ceux que Helen lui énumérait, tout petits, comme des jouets. Là où le bord du terrain, en forme d'arc de cercle, n'était plus bordé par des tribunes mais par une rangée de panneaux et d'écrans publicitaires, Georg vit les immeubles du Bronx noyés dans le ciel du soleil couchant.

Helen lui expliquait les choses très clairement, et Georg put suivre la partie. Le pitcher lance au catcher, et le batter, seul contre tous, doit essayer de toucher la balle avec sa batte, de l'envoyer loin et de courir jusqu'à un certain endroit avant que la balle ne soit lancée et rattrapée au même endroit. Le match s'arrêtait sans cesse, les joueurs étaient remplacés et changeaient de poste, les balles étaient lancées et attrapées dans une atmosphère joyeuse et détendue, comme s'il s'agissait d'une séance d'entraînement ou de loisir. Le public encourageait, maudissait, applaudissait et criait, mais ne se déchaînait pas, ne cassait rien et il n'y avait aucune violence. On vendait des hot-dogs, des cacahuètes et de la bière. On dirait un pique-nique, pensa Georg ; il avait passé son bras autour de l'épaule de Helen, et il tenait dans l'autre main son gobelet en carton ; il se sentait bien.

— Ça te plaît ?

Elle le regardait en riant.

Parfois la balle montait tout droit et très haut en l'air dans la lumière des projecteurs, dessinant un cercle blanc sur le ciel sombre. Une mouette traversa le stade dans la lumière. Sur l'écran on présentait les joueurs et on projetait certaines séquences de jeu, au ralenti. Entre-temps, les caméras filmaient le public.

— Où c'est, ça ? demanda Georg à Helen.

— Quoi ?

— Là, sur l'écran, où se trouvent les gens ?

Il avait vu Françoise, son visage, son visage. Maintenant la caméra montrait une famille, un gros bonhomme avec la casquette des New York Yankees, en train de rire. Deux filles noires, qui découvrirent la caméra, lui firent des signes. Tout cela en l'espace de quelques secondes.

— Ce sont les gens dans le stade.

Elle ne comprenait pas.

— Mais où dans le stade ? Là en bas, en haut ? Où sont les caméras ?

Il se leva et descendit les escaliers en courant. Elle devait être assise en bas, la caméra avait montré des rangées de personnes assises presque au niveau du sol. Georg trébucha, faillit tomber, se rattrapa, continua à courir. Un couloir transversal, une rambarde, des vigiles avec des casquettes rouges, des chemises et des pantalons bleus qui se tenaient devant les escaliers : ici se trouvaient les meilleures places. Georg sauta par-dessus la rambarde, enjamba trois rangées de sièges vides, courut sur la droite en direction de l'escalier suivant et descendit encore plus bas. Il avait contourné le vigile, mais faisait maintenant plus attention. À nouveau, des escaliers raides, à nouveau Georg se mit à courir et à gagner la balustrade suivante. En contrebas, les rangées de sièges étaient occupées, il chercha une issue vers les autres escaliers, à droite et à gauche, aperçut le vigile. Donc il fallait passer par-dessus la balustrade, enjamber un siège vide, traverser la rangée, passer par-dessus le dossier d'un autre siège vide, et ainsi de suite, pour parvenir à descendre un nouvel escalier. Il se retrouva en bas de la tribune supérieure. Et les joueurs étaient encore loin en dessous de lui. Françoise portait du rouge, non ? Un chemisier ? Son regard erra dans les rangées, vit partout du rouge, ne put distinguer les hommes des femmes, des vestes, des pulls et des chemisiers.

— Françoise !

Il criait et les spectateurs autour de lui, ayant remarqué sa présence, prirent plaisir à le voir s'agiter et hurler et ils reprirent en chœur : « Françoise ! » et puis encore plus fort : « Françoise ! »

Lorsque les vigiles débarquèrent, il les accompagna sans faire de difficultés. Il n'avait pas vu une seule tête se lever à son appel. Les vigiles furent gentils, il lui demandèrent son ticket et le reconduisirent à sa place à la tribune supérieure. Helen l'y attendait.

— Je suis désolé, mais je dois descendre tout en bas.

— C'est le dernier inning. S'il n'y a pas de miracle, les Indians vont perdre dans deux minutes.

Il ne l'écoutait même pas.

— Je suis vraiment désolé, je dois y aller.

Il se dirigea vers le couloir qui conduisait vers l'intérieur de la tribune aux rampes et aux escaliers. Elle resta à ses côtés.

— Il s'agit d'elle ? Tu l'as vue, tu l'as appelée ? Tu l'aimes tant ?

— Est-ce que tu sais comment je peux faire pour descendre jusqu'en bas ?

Il marchait de plus en plus vite. Toujours plus bas.

— C'est fini, le match est terminé. Écoute donc !

Il s'immobilisa. Des applaudissements résonnèrent dans le stade et parmi les spectateurs, on scandait : « Yanks, Yanks. » En quelques secondes, les gens avaient envahi les couloirs, les rampes et les escaliers.

— Mais je dois…

— Il y a quarante mille personnes dans le stade.

— Quarante mille dans un stade, c'est toujours mieux que des millions à New York, s'obstina-t-il, incapable pourtant de résister au flux de la foule pour argumenter avec Helen.

Ils furent entraînés vers le bas et recrachés dans la rue. En se dirigeant vers le métro et, ensuite, en parcourant les couloirs, dans le métro, Georg regardait tout autour de lui.

— Qu'aurais-tu fait si… Je veux dire… Si tu la retrouves, qu'est-ce que tu fais ?

Ils étaient maintenant devant l'immeuble de Helen et elle jouait avec les boutons de la chemise de Georg.

Il était incapable de donner une réponse. Il avait déjà tout imaginé : sa brusque colère, son départ hautain, puis une réconciliation houleuse et pleine de réserve.

— Tu veux à nouveau vivre avec elle ?

— Je…

Il s'interrompit.

— Quand il faut se battre comme ça pour quelqu'un, c'est mauvais signe. D'abord tu crois que la posséder c'est le paradis sur terre. Mais après… Comment elle va te rendre ce que tu as souffert pour elle ? Et pourquoi devrait-elle te le rendre ? Elle te l'a demandé ?

Son regard exprimait simplement la tristesse.

— Tu peux m'appeler quand tu veux.

Elle l'embrassa sur la joue et partit.

Georg s'acheta une bière et s'assit sur un banc du Riverside Park. Il ne savait pas comment poursuivre son projet. Demain, se dit-il, demain je déciderai. Ou ça se décidera tout seul. Demain, peut-être, ce sera le temps des bonnes décisions. Peut-être sommes-nous incapables de prendre les bonnes décisions, mais peut-être qu'elles coulent de source.