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Georg rentrait chez lui. À Aix-en-Provence, il quitta l'autoroute pour prendre la route nationale. De Marseille à Aix, il n'y pas de péage, mais d'Aix à Pertuis oui. De quoi se payer un paquet de cigarettes.

Georg en alluma une. Son voyage à Marseille n'avait servi à rien. Le patron du cabinet de traductions qui lui donnait parfois du travail n'avait rien pour lui.

— Je vous ai déjà dit que je vous appellerai quand j'aurai quelque chose à vous proposer. En ce moment, on n'a rien.

M. Maurin avait le regard soucieux, il disait sans doute la vérité. Il était propriétaire de l'affaire, mais il dépendait des commandes de Mermoz S.A., les Industries aéronautiques toulonnaises. Quand un projet européen de construction d'hélicoptère de combat — dont Mermoz S.A. assurait la part française — était compromis, Maurin se retrouvait sans rien à faire. À moins que, une fois encore, Maurin n'ait tenté de négocier des tarifs plus élevés, et que, par mesure répressive, on ne lui ait pas donné de travail. Ou que Mermoz ait fini par mettre sa menace à exécution et engagé ses propres traducteurs.

Sur la route montante qui conduisait vers l'arrière-pays aixois, le moteur se mit à tousser et la voiture à caler fréquemment. Georg était en sueur. Oh non, pas ça, pas ça. Il avait acheté cette vieille Peugeot trois semaines auparavant, lorsque ses parents étaient venus de Heidelberg pour le voir et qu'ils lui avaient donné de l'argent.

— Si tu en as vraiment besoin pour ton travail…

Son père lui avait dit ça en glissant deux mille marks dans la boîte posée sur le buffet, où Georg rangeait son pécule.

— Tu sais bien que maman et moi, nous ne refusons jamais de t'aider. Mais depuis que je suis à la retraite et que ta sœur a un enfant…

Et Georg avait dû subir l'éternel discours… Ne lui était-il pas possible de trouver un autre travail, plus proche de chez lui, plus satisfaisant, quelles raisons l'avaient poussé à quitter son cabinet d'avocats à Karlsruhe, pourquoi ne pas rentrer en Allemagne maintenant que son histoire avec Hanne était terminée, voulait-il laisser tomber ses vieux parents, n'y avait-il pas autre chose dans la vie que de penser seulement à soi-même, etc.

— Tu veux que ta maman meure dans la solitude ?

Georg sentit la honte l'envahir quand il se rendit compte que, au fond, tout ce que son père lui disait le laissait indifférent, et que le plus important, pour lui, c'était les deux mille marks qu'il avait reçus.

Le réservoir d'essence était presque plein et Georg avait récemment remis de l'huile et changé le filtre. Logiquement, il ne devait pas y avoir de problème. Tout en continuant sa route, Georg écoutait son moteur comme une mère guette le souffle de son enfant fiévreux. La voiture ne toussait plus. Mais une espèce de martèlement ? Un petit frottement, un grincement ? Pendant trois semaines, Georg avait été content de conduire sans craindre la moindre panne. Et maintenant c'était parti. Georg s'arrêta à Pertuis, fit des courses au marché et but une bière dans un bar. On était au début du mois de mars, il n'y avait pas encore de touristes. Le stand de produits locaux, herbes de Provence, miel, savon, essence de lavande, qui, en été, était constamment assailli par des Allemands et des Américains, était déjà démonté. D'autres marchands avaient rangé leurs produits dans des cageots. Les nuages étaient lourds et il faisait chaud. Le vent se leva, secouant les toiles des stands. Ça sentait la pluie.

Georg s'appuya contre l'embrasure de la porte, à l'entrée du bar, son verre à la main. Il portait un jean, une veste en cuir brun râpé sur un pull bleu, et une casquette de couleur sombre. Il paraissait détendu, de loin on aurait pu le prendre pour un jeune paysan qui venait de faire son commerce au marché et prenait l'apéro. De près, son visage avouait des rides profondes, sur le front et autour de la bouche, un sillon marquait son menton, et il avait les yeux fatigués. Georg enleva sa casquette et se passa la main sur la tête. Ses cheveux s'étaient éclaircis. Ces dernières années, il avait pris un coup de vieux. Autrefois, il portait une barbe et on lui attribuait un âge variant entre vingt-cinq et quarante ans. Maintenant il en faisait nettement trente-huit et même davantage.

Les premières gouttes se mirent à tomber. Georg se réfugia à l'intérieur du bar où il aperçut Maurice, Yves, Nadine, Gérard et Catherine. Eux aussi se débrouillaient tant bien que mal, en faisant des petits boulots, en vivant aux crochets de leur femme ou de leur copine, de leur copain ou de leur mari, selon les cas. Gérard et Catherine étaient les mieux lotis, il tenait un petit restaurant à Cucugnan, et elle était libraire à Aix. Lorsque la pluie se mit à tomber vraiment et que chacun paya sa tournée de pastis, Georg se sentit apaisé. Il finirait bien par y arriver, et eux aussi. Deux ans s'étaient écoulés depuis qu'il avait quitté Karlsruhe, et il ne s'était jamais laissé aller. Il avait digéré sa séparation d'avec Hanne. Quand il s'engagea sur la route grimpante qui délimite la vallée de la Durance au nord, le soleil se mit à percer. Du sommet, on pouvait voir la vaste dépression où viennent mourir les derniers contreforts du sud du Luberon, les vignobles, les vergers et les cultures maraîchères, un étang, des fermes isolées, des bourgades, pas plus grandes qu'un village, mais pourvues d'un château ou d'une grande église ou encore de fortifications en ruine. Un monde miniature, comme ceux dont on rêve dans l'enfance, et qu'on s'amuse à reproduire avec ses jeux de construction. Georg aimait ce paysage, en automne et en hiver, quand tout est brun et que la fumée s'élève des cheminées et recouvre les champs. Et maintenant, il se réjouissait de le contempler dans sa verdeur printanière et dans une lumière d'été. Le soleil se réfléchissait sur l'eau de l'étang et sur les serres. Il arriva à Ansouis, petite ville fortifiée solidement accrochée à un sommet. Après avoir franchi une allée de cyprès et un pont de pierre élevé, on arrivait au château. Georg passa sous le pont, tourna une première fois à droite, continua à rouler sur quelques mètres, puis tourna de nouveau à droite, s'engageant sur un chemin caillouteux envahi par la végétation. Sa maison se trouvait en plein milieu des champs, juste avant Cucugnan.